Au mois de février de l’an passé a paru chez Vrin, dans la collection de poche « Histoire de la philosophie », un petit ouvrage consacré à un élément très spécifique de la pensée de Heidegger : Heidegger inédit 1929-1930, L’inachevable Être et temps, avec une couverture très bien faite qui reproduit une photo de Heidegger en tenue de ski à Davos.
A : Présentation de l’auteur et intention de l’ouvrage
François Jaran est un jeune spécialiste de la pensée de Heidegger, qui a soutenu il y a quelques années une thèse de doctorat à l’université de Montréal sous la direction de Jean Grondin consacrée à la problématique de la métaphysique du Dasein chez Heidegger. Après plusieurs séjours post-doctoraux, il enseigne actuellement à l’université de Valence, en Espagne1. La thèse a été publiée en 2010 chez l’éditeur roumain à vocation internationale qu’est Zetabooks, avec une préface de Jean Grondin : La métaphysique du Dasein (1927-1930). Heidegger et la possibilité de la métaphysique, Bucarest, Zeta Books, 20102.
Le lien entre la thèse et l’ouvrage de 2012 est clair. La thèse vise à expliciter le projet heideggérien d’une métaphysique du Dasein qui apparait en 1928 dans le cours du semestre d’été consacré à Leibniz pour disparaître ensuite en 1930 dans le cours d’hiver consacré à Hegel. La thèse et l’ouvrage de 2012 couvrent donc à peu près la même période et visent tout deux à élucider ce projet et son abandon. Ce petit ouvrage peut sans doute être considéré comme un appendice à la thèse, car il n’a pas tout à fait la forme et le propos d’une thèse.
L’objectif est donné dans le titre, Heidegger inédit. Il s’agit de donner à lire aux lecteurs français des textes encore inédits, comme le précise la présentation qui ouvre l’ouvrage. En effet, le tome 80 des œuvres complètes de Heidegger devrait s’intituler Vorträge, conférences, et regrouper tout un ensemble de textes dont une partie, sept sur vingt-deux, est déjà parue en français, comme les Conférences de Cassel de 1925, Langue de la tradition et langue de la technique ou encore L’Europe et la philosophie allemande, parue dans le dernier numéro de la revue Philosophie. Le fait que ces conférences aient été publiées laisse donc espérer qu’avec l’ouvrage Heidegger inédit il en soit de même pour de nouvelles conférences prononcées en 1929 et 1930. Or, c’est là une première déception en découvrant l’ouvrage, les textes en questions ne sont pas rendus publics. Ce n’est sans doute pas du fait de l’auteur ; il dut y avoir un désaccord sur la publication des textes entre les éditeurs qui n’est pas expliqué dans la présentation. Il faut donc se contenter de paraphrases sans aucune citation de la part de l’auteur qui, lui, a pu consulter les manuscrits originaux des conférences.
Conformément au projet d’analyser le court moment où Heidegger assume le caractère métaphysique de sa pensée en intitulant “métaphysique du Dasein” ce qu’il appelait dans Sein und Zeit analytique existentiale et ontologie fondamentale, l’ouvrage entend livrer au public le contenu de quatre conférences inédites qui correspondent à l’apparition puis à la disparition de ce projet.
Tout d’abord, Philosophische Anthropologie und Metaphysik des Daseins, donnée le 24 janvier 1929. Ensuite, Hegel und das Problem der Metaphysik, donnée le 22 mars 1930. Puis, Des heiligen Augustinus Betrachtung über die Zeit. Confessiones lib. XI, donnée le 26 octobre 1930. Enfin, Philosophieren und Glauben. Das Wesen des Warheit, donnée le 5 décembre 1930.
L’intention de l’ouvrage est donc d’en présenter le contenu au lecteur français, puisqu’il n’est pas possible pour lui d’accéder au texte original, qui de toute façon n’est pas non plus disponible en allemand : « L’étude ici présentée souhaite rendre accessible le contenu de ces conférences données entre janvier 1929 et décembre 1930 afin de bien cerner le moment charnière que représente l’abandon du projet de l’ontologie fondamentale, projet qui trouve son origine dans l’herméneutique de la facticité et qui se prolonge dans la métaphysique du Dasein » (p. 11). Pour faire le lien entre les différentes conférences, l’auteur donne à son ouvrage un tour biographique en s’appuyant sur la correspondance de Heidegger, abondamment citée, pour présenter les événements qui les entourent, comme la fameuse rencontre de Davos avec Cassirer, la rédaction et la parution de Kant et le problème de la métaphysique, les rapports distendus avec Husserl ou encore la nomination refusée à l’université de Berlin. Ces développements constituent comme autant de pauses plus légères conceptuellement entre les difficiles analyses des conférences qui rendent la lecture de l’ouvrage très agréable, d’autant plus qu’il est agrémenté de riches illustrations inédites comme des photographies de Heidegger en tenue de ski à Davos, des reproductions d’une page du manuscrit des conférences, d’un portrait de Heidegger réalisé à l’été 1930 ou encore d’un article de journal annonçant son arrivée à Brême.
L’intervalle annoncé par le titre, 1929-1930, ne correspond pas tout à fait au développement de la métaphysique du Dasein, qui fait pourtant l’objet de l’ouvrage, et l’auteur le souligne lui-même (« l’interlude métaphysique avait débuté plus tôt » p. 8), ce qui donne un caractère arbitraire à la dite intervalle. Il nous semble qu’un premier chapitre faisant le point sur l’année 1928 n’eût pas été de trop, tout particulièrement pour analyser l’apparition des termes « métaphysique du Dasein » et leur lien avec la problématique de la mé-ontologie dans le cours du semestre d’été 1928, c’est-à-dire l’au-delà de l’ontologie fondamentale qui revient vers l’étant depuis le sens de l’être qu’elle a élucidé pour pouvoir fonder une anthropologie philosophique, en lien avec les recherches de Max Scheler auquel il est rendu hommage, ce qui est justement aussi le propos de la première conférence de 1929 ici présentée.
Le livre est organisé en deux parties d’inégale longueur, dans la mesure où seule la première des quatre conférences a été donnée en 1929, chaque partie correspondant au développement de la pensée heideggérienne sur une année.
B : L’anthropologie philosophique et la métaphysique du Dasein
L’année 1929 est placée sous le signe du débat avec l’anthropologie philosophique de Max Scheler, l’enjeu étant de s’en démarquer afin de répondre aux premières mésinterprétations de Sein und Zeit qui escamotent la problématique du sens de l’être pour le comprendre comme une anthropologie ayant sa finalité en soi. C’est contre cette interprétation anthropologisante que Heidegger reformule le projet de l’ontologie fondamentale en termes de métaphysique du Dasein depuis l’année 1928. Telle est la finalité de la première conférence inédite présentée par l’auteur : L’anthropologie philosophique et la métaphysique du Dasein, présentée le 24 janvier 1929 à Francfort à la Kantgesellschaft.
Dans la mesure où le but de l’ouvrage est de présenter le contenu de ces conférences inédites, c’est-à-dire d’en fournir une paraphrase fidèle, qui permette au lecteur de s’en faire une idée sans passer par le filtre d’une interprétation trop personnelle qui les déformerait, nous ne ferons pas ici une paraphrase de la paraphrase. Evoquons tout de même rapidement le mouvement et le propos de la conférence.
Heidegger y oppose deux tendances de la philosophie actuelle, l’anthropologie et la métaphysique, la première renvoyant essentiellement à Scheler auquel il rend hommage, la seconde étant celle dont il se revendique dès lors qu’on la comprend authentiquement comme métaphysique du Dasein. La première pose la question « qu’est-ce que l’homme ? », la seconde « qu’est-ce que l’étant comme tel ? ». L’enjeu pour Heidegger est de penser la coappartenance de ces deux questions et, par suite, la manière dont ces deux tendances doivent être correctement articulées. Heidegger repart de l’essai de Max Scheler de 1915, Zur Idee des Menschen pour souligner l’anthropologisme de cette position qui, en fixant la philosophie sur l’idée de l’homme, lui fait oublier sa question fondamentale, celle qui appartient à l’essence de la philosophie et qui peut seulement rendre possible quelque chose de tel qu’un questionnement sur l’essence de l’homme. Il y a une question fondamentale où s’enracinent toutes les autres, y compris la question anthropologique, et c’est à la métaphysique qu’il revient de la poser. Celle-ci porte, non sur l’essence de l’homme, en tant que fait empirique mondain, mais sur l’essence du Dasein, et c’est l’occasion pour Heidegger de réfuter la mécompréhension qui anthropologise le Dasein à l’excès. Car si ce dernier est bien notre être, il désigne cependant la dimension ontologique de l’homme, la compréhension de l’être par laquelle nous découvrons de l’étant en tant qu’étant, et non l’homme comme être physique ou biologique ou sociologique. Mais pourquoi la philosophie porterait-elle sur le Dasein ? Heidegger le montre en repartant de l’idée de philosophie comme théorie de la connaissance, pour montrer comment elle implique un questionnement sur l’être de l’étant à connaître. Sa question fondamentale est donc la question de l’être, mais l’être ne se donne à comprendre que s’il y a compréhension de l’être, ce qui appartient au Dasein et à lui seul. Poser cette question implique de s’appuyer sur cette compréhension, de sorte que la philosophie doit s’accomplir comme métaphysique du Dasein. Heidegger livre alors quelques tâches de cette métaphysique déjà exposés dans ses cours : élucider ce qui rend possible cette compréhension de l’être, à savoir le phénomène fondamental de la transcendance par lequel le Dasein dépasse l’étant vers l’ouverture du monde, ou encore élucider le caractère temporel de la compréhension de l’être. La métaphysique du Dasein réunit la tendance anthropologique et la tendance métaphysique en montrant qu’elles ne se réalisent qu’ensemble, l’une par l’autre.
Comme le souligne l’auteur, la longue introduction au cours du semestre d’été 1929 donné quelques moi après la conférence, Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problemlage der Gegenwart, reprend cette opposition de deux tendances, l’anthropologie et la métaphysique, pour les réconcilier dans la métaphysique du Dasein. Mais la dimension inédite du propos heideggerien dans cette conférence en est réduite, nous semble-t-il, dans la mesure où ce cours est disponible en allemand depuis 1997, mais certes toujours pas en français.
Avant de passer à la seconde conférence sur Hegel, l’auteur livre un récit de l’année 1929 proprement biographique. Les rencontres de Davos font l’objet d’un chapitre reprenant l’histoire de l’invitation de Heidegger, de sa confrontation célèbre avec Cassirer autour de Kant qui culmine dans la présentation de sa thèse selon laquelle l’imagination transcendantale est la racine cachée de la sensibilité et de l’entendement. C’est après ces rencontres que Heidegger a décidé de se lancer dans la rédaction d’un ouvrage sur Kant qui fut finalement Kant et le problème de la métaphysique, dont l’auteur nous apprend qu’il fut sans doute rédigé en à peine trois semaines, et qui a pour fonction de constituer une introduction historique à Sein und Zeit. C’est aussi l’année de la parution d’un volume de contributions offertes à Husserl, dont le texte important de Heidegger, De l’essence du fondement, importance tenant pour l’auteur dans le « phénomène de la transcendance du Dasein, phénomène à peine mentionné en 1927 » (p. 56-57). Cette dernière affirmation nous étonne, à moins qu’il faille seulement entendre « en 1927 » par « dans Sein und Zeit », dans la mesure où la transcendance fait l’objet d’une très longue analyse dans le cours du semestre d’été 1927, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie. L’auteur relate les rencontres de Heidegger à Todnauberg lors de l’été, puis le travail sur le fond Max Scheler, la préparation de la conférence Was ist Metaphysik ? ainsi que du cours du semestre d’hiver sur l’ennui et l’animalité.
C : Hegel et le problème de la métaphysique
La deuxième section de l’ouvrage, sobrement intitulée « 1930 », s’ouvre sur la conférence sur Hegel. Le propos est déjà en partie développé dans le cours du semestre d’été 1929 où Heidegger s’explique avec l’idéalisme allemand. Le titre de la conférence donnée à Amsterdam le 22 mars 1930 est intéressant dans la mesure où il constitue l’exact parallèle de l’ouvrage sur Kant. Kant et Hegel sont mis en opposition, Heidegger se reconnaissant dans le premier, celui qui a su voir le problème de l’articulation de l’être et du temps dans le problème du schématisme, qui est proprement le sens temporel des catégories de l’être de l’étant. Kant a su aussi, dès les premières lignes de son esthétique transcendantale, souligner la finitude essentielle de l’homme en tant qu’il est assigné à un donné empirique qu’il ne saurait produit par la spontanéité de son entendement. A l’inverse, la figure de Hegel constitue un véritable repoussoir, ce dernier dépréciant le fini et le temps au profit d’une pensée de l’absolu s’infinitisant et en lui-même éternel avant sa chute dans le temps sous la figure de la nature et se reprenant hors du temps dans l’esprit absolu et dans la philosophie.
Ce qui intéresse Heidegger dans la figure de Hegel, c’est de le penser comme étant le point d’aboutissement de la métaphysique, son accomplissement (Vollendung). Le propos peut ici surprendre celui qui connait le chemin heideggérien et la postérité qui sera donné à cette notion de Vollendung der Metaphysik. Comment Heidegger peut-il passer sans transition de Hegel à sa propre démarche en oubliant Nietzsche ? C’est l’explicitation avec cet auteur dans les années trente qui sera précisément le signe que c’est Nietzsche qui est le véritable accomplissement de la métaphysique, mais que cette dernière s’accomplit comme nihilisme, de sorte qu’elle appelle à un dépassement, dont il n’est pas encore question en 1930, où Heidegger assume encore son projet comme proprement métaphysique.
La lecture de Hegel est ici critique : ce dernier aurait cru dans la Phénoménologie de l’esprit reprendre toutes les étapes de la métaphysique pour les surmonter dialectiquement et ainsi devenir l’accomplissement authentique de toute la métaphysique, mais se serait fourvoyé dans un déni de la question fondamentale qu’est la question de l’être. La Science de la logique, en tant qu’elle interroge l’être purement indéterminé, serait pourtant l’accomplissement du projet aristotélicien d’une science de l’étant en tant qu’étant. Certes, mais il faut distinguer selon Heidegger la question directrice de la métaphysique de sa question fondamentale. Directrice, une question l’est en tant qu’elle dirige, qu’elle donne à la métaphysique sa direction, et ce depuis son inauguration grecque. Fondamentale, une question l’est en tant qu’elle rend possible le questionnement métaphysique. Or, cette dernière, plus originaire, est oubliée dans la mise en avant de la première. On reconnait là la figure de l’oubli de l’être dans l’orientation sur l’étant. Le sens de l’être est déterminé à partir du temps comme praesentia, une présence constante, celle de l’ousia aristotélicienne, cette détermination de l’être comme Vorhandenheit étant implicite, de sorte que la question fondamentale du sens de l’être dans sa liaison au temps ne fait plus problème. Sein und Zeit devient ici le titre d’un problème, plus que d’un ouvrage : das Sein-und-Zeit-problem. L’erreur de Hegel serait de demeurer sans s’en rendre compte dans cet oubli : l’être n’est pas lié au temps, il est éternel et est donc toujours compris comme présence constante. Il échoue donc à accomplir véritablement la métaphysique occidentale et c’est à la métaphysique du Dasein qu’il revient de le faire en mettant au jour la question fondamentale de la métaphysique. Cette dernière, en tant que métaphysique de la finitude et de la temporalité du Dasein, se tient au plus loin de la métaphysique hégélienne de la subjectivité infinie de l’Absolu.
A la différence des trois autres conférences de Heidegger, celle-ci est abondamment citée par François Jaran, ce qui est une bonne chose pour le lecteur, mais il semble que s’il puisse le faire, c’est qu’en réalité une traduction en a déjà été publiée en 2001 dans un volume d’hommage à François Fédier. Par là-même, la dimension inédite de la conférence ne va plus de soi, puisque le lecteur français y a accès depuis plus de dix ans.
La transition avec la troisième conférence est faite par le récit de la proposition de nomination à Berlin reçue par Heidegger le 23 mars 1930 et de la polémique qui s’ensuit et contribue sans doute à son refus.
D : La considération de saint Augustin sur le temps
Heidegger effectue un séjour au cloître de Beuron pour se retirer et travailler au calme lors de l’automne 1930. Il donne une conférence sur saint Augustin le 26 octobre en remerciement de l’accueil reçu de la part des moines.
C’est la première fois que Heidegger professe une leçon sur Augustin depuis le cours de l’été 1921 dont nous avons recensé la traduction l’an passé[ [cf. la recension ici [/efn_note], de sorte que la dimension inédite est ici plus alléchante. Cependant, on sera déçu si on pense y trouver une interprétation révolutionnaire qui livrerait quelque clé que ce soit sur l’œuvre d’Augustin ou sur celle de Heidegger. En effet, et c’est sans doute le fait que son public soit constitué de religieux, non de philosophes étudiant la phénoménologie et familiers de Sein und Zeit, qui l’explique, la leçon semble clairement scolaire. Le propos est très classique, exposant d’abord la formulation du problème du temps dans la Physique d’Aristote, puis sa reprise augustinienne dans le onzième livre des Confessions. C’est la fin de la conférence, qui aborde le triple présent et la distension de l’âme, qui nous semble plus intéressante. Les trois formes du présent sont interprétées comme des manières d’avoir-là (das Da-haben) le passé, le présent et l’avenir, ce qui souligne le lien, nous semble-t-il, avec la Vohandenheit, saint Augustin se tenant encore dans cette détermination implicite et traditionnelle de l’être. La suite traduit la distentio par les termes de Gestrecktheit, puis d’Erstrecken et d’Erstrecktheit, ce qui semble évoquer la Gespannheit, l’étirement du temps de la quotidienneté qu’il évoquait dans Sein und Zeit, comme si Augustin avait entrevu la dimension proprement extatique de la temporalité humaine. Heidegger souligne alors le passage dans l’avant dernier chapitre du livre XI de l’être-distendu dans le temps à l’être-tendu vers ce qui est en avant, l’éternité de Dieu. La distensio pourrait donc se modifier selon deux modalités. Dans la première, elle se disperse dans le temps, selon les modalités du passé, du présent et de l’avenir. Dans la seconde, elle se reprend hors de la dispersion en se tenant rassemblée devant Dieu, tendue vers ce qui est en avant, non plus l’avenir mais l’éternité, passant de la distentio à l’adtensio. Cette opposition de la dispersion et du rassemblement de soi, Heidegger l’avait déjà vue dans le livre X et analysée dans son cours de 1921, nous l’avions montré dans notre recension. Il retrouve la même opposition ici dans le livre XI, mais tout l’intérêt est qu’il dégage ici de deux manières pour l’âme d’être temporelle, comme si Heidegger lisait à même saint Augustin l’opposition développée dans Sein und Zeit entre l’inauthenticité et l’authenticité en tant que deux temporalisations de la temporalité au sein d’une unité extatique qui articule différemment les trois extases, l’une rendant possible la dispersion de soi dans la préoccupation quotidienne, et l’autre rendant possible la reprise de soi hors de la perte depuis l’avenir fini de la mort. Cette manière d’être authentique avancée ici par Augustin est explicitement interprétée par Heidegger comme ex-sistere qui est un « se tenir hors de », ce qui souligne bien qu’Augustin entrevoit la dimension extatique de la temporalité. Ce dernier aurait déjà aperçu que le temps, comme distentio, est ce qui rend possible l’être de l’homme comme existence. Le passage de la question Quid est homo ? dans les livres I à X des Confessions à la question Quid est tempus ? dans le livre XI soulignerait, à la manière de Sein und Zeit, que tempus est ce qui rend possible homo. Mais parce que la conférence comme discours est elle-même une dispersion dans la multiplicité, il faudrait se ramener là aussi hors de cette dispersion dans le rassemblement d’un questionnement silencieux. C’est dans le silence et la réserve (Verhaltenheit), terme voué à une grande fortune dans les Beiträge, que l’on comprendrait le mieux l’essence du temps, et l’on peut voir là un écho à la détermination de la Verschwiegenheit, la réserve silencieuse, comme modalité authentique du discours dans Sein und Zeit.
Pour effectuer la transition vers la quatrième conférence, l’auteur montre comment le cours d’été contient les dernières occurrences du syntagme « métaphysique du Dasein », le cours du semestre d’hiver, consacré à une lecture de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, voyant l’apparition du terme « onto-théo-logie », lui aussi promis à une grande fortune à l’avenir, pour caractériser la structure de la métaphysique, de sorte que Heidegger ne cherchera plus à l’accomplir, mais bien à en effectuer le dépassement qui s’effectue déjà implicitement dans la conférence Vom Wesen der Warheit qui occupe Heidegger depuis l’été 1930.
E : Philosopher et croire. L’essence de la vérité
Heidegger est invité par son ancien collègue de Marbourg et toujours ami Rudolf Bultmann à donner une conférence le 5 décembre 1930 lors de son séminaire devant ses étudiants en théologie. Le titre « Philosopher et croire » semble n’être qu’un prétexte pour justifier sa présence dans ce séminaire pour théologien, car en vérité Heidegger reprend le texte de la conférence De l’essence de la vérité, déjà prononcée en juillet puis en octobre. Cette conférence n’est donc pas inédite, puisqu’elle est parue en 1943 en allemand, et fut traduite en français dès 1948. Cependant, cette dernière traduction reprise dans Questions I est passablement catastrophique sur bien des points, de sorte que la présentation qu’en fournit ici François Jaran peut la rendre tout à fait intelligible au lecteur français. Cette conférence est décisive, car c’est traditionnellement avec elle que l’on situe la fameuse Kehre, le Tournant de la pensée de Heidegger d’une ontologie fondamentale enracinée dans une analytique existentiale du Dasein à la méthode phénoménologique dans une pensée de l’histoire de l’être s’ouvrant à l’homme comme vérité de l’être selon une appropriation de l’être à l’homme et de l’homme à l’être appelée Ereignis.
Après avoir rappelé la détermination traditionnelle de la vérité comme adaequatio, Heidegger, comme il l’avait déjà fait au § 44 de Sein und Zeit, revient sur le sens plus originaire de la vérité qui rend seulement possible le sens traditionnel et dérivé : pour qu’il y ait adéquation de l’énoncé à l’étant, encore faut-il que ce dernier soit manifeste, et c’est cette découverte de l’étant que vise l’aléthéia grecque. Mais ce qui rend manifeste est l’homme lui-même, qui dans son comportement à l’égard de l’étant, le dévoile de telle ou telle manière, c’est-à-dire le libère. Il y a là un sens originaire de la liberté comme libération de l’étant comme étant qui rend possible la vérité, de sorte que « l’essence de la vérité est la liberté » (p. 134). La libération de l’étant en tant qu’étant signifie le rendre manifeste, le laisser-être, c’est-à-dire encore l’amener hors-retrait, de sorte que la vérité signifie l’Unverborgenheit, le non-retrait de l’étant, terme qui est une transposition en allemand de l’aléthéia grecque. Mais l’homme ne peut libérer l’étant à lui-même, à son être, que parce qu’il transcende l’étant vers l’être, cette ouverture de l’être rendant possible de manifester l’étant. C’est ici que les considérations de Heidegger dépassent proprement ce qui a été établi dans le § 44 de Sein und Zeit, puisqu’il affirme que cette ouverture est proprement historique et que le fondement de l’histoire est à trouver dans la naissance de la philosophie grecque qui a laissé l’étant se manifester comme physis. On trouverait là comme la première pensée par Heidegger de l’histoire de la vérité de l’être se donnant tout en se retirant de diverses façons à chaque époque de cette histoire. Cependant, il nous semble que le tournant n’est pas encore tout à fait effectif, dans la mesure où cette histoire est ici initiée par les penseurs, alors que l’histoire de l’être dont il sera plus tard question est toute entière à l’initiative de l’être lui-même, l’homme se contenant d’y être jeté par l’être. Il nous semble que ce que dit Heidegger ici est au fond encore compatible avec la détermination de la compréhension de l’être comme historique dans Sein und Zeit, et c’est bien cette historicité qui fait que la philosophie a besoin d’une destruction phénoménologique de la manière dont l’être a été compris par les grecs, puis par la philosophie des temps modernes.
Si le Tournant doit intervenir dans cette conférence, et Heidegger l’écrit lui-même à posteriori sur son exemplaire personnel de la conférence, c’est dans le passage de l’essence de la vérité à la non-vérité : « Entre la partie 5 [l’essence de la vérité] et la partie 6 [la non-vérité comme retrait] le saut dans le tournant s’essencifiant comme Ereignis » (p. 140). C’est qu’en effet, dans le dévoilement de l’étant, ce à partir de quoi l’étant se dévoile est voilé. Il s’agit là de ce que Heidegger appelle l’étant dans son ensemble, mais il ne s’agit pas de la somme de tous les étants, mais plutôt un ensemble anticipé par le Dasein et qui l’entoure, et qui n’est pas lui-même un étant, et nous reconnaissons là ce qui a déjà été déterminé comme l’Offenheit, l’ouverture, le monde, le rien, dans les conférences précédentes. L’étant est dévoilé sur fond d’un retrait de cette ouverture que Heidegger appellera plus tard l’être lui-même. Le dévoilement de l’étant est en droit précédé par ce voilement originaire de l’être. Ce voilement est le léthè de l’aléthéia. Dévoiler l’étant, c’est précisément l’arracher à ce voilement originaire. Ce retrait de ce qui se retire est appelé, selon une manière de s’exprimer plutôt poétique et évoquant précisément plutôt le dernier Heidegger que celui de Sein und Zeit, le mystère (das Geheimnis). Il y a là un mystère de l’être, un retrait de l’être sur le fond duquel de l’étant devient manifeste. Le retrait et la manifestation de l’être semblent bien ne plus simplement s’enraciner dans les comportements du Dasein, mais c’est le Dasein lui-même qui est pris dans ce mouvement de retrait de l’être qui tient à l’être lui-même, qui est donc à comprendre au double sens du génitif. La suite de la conférence réinterprète les manières d’exister dégagées par Sein und Zeit, tout particulièrement l’inauthenticité et le mouvement de la déchéance (Verfallen), comme une errance (Irre), rapportée à la non-vérité en tant qu’erreur (Irrtum). L’authenticité consiste à se tenir ouvert au mystère, quand l’inauthenticité se voile le mystère pour s’en tenir à l’étant et à lui seul. La non-vérité prend alors deux sens dans cette conférence. Heidegger affirmait dans le § 44 de Sein und Zeit que le Dasein se tient co-originairement dans la vérité et dans la non-vérité, mais cette dernière signifiait seulement le caractère d’être qu’est la déchéance. Dans la conférence, à cette entente de la non-vérité, appelée ici erreur et errance, une non-vérité comme inauthenticité, donc, répond un autre sens de la non-vérité, une non-vérité authentique qui est le mystère évoqué plus haut, à savoir le voilement de l’être qui rend possible le dévoilement de l’étant, donc la vérité : « Dans son existence, l’homme est assujetti à la fois à la non-vérité authentique (la puissance du mystère) et à la non-vérité inauthentique (la menace de l’errance) » (p. 142-143). La conférence se termine sur ce qui est sans doute la première évocation de la vérité de l’être, questionnement qui remplace celui sur le sens de l’être, Heidegger allant même jusqu’à dire que c’est à cette vérité de l’être qu’il revient de décider du questionnement philosophique, ce qui semble confirmer le Tournant de la pensée heideggérienne où l’initiative revient désormais toujours à l’être lui-même, plus aux comportements du Dasein, dépassant ainsi tout reliquat de transcendantalisme, l’homme étant assigné à l’être, et non plus l’être à la compréhension qu’en a le Dasein.
L’ouvrage se termine par une courte conclusion intitulée « L’histoire de l’être en 1930 » qui a manifestement pour but de montrer comment le Tournant s’annonce ici, dans le passage d’une métaphysique du Dasein à un saut dans la vérité de l’être. Reprenant le parcours effectué, l’auteur montre la distance entre la conférence sur Hegel de mars 1930, où Heidegger entend encore accomplir la métaphysique, et le cours sur Hegel de la fin de l’année, ainsi que la conférence sur l’essence de la vérité, où s’annoncent déjà le dépassement de la métaphysique. L’auteur voit dans cette conférence les racines de l’idée d’une histoire de l’être dont l’homme n’est pas à l’initiative, histoire où c’est l’être lui-même qui se destine, c’est-à-dire s’envoie à l’homme, faisant être l’étant selon une modalité différente à chaque époque de cette histoire. Nous avons exposé plus haut pourquoi ce point nous laisse sceptique : dans le texte de Heidegger, l’événement initial qui ouvre cette histoire de l’être semble bien revenir aux penseurs qui interrogent l’étant en son être, non à l’être lui-même qui se destinerait à eux sous telle ou telle figure, en l’occurrence ici sous la figure de la physis. On ne peut donc guère que trouver les racines de cette pensée, à la rigueur, et c’est le terme utilisé par l’auteur, plus que sa réalisation dès 1930.
Conclusion
Si nous reprenons l’intention de l’ouvrage, qui est de présenter quatre conférences inédites, force est de constater que le bilan est finalement assez maigre. La première présente des considérations sur les deux tendances de la philosophie actuelle qui sont déjà présentes dans le cours du semestre d’été 1929 qui n’est pas inédit en allemand, bien qu’il le soit en français. La seconde conférence n’est pas inédite puisqu’elle est disponible en édition bilingue depuis 2001 dans un volume d’hommages à François Fédier. La troisième est inédite, mais la majeure partie est somme toute assez scolaire dans sa présentation d’Aristote et d’Augustin, et seule la fin de la conférence nous semble particulièrement intéressante dans sa manière de déceler les linéaments de la temporalité du Dasein dans la distentio animi. Enfin, la dernière conférence n’est pas inédite du tout puisqu’elle est disponible en français depuis 1948 et a été reprise dans Questions I. On ne trouvera donc rien de vraiment inédit chez Heidegger dans cet ouvrage pourtant intitulé Heidegger inédit. Le titre nous semble donc particulièrement mal choisi, peut-être est-il le fait de l’éditeur, et passer à côté de ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage, pourtant réel. Le sous titre n’est guère plus satisfaisant. L’inachevable Etre et temps évoque l’inachèvement de l’ouvrage de 1927, le fait que la troisième section, « Temps et être », censée accomplir le projet de l’ontologie fondamentale dégageant le temps comme sens de l’être, n’a jamais été publiée et que Heidegger en a brûlé la première rédaction. Inachevé, Sein und Zeit l’est, c’est incontestable, mais qu’il soit en tant que tel inachevable supposerait une étude pour montrer la nécessité de cet inachèvement, ce que ne fait pas le livre, et ce n’est en vérité pas son propos. Ce sous-titre à donc bien peu à voir avec le contenu de l’ouvrage. Au fond, de quoi est-il question ? Du dépassement de l’ontologie fondamentale vers la pensée de l’histoire de l’être via le projet d’une métaphysique du Dasein. Il s’agit donc de la question du Tournant, et c’est sans doute elle qui aurait pu fournir un titre plus adéquat. Par ailleurs, l’auteur aurait pu alors discuter avec l’ouvrage de Jean Grondin sur cette question 3, ayant été formé en tant que doctorant par cet auteur. Concernant cette question du Tournant qui s’accomplit en 1930, on peut dire que l’ouvrage le décrit pas à pas dans ce qu’il a de particulièrement étonnant, c’est là son véritable intérêt, et l’auteur insiste sur cet étonnement : « La distance qui sépare la conférence de mars 1930 et le cours de l’hiver 30/31 est étonnante » (p. 149). Nous partageons pleinement cet étonnement, mais nous restons sur notre faim en refermant ce livre, car nous aimerions que l’auteur tente de donner une explication de ce tournant, plutôt que de simplement le décrire. Comment Heidegger peut-il le 22 mars 1930 prononcer une conférence sur Hegel où il se propose d’accomplir la métaphysique comme métaphysique du Dasein, et à la mi-juillet de la même année, prononcer pour la première fois la conférence « De l’essence de la vérité » où il n’est plus question de métaphysique du Dasein et où s’accomplit le Tournant vers cette pensée de la vérité de l’être qui a surmonté la métaphysique ? Qu’est-il arrivé à Heidegger en deux mois ? Ou, pour le dire plus familièrement, mais qu’est-ce qui lui a pris ? A la lecture du livre de François Jaran, le mystère reste finalement entier.
L’ouvrage comprend plusieurs coquilles dont nous pouvons rapidement faire l’inventaire afin qu’elles soient corrigées dans une future réédition. P. 45 : « avait du gardé », pour « avait dû garder ». P. 64, « der Metaphyisk » pour « der Metaphysik ». P. 116, GA 29/30 est désigné comme cours de l’été 1929/30, au lieu de cours de l’hiver. P. 122, « jusqu-là » pour « jusque là ». P. 137, « n’en pas une » pour « n’en est pas une ». P. 140, « de l’étant de l’étant » pour « de l’étant ». P. 145, « Heidegger conclue » pour « Heidegger conclut ». P. 148, « ek-sistente » pour « ek-sistante ».
Terminons cette recension en précisant le public auquel l’ouvrage s’adresse. Il faut avoir au minimum une bonne maitrise de Sein und Zeit, l’ouvrage n’est pas une initiation et s’adresse prioritairement aux spécialistes de l’histoire de la pensée heideggerienne qui traquent les textes inédits.