Les idées ne mènent pas le monde. Pourtant, les représentations que les hommes se font de leur humanité le font tourner dans un sens ou dans l’autre. À l’origine des grandes révolutions scientifiques, il y a une idée philosophique de l’homme : l’« animal rationnel » de l’Antiquité est lié à la naissance des sciences naturelles ; à l’âge classique, l’« âme étroitement unie à un corps » de la métaphysique cartésienne est indissociable de la physique mathématique ; le « sujet assujetti » du structuralisme était l’objet privilégié des sciences humaines triomphantes du siècle passé ; et le vivant défini par ses « capacités cognitives » marque la victoire actuelle des neurosciences.
Chaque définition de l’homme charrie aussi son lot de croyances morales et d’idéologies politiques, d’autant plus puissantes qu’elles semblent soutenues par les certitudes scientifiques de leur époque. Derrière l’esclavagisme ou le racisme, à l’origine du totalitarisme ou des formes les plus subtiles de l’antihumanisme contemporain, se trouve une définition de notre humanité. C’est toujours au nom de ce qu’est l’homme ou de ce qu’il doit être que l’on prescrit ce qu’il faut faire et ne pas faire. L’idée d’humanité se situe à l’entrecroisement d’un rapport aux savoirs qu’elle permet de garantir et d’un rapport à des normes qu’elle permet de fonder. Elle est donc le lieu de toutes les confusions et l’enjeu de toutes les querelles de légitimité.
Quelle idée de l’homme peut-elle encore être la nôtre aujourd’hui qu’on le décrète un « animal comme les autres » ? Que reste-t-il de notre humanité si elle ne peut plus se définir par sa place entre divinité et animalité ?
L’« animal rationnel » n’a pas dit son dernier mot. Pas plus que l’humanisme, que l’on annonce pourtant « épuisé ».
Francis Wolff : Notre humanité
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