Voici un livre rare, et pourrait-on dire un événement philosophique majeur. Francis Wolff s’y fait le chantre patient et singulier d’un grand chœur où le concept tente de rejoindre notre expérience du monde à partir du matériau même du son sur lequel se fonde cet art majeur qu’est la musique 1. Or le titre de son livre résonne lui-même comme l’épreuve d’une rencontre entre la musique et la philosophie, comme un combat amoureux : Pourquoi la musique ? n’est pas un titre scolaire ou universitaire, le sujet d’une grande leçon d’agrégation, mais l’analyse fine et approfondie, la plongée spéculative dans la dimension abyssale et fondatrice de cet art des sons. Qu’est-ce à dire sinon qu’en s’interrogeant sur « le pourquoi », Francis Wolff revient aux origines mêmes de notre expérience des sons, et donc en quelque sorte à cette dimension préréflexive propre à la phénoménologie. Comment l’habiter pleinement et se laisser transformer par elle ? Pourquoi la musique ?2 n’est pas réservé à des philosophes ou à des musiciens de métier, mais s’adresse à tout lecteur attentif à ces deux dimensions, au lecteur qui se risque à écouter, revenant ainsi à quelque chose de l’enfance, de la philosophie, à cet étonnement si souvent oublié dans nos vies affairées, pleines de bruits. Et Francis Wolff nous rappelle que c’est par un étonnement d’enfant devant une définition de la musique comme étant l’art des sons, qu’il est lui-même entré en philosophie : pouvoir magique d’une définition qui concentre en quelques mots le mystère des choses impalpables ! Aussi, dans une adresse initiale au lecteur, Francis Wolff souligne que « le lecteur savant en philosophie ou en musique « oublie » provisoirement ce qu’il sait, et ne fasse confiance qu’à la perception de la musique ou à la force de conviction des idées ici avancées ». Il ne s’agit donc pas de comprendre au sens classique du terme, de circonscrire le matériau musical par la raison, au risque d’en perdre le mystère, mais d’aller à sa rencontre par la perception même. Nous percevons la musique, nous l’éprouvons, elle vient à nous comme nous allons à elle : « Une musique vous poursuit, écrit Francis Wolff : elle vous peine, vous terrasse, vous désespère, vous exalte, vous enivre. » Mais qu’en est-il au juste de cet « art des sons » ? Composé de quatre parties 3 et de dix annexes, ce livre de 460 pages part d’une définition élémentaire (« la musique est l’art des sons ») et tente d’en déployer avec originalité toutes les conséquences jusqu’aux plus éloignées. Chemin faisant, ce remarquable ouvrage répond aux questions que nous nous posons tous sur la musique et sur les arts. Pourquoi la musique nous fait-elle danser ? Et pourquoi nous émeut-elle parfois ? Qu’exprime la musique pure ? Représente-t-elle quelque chose ? Pourquoi tous les êtres humains font-ils des images, des récits, des musiques ? Que nous disent du monde réel ces mondes imaginaires ?
« Partout où il y a des hommes, il y a de la musique. Pourquoi ? » Francis Wolff commence par nous rappeler que dans toutes les grandes aires civilisationnelles, il y a de la musique, c’est-à-dire un domaine propre de la culture fondé sur des sons. Même si la plupart des formes d’expression que nous appelons artistiques sont nées dans les sociétés qui ne reconnaissaient pas l’existence de l’art comme tel, nous « Occidentaux modernes » désignons la musique comme l’art des sons. Mais alors qu’en est-il de cet art ? Que nous dit-il au juste ? Si Platon s’inquiétait des pouvoirs de la musique sur l’âme, il l’inscrivait cependant dans sa paideia comme une discipline fondamentale, estimant par exemple que la peinture était régie par les mêmes lois que le rythme musical 4. L’art des sons n’était donc pas seulement une part de l’instruction artistique, mais il était considéré comme un devoir par Platon. Au Moyen Âge, la musique faisait partie des sept arts libéraux. Considérée comme le plus immatériel de tous les arts, la musique apparaissait comme un puissant moyen d’ascèse, utilisé par les sages de l’Antiquité pour atteindre, par-delà la beauté des sons et l’harmonie des rythmes, la plénitude du silence. La musique recouvre plusieurs niveaux d’analyse et d’interprétation, mais qu’est-elle au juste ? Qu’est-ce donc qui nous fait passer de l’univers sonore au monde musical et du monde musical à la musique comme tel ?
Francis Wolff revient au lien originel entre chant et poésie qui a constitué la musique avant que celle-ci ne se détache de son domaine sémantique pour devenir, plus globalement, l’art des sons. Et il se demande où faire passer la frontière, s’il en est une, entre la parole et la musique. 5. La musique ne serait pas une essence pure, elle ne désignerait donc pas toujours une entité déterminée mais une propriété variable. C’est à cette musique-propriété que Verlaine se réfère quand il écrit « De la musique avant toute chose » dans son Art poétique, parlant des rythmes, des sonorités. Il y aurait de la musique ailleurs que dans la musique-entité : dans la poésie, dans la danse, dans les activités qui comportent rythmes et vocalisations. De là, Francis Wolff va se poser deux questions : comment mesurer ce plus et ce moins de musicalité par lesquels se définirait la musique ? Y a-t-il un seuil où commence la musique-entité ? Il s’agit alors de faire abstraction de toutes les émotions que peuvent nous causer les événements réels ou musicaux, et de définir la musique, toute musique. Pour ce faire, le philosophe choisit une méthode déductive : que faut-il pour qu’il y ait musique ? Francis Wolff va chercher à établir ce qu’il faut ajouter à une suite de sons pour qu’elle soit entendue comme une musique. Aussi la méthode déductive telle que notre auteur la met ici en place, va-t-elle avoir recours à une expérience de pensée plutôt qu’à des comparaisons empiriques.
Supposons qu’une musique ne provoque en nous ni émotion ni désir. Pareils aux prisonniers de la caverne, privés d’éducation scientifique et philosophique, les choses vues et entendues ne nous disent rien… Or de ces prisonniers Platon nous dit qu’ils cherchent à « distinguer avec le plus d’acuité les choses qui passent » et à « deviner à partir de celles qui passent celles qui vont venir » 6. Ils cherchent donc à comprendre, tentent de répondre à deux questions : Qu’est-ce que ? à propos des choses qu’ils tentent d’identifier et Pourquoi ? à propos des choses qu’ils tentent de prévoir. Mais ils ne peuvent y répondre qu’à condition de sortir de la caverne. Or notre expérience de pensée n’est-elle pas analogue ? Or Francis Wolff nous dit qu’il y a deux manières de sortir de la caverne : « une, celle de Platon, consiste à remonter des sons à leurs causes, c’est-à-dire aux événements réels dont les sons ne sont que l’ombre : c’est la compréhension cognitive. Une autre consiste à s’en tenir aux sons et à tenter de les comprendre par eux-mêmes : c’est la compréhension esthétique. Et c’est la musique. »
Pour les prisonniers, les sons se suivent, imprévisibles, incompréhensibles, indistincts. Car les événements dans la caverne souffrent de deux déficiences. Une déficience ontologique et une déficience étiologique. Ils n’ont ni existence claire ni cause assignable. Or c’est à ces deux manques que la musique va remédier. Les prisonniers ne perçoivent pas même des événements. Car les sons (manifestation sensible des événements) n’ont aucune consistance définie. Ils constituent donc un matériau dans lequel l’individualisation et l’identification demeurent théoriquement impossibles. « L’univers sonore de la caverne, souligne Francis Wolff, est un brouhaha, un drone urbain comme disent parfois les acousticiens. » Prisonniers d’un univers sonore, nous ne distinguons pas les événements ni ne savons les expliquer. Pour retrouver une expérience sensible complète sans autre sens que l’ouïe, il faudrait donc sortir de la caverne. Mais sortir de la caverne peut avoir deux sens car la compréhension du sensible est de deux sortes : cognitive et esthétique. L’attitude cognitive suppose positivement une contention de l’esprit cherchant à rendre raison des choses et des événements. Et il en va de même de l’attitude esthétique qui est une autre forme de contemplation, elle aussi caractérisée négativement par le « désintéressement » au sens que lui donnait Kant 7. Il s’agit alors de suspendre toute attitude pratique à l’égard des choses. Mais cet aspect négatif est-il suffisant à caractériser l’attitude esthétique ? Pas plus que la contemplation théorique, la contemplation esthétique n’est une simple indifférence au monde.
1. Ce que nous fait la musique
Nous éprouvons des émotions musicales. Et cela même peut se déduire de ce que sont pour nous les sons. Le premier et le grand plaisir de la musique, c’est d’en faire. Avant même d’être un acte contemplatif, une écoute ou un spectacle, en Occident, un art est d’abord un savoir-faire. Avant le plaisir du concert ou du disque, il y a pour l’enfant le ravissement de produire un rythme avec ses pieds et ses mains. Francis Wolff remarque que « le babillage est autant la satisfaction de s’essayer aux sons qu’à s’initier au sens. » La musique nous plaît souvent à être simplement écoutée. Il y a des émotions positives qui relèvent des sympathies fédératives : les vibrations vécues en chœur, la reconnaissance empathique de sa communauté d’appartenance dans un langage musical ou dans certains morceaux, le sentiment de puissance collective que l’on éprouve à chanter à tue-tête dans un groupe de rencontre, à prier de conserve à l’office. La musique fonctionne « comme marqueur d’identité ou comme instrument d’identification », dit Francis Wolff. L’émotion qu’elle suscite se confond alors avec cette impression dont elle est à la fois l’effet et la cause. Dire : « cette musique, c’est nous ! » J’existe dans et par ce « nous » dont j’entends bien dans la musique qu’il est plus fort que « moi ». Les émotions, fugaces ou tenaces, associées à des morceaux de vie, sont forcément privées. Elles ne sont pas dans la musique. Elles obéissent aux mêmes mécanismes de l’éveil nostalgique que tout autre expérience sensorielle vécue, qu’elle relève de l’art ou de la vie, à cela près que la musique, liée comme elle est à la mémoire, se prête, mieux encore que le goût des madeleines trempées dans le thé ou que la sensation des pavés inégaux dans la cour de l’hôtel de Guermantes, à ces affects indistincts dans lesquels le passé s’invite au présent. Certes il est difficile de distinguer ce qu’il y a dans la musique et ce qu’elle a signifié pour nous. C’est pourquoi on prétend parfois qu’elle serait incapable de susciter d’autres émotions que celles dont la source obscure gît dans la singularité contingente et insignifiante de nos existences et de nos goûts.
Plus proprement musicales, et en tout cas esthétiques, il y a toutes ces émotions liées au mariage de la musique avec ses « autres » dans lesquelles il est difficile de faire la part qui lui est propre. Car lorsqu’elle s’unit parfaitement avec un autre art – le cinéma, la danse, la poésie, le théâtre – les émotions musicales fusionnent avec celles que nous donnent le film, le ballet, la chanson ou l’opéra, chaque moyen d’expression s’avérant capable de magnifier les autres au sein de l’œuvre totale. Ainsi, les paroles d’une « chanson d’amour » réussie nous touchent, alors même que, sans la musique, les mêmes paroles nous sembleraient plates ou mièvres. « Telle est la secrète alchimie des alliages heureux, nous dit Francis Wolff. Jusqu’au paradoxe : plus un opéra est accompli, plus rte est l’émotion que nous ressentons à sa musique, à la musique elle-même, et moins pouvons-nous la distinguer de celle que nous donne le livret. » C’est comme si la musique et le théâtre, aussi étroitement unis l’un à l’autre qu’ils peuvent l’être 8, étaient assez modestes, ou assez épris l’un de l’autre, pour ne pas vouloir prendre le dessus dans l’émotion qu’ils nous offrent (comme un ténor et une soprano s’efforçant dans un duo de ne pas chanter plus fort que l’autre). La musique est source d’émotions. Tout son nous informe sur ce qui arrive. Mais ce n’est pas une information qu’il nous suffirait d’enregistrer comme un ordinateur. Quand quelque chose se passe, ça nous fait quelque chose. Et c’est pourquoi l’univers sonore est d’emblée un espace émotionnel. La musique nous plonge dans un monde imaginaire mais sonore. C’est donc un monde d’émotions, puisqu’il est sonore ; mais c’est un monde d’émotions épurées puisqu’il est imaginaire. Donc, insiste Francis Wolff, s’il y a de la musique en nous c’est d’abord par ce qu’elle nous fait 9
1.1 Ce que la musique fait à notre corps
En s’introduisant par tous les pores de notre peau de notre peau, la musique nous fait vibrer. Elle nous agite, nous secoue, nous soulève : « Le son vient d’un corps qui vibre, et lorsque l’onde nous en parvient, elle fait vibrer le nôtre. Les deux corps entrent en sympathie. La musique tient d’abord de ce corps à corps. » Distinguant pulsation, mesure et rythme, l’auteur analyse avec beaucoup d’intelligence le rythme du discours musical qui contrarie la mesure en nous : « notre attente de l’accent sur le temps fort de « notre » mesure est déjouée par la musique elle-même qui accentue le temps faible. » Mais la musique ne l’accentue-t-elle pas systématiquement ? Elle est donc plus espiègle que démoniaque. Il y a bien un plaisir de la forme, et il est d’autant plus puissant que la tension qu’elle a fait naître est plus forte (c’est le rôle de la syncope), apaisée par sa répétition. 10 Pourquoi donc ? Il semble que, par opposition à la mesure, la spécificité du rythme tienne à la répétition prévisible d’une forme imprévisible créée par la musique elle-même. Alors « ce que le rythme nous offre, ce n’est plus le plaisir de penser avec le corps, c’est celui d’être mû physiquement par une raison qui se trouve hors de nous, dans la musique. » La raison n’obéit plus au corps, comme lorsqu’il mène la danse en mesure, mais c’est bien ici le corps qui obéit à la raison, « à son corps défendant » quand elle compte et embrasse des ensembles divers sans en avertir la conscience. De là un plaisir irréductiblement physique et rationnel qui, au contraire du plaisir proprement esthétique, ne doit rien à l’imagination. Analysant le rythme du Boléro de Ravel, Francis Wolff montre la distance, pour ne pas dire l’opposition, entre la matière rebelle du temps et la dynamique musicale qui l’apprivoise. Car il montre le temps dans sa nudité et dans son irrationalité, comme un pur devenir qui coule et qui fuit, mais il le montre d’une façon maîtrisée donc rationnelle. Ce que nous enseigne aussi le rythme, c’est non seulement ce que tout rythme fait au corps, mais pourquoi c’est plaisant. Le rythme plaît parce qu’il est la dépense mesurée 11 Il est de l’imprévisible devenu prévisible et ce sont donc les multiples tensions événementielles apaisées par la répétition. Or il s’ajoute à tout cela un plaisir proprement musical et qui est analogue au plaisir esthétique, à ceci près qu’il est senti dans le corps informé par la raison au lieu d’être éprouvé par l’imagination éclairée par la raison.
Le plaisir physique de la musique est dans l’accord du corps et de la raison alors que le plaisir esthétique a sa source dans l’accord de l’imagination et de la raison. Mais dans les deux cas, on peut dire que ce plaisir, c’est celui de la compréhension au sens strict du terme : comprendre dans leur unité, embrasser dans une même perception le maximum de lignes d’événementialité parallèles ou en opposition, ou la plus grand diversité de formes temporelles commensurables emboîtées : « On n’entend qu’une suite d’événements, rappelle l’auteur : pam, dadapam, dadadapam ; mais pour la comprendre, il faut l’entendre comme un entrelacs de lignes autonomes superposées. » Le plaisir corporel s’accroît à mesure que croît cette multiplicité, ou que s’intensifie cette diversité dès lors qu’elles demeurent senties dans leur unité.
1.2 Ce que la musique fait à notre esprit
« L’émotion musicale, voilà bien le mystère le plus opaque. » Le dernier mouvement de la Septième Symphonie de Beethoven, Le Sacre du printemps de Stravinsky, ou West Side Story de Bernstein nous font bouger, mais nous font aussi pleurer. La raison de cette union des effets vient de ce qu’il n’y aurait de plaisir, ni de la mesure ni du rythme, si le corps n’était humaine et la raison ne s’y incarnait. Or Francis Woff s’attache à montrer que les plaisirs de l’esprit, s’ils impliquent l’imagination et la raison, ne sont nullement intellectuels mais proprement sensuels. Les émotions esthétiques sont à l’esprit ce que les émotions physiques sont au corps : « Les plaisirs spirituels de la musique ont autant de corps que les plaisirs physiques de la musique ont d’esprit. » Toutefois, il y a bien une spécificité des plaisirs esthétiques. Comment caractériser ces émotions esthétiques proprement musicales ? Contrairement aux autres émotions, les émotions esthétiques ne sont pas qualifiées : quand la musique nous fait danser, nous ne sommes mus ni ici ni là, mais « tout court » ; quand elle nous fait pleurer, nous ne sommes émus ni par cet événement ni par cet autre, nous sommes émus « tout court » – et pourtant comme seule la musique peut nous émouvoir. Mais on n’est pas ému de la même façon en entendant La Passion selon saint Jean de Bach et My Favorite Things de John Coltrane. « Tout court » ne veut pas dire que toutes émotions esthétiques soient réductibles au plaisir de la beauté – qui n’en est qu’un cas particulier. L’émotion est esthétique en ce sens que c’est un plaisir sensible dû à ce qu’il y a seulement de sonore dans la musique, dès lors que justement n ne l’entend comme un phénomène seulement sonore. Et Francis Wolff remarque que c’est justement parce qu’elle n’est pas qualifiée par des événements réels (ni honte, ni regret, ni admiration…) que l’émotion esthétique semble opaque : « Parce qu’elle nous distrait du monde plutôt que de nous en dire quoi que ce soit, elle semble inexplicable. ».
Écoutons le Huitième Quatuor à cordes de Chostakovitch. Il nous émeut. Ou peut-être non. Quoi qu’il en soit, nous entendons bien que son deuxième mouvement (allegro, molto) est rageur ou sardonique. Notre compréhension de l’émotion que la musique exprime est indépendante de l’émotion qu’elle suscite en nous. En revanche, elle ne peut nous émouvoir qu’à condition que nous comprenions l’humeur qui est en elle. Entre l’émotion que nous entendons dans la musique si nous la comprenons et celle que nous éprouvons en l’écoutant si elle nous plaît, il y a deux différences, remarque le philosophe : « L’émotion esthétique n’est pas de qualification particulière, elle est pur affect ; en outre, elle est éprouvée ou elle n’est pas du tout. Celle qui est exprimée par la musique n’a pas à être éprouvée mais à être comprise : que nous la comprenions ou non, elle est, puisqu’elle est dans la musique. » Cependant, si ce mouvement de quatuor nous émeut « tout court », nous entendons en même temps nécessairement la rage qu’il exprime. Les deux émotions se mêlent alors. Cette fusion a deux conséquences ; l’émotion qualifiée mais vague (l’espèce de rage exprimée par cet allegro molto), lorsqu’elle se mêle à l’émotion esthétique non qualifiée mais précise (celle que moi j’éprouve en écoutant cette musique-là dans sa singularité), est éprouvée à la fois comme précise, parce que c’est une émotion à nulle autre pareille, et pourtant vague, parce qu’elle est infra-conceptuelle. Une autre conséquence est alors symétrique selon Francis Wolff : « comme, inversement, une émotion non qualifiée (l’émotion esthétique) mais naturellement plaisante est éprouvée à l’écoute d’une musique dont nous comprenons qu’elle est rageuse, ou qu’elle est accablée ou désespérée, nous croyons éprouver un plaisir paradoxal à entendre la rage. » Francis Wolff distingue ensuite deux paramètres de la compréhension intellective d’une musique : l’événementialité de ses événements sonores ou leurs qualités. Pour notre auteur, l’intelligibilité musicale des événements sonores nécessite généralement un double substrat : événement et qualitatif.
La musique est une forme sonore organisée : on ne peut pas comprendre un processus sans comprendre, et donc entendre ou sous-entendre, de quoi il est fait, son substrat matériel ; mais on ne peut pas comprendre non plus son organisation sans entendre sa forme ou ses formes. Entendre une forme dans un processus, c’est saisir quelque chose de statique sous quelque chose de dynamique. Cela rejoint ce que Husserl dit de la mélodie dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps 12. Car ce qui constitue dans le temps le phénomène sonore appelé « musique », c’est que les sons successifs sont entendus, non pas comme s’enfonçant un par un et « uniformément » dans un passé de plus en plus « profond » mais que certaines notes « s’enfoncent » dans le passé réunies avec d’autres pour ainsi dire naturellement. De même, nous n’entendons pas les notes d’une mélodie, fondues pour ainsi dire ensemble, comme le prétend Bergson 13 ; nous n’entendons pas des accords ou des silences qui se suivent à la queue leu leu en un flux étal et continu comme la durée bergsonienne, « nous n’entendons, dit Francis Wolff, des groupes d’événements, des mesures, des motifs ou des figures rythmiques, mais tout aussi bien des phrases mélodiques. » Ces unités d’une multiplicité sont la cause formelle du processus musical. Toutefois, la cause formelle n’est pas la cause la plus déterminante de la compréhension de la musique. Comment entendons-nous le changement qu’est la musique comme changement ? Quels sont les moteurs ? Deux causes d’inégale importance expliquent que la musique pour être entendue comme musique, soit perçue comme mouvement. Il faut que, à chaque instant, nous puissions comprendre l’événement qui se produit comme causé par ceux qui le précèdent (c’est la « cause efficiente ») ; ou par ceux qui le suivent (c’est « la cause finale »). Ces développements de Francis Wolff visent à montrer le rôle de la rationalité dans le jugement de beau. La beauté, nous dit-il, « c’est la rationalité aperçue dans le sensible ». Ce n’est pourtant pas une propriété « subjective » et encore moins arbitraire, qui dépendrait des goûts individuels ou de la sensibilité personnelle ou collective. On doit donc pouvoir s’accorder sur elle.
L’émotion musicale n’est pas qualifiée : elle est sans qualités en ce qu’elle signifie seulement : cette musique par elle-même m’émeut. Mais elle nous paraît souvent qualifiée par ce qui est objectivement dans la musique : soit par l’émotion particulière qu’elle exprime et qui se trouve en elle et non pas en nous mais qui se mêle à notre propre émotion au point de paraître en être la cause : c’est ce qui se passe quand nous l’entendons comme exprimant, par exemple le désespoir 14 ; soit par la valeur esthétique (beauté, sublimité, grâce, élégance) qui se trouve en elle et qui se mêle à notre propre émotion au point de paraître en être la raison.
2. La musique et le monde
Dans la première partie de son livre, Francis Wolff avait montré comment, de la caverne où nous vivions, nous pouvions nous libérer des choses et des événements auxquels la vie nous liait pour accéder au monde idéal des événements purs sans choses. Mais cette définition de la musique ne nous permettait pas encore de répondre à la question « Pourquoi la musique ? » En nous tournant vers nous-mêmes, l’auteur a commencé à y répondre en dégageant ce que la musique nous fait. Il faut maintenant unir les deux approches et comprendre comment la musique se rapporte au monde réel et ce qu’elle fait de lui. Les musiques nous disent-elles quelque chose ou se contentent-elles de nous en distraire ? En représentent-elles quelque chose ou sont-elles « abstraites » ?
2.2 Ce que dit la musique
On a vu que les sons musicaux suffisaient à causer une perception complète, alors même qu’elle est seulement sonore. Francis Wolff veut à présent montrer qu’ils suffisent à « constituer une émotion complète, c’est-à-dire avec sa composante intentionnelle ». Il ne faut certes pas conceptuellement ces deux émotions (exprimée et suscitée) qui doivent pourtant pouvoir se confondre sensiblement à l’écoute de la musique. Mais il ne faut pas non plus comme on le fait souvent quand on parle d’émotions musicales, prendre les émotions du monde imaginaire de la musique pour des émotions que nous éprouvons dans le monde réel. De celui-ci, la musique ne peut exprimer que des émotions amputées de leur composante intentionnelle, des humeurs par conséquent ; mais, comme elle cause en nous des émotions précises, dans lesquelles l’humeur est soutenue et déterminée par une composante intentionnelle imaginaire qui la complète et l’achève, l’émotion qui en résulte est bien indicible. « Si et seulement si, répète Francis Wolff, cette musique nous émeut – physiquement ou esthétiquement. » On peut en déduire que la voie de l’émotion n’est pas la bonne, ou du moins ne saurait être la seule, pour rendre compte de l’expressivité musicale : « La musique ne peut exprimer directement que des qualités affectives sans dimension intentionnelle, et donc quelques émotions génériques, comme la joie ou la tristesse, amputées de leurs caractères essentiels ». Et comme elle est une expression sonore et publique, elle ne peut exprimer ces humeurs, ressenties silencieusement, qu’à partir de leur propre manifestation publique, de ses signes extérieurs (calme, agitation, lenteur, rapidité, fermeté, hésitation…) Mais la musique exprime beaucoup plus que des émotions. « Elle exprime une infinité de climats », dit Francis Wolff. Qu’est-ce qu’un climat ? C’est la tonalité du monde, c’est la couleur des choses qui ne peut apparaître que si quelqu’un les regarde, c’est l’impression objective que font sur tout un chacun un concours de circonstances, une suite d’événements réels ou imaginaires – et par conséquent aussi la musique, c’est-à-dire un processus sonore représentant un monde autosuffisant d’événements sans choses. C’est le monde entendu du point de vue d’un sujet. C’est l’impression du monde lui-même, non l’émotion ressentie par un sujet particulier. Tel est le paradoxe du climat. Pas de climat sans quelqu’un pour le ressentir. Et pourtant le climat est bien dans les choses, ou plutôt il est sur elles, à leur surface et comme détachable : « Le climat que la musique crée à l’entour des choses est celui que créerait sur nous la succession des événements possibles qu’elle met en ordre. » On remarque ainsi un climat de tristesse dans la Sonate n°8 en la mineur que Mozart composa après la mort de sa mère ; un climat de joie dans la « Badinerie » de Bach de la Suite n°2 en si mineur BWV 1067. Francis Wolff précise que ces « climats » ne dépendent ni de nous ni des choses, et par suite, on ne peut pas les distinguer des humeurs : « Ils ne dépendent pas de nous, puisque nous les voyons, nous les lisons, nous les entendons par les images, les mots ou les sons représentant le monde imaginé par l’artiste. Mais ils ne dépendent pas non plus du monde, puisque le monde représenté n’existe pas. »
Chaque minute crée un monde imaginaire d’événements purs. Et ce qu’elle exprime, c’est l’atmosphère de ce monde, tantôt immuable, tantôt variable. Reste à savoir pourquoi et comment un monde d’événements purs peut être expressif. Plus étrange encore que le fait de créer des climats du monde extérieur, la musique peut être expressive sans exprimer quoi que ce soit. « Le comble de l’expression, c’est l’expressivité « tout court ». Comment serait-ce possible ? Cette curieuse formule recèle peut-être la clé de toute expressivité musicale. Toute partition ou presque, depuis le début du XIXème siècle, contient des indications d’interprétation : tempo, nuances, attaque, ou « esprit ». « Expressif » (en italien espressivo ou con espressione) est à première vue plus opaque. Pourtant l’interprète l’interprétera sans peine. On lui demande de mettre de l’expressivité dans son jeu, c’est-à-dire de s’efforcer de transmettre le climat de la pièce en prenant de légères libertés avec la partition, notamment dans les articulations et la dynamique. Francis Wolff remarque alors que « l’interprète qui joue « expressivement » phrase le morceau comme s’il s’agissait de phrases justement, de phrases dites dans la langue ordinaire. « Expressif » signifie pour lui quelque chose comme « à jouer comme si quelqu’un s’exprimait, comme s’il parlait, comme s’il se confiait. » Un passage « animé » peut sembler animé de lui-même, comme un artefact, comme un processus mécanique ou naturel, voire comme un être vivant. Nul besoin d’une personne derrière la musique. Mais alors pourquoi lors du passage « expressif » tout change ? « L’ordre et le processus sonores deviennent des actes, ils sont interprétés pour être entendus comme des actes, le climat objectif se change en humeur subjective, et l’humeur elle-même s’estompe pour laisser place à la subjectivité nue ». Tout dépend de l’insistance de l’interprète dans le rubato (accomplir avec retenue ces légers manquements à la lettre).
Ce que dit la musique, c’est donc simplement que quelqu’un parle, une voix singulière. Ce qui est dit, c’est simplement que quelque chose est dit sur ce ton de confidence. Mais qu’est-ce exactement ? Pour Francis Wolff, « c’est quelque chose intime », c’est-à-dire « ce qui de l’émotion, de toute émotion, ne peut pas relever de signes extérieurs ». Ce « quelque chose intime » c’est « ce sentiment, précisément, quel qu’il soit, qui est le plus intérieur et le moins manifeste ». Ce qui importe, plus que l’expression de telle émotion, c’est ce ton de parole, parfois murmurée, parfois criée, c’est cette atmosphère de révélation, c’est le fait même qu’une subjectivité s’épanche : « Le mouvement musical, en devenant espressivo, et passé de l’expression de l’état des choses à l’expression de l’état d’une âme. » C’est tout le génie de certains interprètes de savoir faire entendre, en-deçà de la musique qu’ils jouent, une voix, la leur, qui nous paraît pourtant à l’évidence être celle du compositeur, lequel « nous parle encore, comme pour lui-même, par-delà des âges. » Mais il y a aussi bien des musiques qui sont inexpressives en ce sens. Francis Wolff explique que ce n’est pas « leur faire injure, mais dire seulement que leur propre pouvoir émotionnel ne vient ni de ce qu’elles expriment, ni du fait qu’elles donnent l’impression que quelqu’un s’exprime à travers elles, mais au contraire du fait qu’elles cherchent à gommer toute trace de subjectivité possible. » Elles veulent donc être entendues comme un simple processus, mimant non la subjectivité vivante mais l’objectivité mécanique. Il en va ainsi de certaines interprétations de Bach au piano par Glenn Gould. Francis Wolff remarque qu’ « elles privilégient le staccato, l’égalité des notes et la pulsation absolument régulière et bannissent tout ce qui (rubato, variations de dynamique ou de tempo) pourrait donner à tel prélude ou à telle variation une connotation dite « romantique ». Il en va de même de certaines musiques minimalistes qui cherchent ce même effet mécanique et objectif (à la manière des aplats de couleur dans le pop art, aussi parfaitement étalés que par une imprimante) et qui veulent être entendues comme le développement d’un procès sans sujet ou d’un mouvement perpétuel sans fin ni finalité. Francis Wolff analyse alors les mouvements rapides du septuor Shaker Loops de John Adams Music for Pieces of Wood de Steve Reich, ou l’inépuisable Music for18 Musicians du même compositeur. Le philosophe remarque que « la volonté de ne pas être expressives d’une subjective et de ne pas exprimer d’émotion est constitutive de l’émotion qu’elles peuvent susciter. » Ce qu’elles disent c’est donc qu’un discours disant ce qu’est un monde d’événements purs peut se dire lui-même sans sujet pour le dire.
Pourtant, l’expressivité musicale « tout court » ne se limite pas aux passages de musique romantique indiqués espressivo. Car un mouvement ou un genre musical peut être expressif par lui-même, indépendamment de ce que telle ou telle de ses réalisations peut ou non exprimer. Ainsi, il y a une expressivité du rock, une expressivité du rap : « et elles sont proprement musicales, note Francis Wolff, quels que soient le « discours », le « message » ou les paroles du texte chanté ou déclamé. » Dans tout un chapitre remarquable, notre auteur analyse l’expressivité propre du jazz, même si son histoire depuis plus d’un siècle, son extension géographique, ses influences sur l’ensemble des musiques vivante, et l’extrême variété musicale de ses courants, en font un « genre » à part entière, voire plus que cela, un continent irréductible. Chaque musique (qu’il s’agisse de celle de Jelly Roll Morton, de Louis Armstrong ou encore de Charlie Parker) exprime quelque chose de différent, tantôt des émotions (plutôt les chanteurs), tantôt des climats (plutôt les instrumentistes), mais tous l’expriment en jazz, « c’est-à-dire, dit Francis Wolff, dans une langue qui dit cette tension nécessaire entre force de la contrainte et violence de la liberté. » 15. Comment expliquer cette courte et chaotique histoire ? C’est par un désir permanent de faire éclater le cadre sous la pression de la ligne, nous dit le philosophe, tout en s’efforçant sans cesse de « le replacer ailleurs pour maintenir la tension entre ces deux pôles », au risque de mettre cette opposition même en danger permanent, de faire éclater le swing lui-même, sous la pression du négatif, ou de parler soudain une autre langue, plus populaire « boogie-woogie, blues, rock, fusion), plus délicate (bossa nova) ou plus savante (jazz symphonique).
Pourquoi la musique ? Parce qu’il y a du pourquoi. Le monde de la musique est le monde des pourquoi comblés nous dit Francis Wolff. Sous leur forme brute, les sons sont signes des événements imprévisibles et constituent, pour un être vivant, la preuve sensible qu’il vit dans un monde étranger, instable ou menaçant. De là le besoin humain de faire ce que l’animal en lui se contente de subir, d’introduire la régularité du corps dans le temps chaotique du monde. Les événements sonores se font actes ; et nous faisons de la musique parce qu’il faut apprivoiser les événements. Les comprendre. Les abstraire des choses, les incorporer à notre corps et aux exigences de la raison : vibrer, chanter, danser, être ensemble.
- du latin musica, du grec mousikè, « art de Muses »
- Francis Wolff, Pourquoi la musique, Paris, Fayard, 2015
- Qu’est-ce que la musique ? / Ce que nous fait la musique / La musique et le monde / Pourquoi la musique… et les autres arts
- Platon,République, III, 400-401
- L’idée que la musique ne serait qu’une espèce lointainement dérivée d’un genre plus fondamental (le musilangage) laisse notre auteur perplexe. Il convient qu’il y a différents degrés de musicalité
- République VII 516 d
- Kant, Critique de la faculté de juger, § 2
- dans les Noces de Figaro de Mozart, par exemple
- « Elle nous touche. Et ceci à son tour, s’entend en deux sens : littéral et figuré. Littéralement, la musique touche notre corps. Métaphoriquement, elle nous émeut, elle touche notre esprit. »
- Prenant l’exemple du piano solo de Thelonious Monk, Francis Wolff remarque : « on croirait entendre, dans une seule ligne rythmique, les trois lignes distinctes du rythme syncopé imprévisible, de la mesure et de la pulsation, alors même que ces deux dernières demeurent le plus souvent implicites. »
- « Il est la domestication du temps par le corps, nous dit Francis Wolff. Il est la répétition devenue causale. »
- traduction française d’H. Dussort, PUF, 1964 : « Pendant qu’apparaît sans cesse un nouveau présent, le présent se change en un passé, et du coup toute la continuité d’écoulement des passés du point précédent tombe « vers le bas », uniformément dans la profondeur du passé. » (p. 42-43)
- H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience
- allegro maestoso de la Sonate en la mineur K. 310 de Mozart
- Pour notre auteur, cette opposition interne entre deux pôles est non seulement la clé de l’expressivité du jazz, mais aussi le moteur de son histoire (du moins dans son demi-siècle, des années 1920 aux années 1970)