Appelé à traiter la question du cinéma dans la collection « Qu’est ce que… » publiée par l’éditeur Vrin, Eric Dufour débute avec un titre quelque peu handicapant1, identique à la somme d’André Bazin. Difficile poids de l’héritage donc, d’entrée de jeu… De Bazin il sera d’ailleurs question dans ces 125 pages, qui s’ouvrent, non sans malice, sur une référence à l’œuvre bazinienne, par la belle citation de Rohmer tirée des Cahiers 1959 : « Seules les surprises de l’avenir autorisent l’espoir que nous soyons, sinon les successeurs d’André Bazin, du moins ses disciples point trop indignes ».
A : Trois essais convenus mais pertinents
L’ouvrage commence avec trois chapitres, dissertation en trois temps, hélas parfois trop appliquée, chargée d’un langage universitaire souvent juste et précis, mais qui peine parfois à trouver personnalité, liberté et naturel. Ces trois segments ont pour titre : « Cinéma et image », « Cinéma et langage », « Cinéma et montage ». Suivent deux commentaires de textes, l’un sur un extrait de Deleuze tiré de L’image-temps. Cinéma 22 (1985), l’autre de Revoir Hollywood de Noël Burch (1993).
Les trois essais introductifs présentent des titres passe-partout, s’articulant cependant assez efficacement. D’une manière générale, Dufour se fait plutôt commentateur qu’initiateur de pensée, sa réflexion s’appuyant sur des figures et des œuvres cinématographiques par ailleurs assez largement commentées dans les histoires du cinéma. Pour les cinéphiles et les initiés, pas de grande surprise à apprendre, donc ; mais si le livre n’a pas la primeur de l’originalité, la vocation qu’on devine généraliste de l’ouvrage empêche peut-être toute entreprise littéraire trop hardie ou singulière ; l’auteur propose ainsi une synthèse, guère nouvelle mais plutôt pertinente, des enjeux esthétiques concernant l’image de cinéma, sur sa nature et sur sa fonction.
« Cinéma et image » est l’occasion de développer un paragraphe sur les rapports entre son et image au cinéma, et d’en proposer une surprenante hiérarchisation. Ainsi, nous dit Dufour : « Il faut insister sur ce point : la dimension audio, au cinéma, n’existe que relativement à la dimension visuelle, laquelle a une supériorité fondée sur l’autonomie qu’elle possède de droit (…) Le son, au cinéma, est subordonné à l’image, il peut y avoir des films sans son (le cinéma muet), mais il ne peut y avoir de cinéma sans images »3.
On ajoutera ici pour être exact, comme il sera développé plus loin, qu’on parlera plus volontiers de « cinéma non sonore » plutôt que de « cinéma muet », puisque les personnages parlaient bien effectivement au cours des séquences, mais que leurs paroles, elles, n’étaient pas recueillies par l’enregistrement sonore (il paraît d’ailleurs que la grande astuce des comédiens de l’époque consistait à lancer aux actrices, pendant les prises, des plaisanteries grivoises pour les déconcentrer).
Le développement sur « Cinéma et langage », succinct, en mode plus mineur, étaye les thèses de Deleuze sur les particularités de la narration au cinéma, nous rappelant un joli passage de Metz, qui pour distinguer l’image cinématographique de la photographie n’invoque pas le mouvement mais le langage (passer d’une image à deux images, c’est passer de l’image à un langage).
Logiquement, l’ouvrage évoque ensuite l’organisation des images de films entre elles, à travers « Cinéma et montage », chapitre qui est le plus long du livre et qui est probablement aussi le plus riche des trois essais. Avec clarté et concision, Dufour argumente, autour d’exemples filmiques précis, une réflexion sur ce qui selon lui distingue absolument le cinéma des autres formes d’arts, à savoir le montage. Koulechov est convoqué, dans un développement au cours duquel Dufour développe cette spécificité, à savoir qu’au cinéma une suite de plans peut révéler ce que chaque plan lui-même ne contient pas en substance : le montage est non seulement addition, mais multiplication de sens (Dufour cite plus loin L’esprit du cinéma de Bela Balasz : « Le montage devient productif lorsque, grâce à lui, nous apprenons des choses que les images elles-mêmes ne montrent pas »4. Vertov et son « ciné-œil » sont ensuite évoqués, et l’auteur avance une autre spécificité du montage de cinéma, dissociant la vision d’un objectif de caméra de la vision humaine, car le changement de plan suppose un déplacement géographique que ne permet pas le clignement de l’œil, tout film produisant par là même sa propre « géographie imaginaire »5. En effet, l’homme a besoin de se déplacer physiquement pour voir successivement un plan large en plongée, et une contre-plongée en gros plan : la caméra aussi, mais par la magie du montage, ce déplacement est invisible.
Dufour conclut en distinguant deux approches esthétiques du montage cinématographique, à savoir le découpage classique hollywoodien, dans lequel l’enchaînement prévisible des plans dépossède chaque plan de sa raison d’être, le rendant obsolète car subordonné à un tout narratif, en opposition au montage néoréaliste, ou godardien, privilégiant l’instant et faisant apparaître le temps comme un flux, ainsi que dans les mélodies wagnériennes, comme l’avance l’auteur.
B : Dufour commentateur
Le commentaire sur Deleuze est tout à fait plaisant à lire, fait de digressions poétiques, de quelques descriptions d’atmosphères de films de Welles et Visconti. Son caractère poétique, évasif et impressionniste est à éprouver, mais probablement pas à commenter.
L’essai sur le texte de Noêl Burch, lui, est passionnant en cela qu’il soulève une vieille lune de la critique de cinéma, à savoir : y-a-t-il un discours politique et social possible sur les films, ou ce discours doit-il nécessairement avoir un caractère esthétique ? Dufour reprend une beau passage de Burch sur Louis Delluc : « Plus que dans l’harmonie intrinsèque des images (Delluc se méfie du côté « plasticien » du cinéma français), la beauté du cinéma d’outre-Atlantique réside dans l’insignifiance absolue du récit, simple support de la geste primitive. Pour lui, l’expérience filmique authentique ignore le sens produit par le film, elle saute les intertitres, mais elle se repaît de la présence des visages, des vêtements, des paysages, de la lumière, du mouvement ».6
Et il poursuit sur la question politique : « Il n’y a pas un cinéma politique à côté d’un cinéma qui ne serait pas politique. Si l’on se place d’un certain point de vue qui est précisément un point de vue politique, alors il apparaît que tout cinéma est politique »7 : Dufour semble contester cette idée d’un cinéma qui serait strictement physique et narratif, en d’autres termes formel, mais dont le contenu politique et social serait absent. On ne le suivra en outre pas tout à fait dans sa remise en cause de l’idéologie du cinéma du Nouvel Hollywood (tout en reconnaissant qu’il s’agit d’une problématique passionnante du cinéma américain des années soixante-dix), qu’il estime être un cinéma fait par et pour les blancs, hétérosexuels, contrairement à un certain cinéma underground de la même période, beaucoup plus engagé, contestataire et moins commercial (Cassavetes, Clarke, Warhol).
A travers cet ouvrage, l’auteur a abordé et développé les principaux enjeux esthétiques qui animent et ont animé les théoriciens et écrivains du cinéma. Le contenu du livre suscite un intérêt véritable dès lors qu’il actualise le débat, et part d’exemples de films du passé pour aboutir à leur relecture à l’heure des problématiques et techniques actuelles. Au cours de ces trop rares moments, Qu’est-ce-que le cinéma ? s’éloigne des références académiques pour susciter débats et confrontations d’idées neuves. Ainsi en est-il lorsqu’il dit de la théorie bazinienne du « montage interdit » qu’elle est tout à fait dépassée aujourd’hui : en effet, quel plus bel exemple de « montage dans le plan » peut-on trouver aujourd’hui que les plans à effets spéciaux (plusieurs plans fondus en un seul par le jeu du trucage numérique ou optique)… ?
Dufour compose ici un ouvrage qui présente, en somme, les qualités de ses défauts : scolaire, très scolaire, il s’efforce d’être clair et rassembleur, son caractère didactique et pédagogique prenant le lecteur par la main pour une ballade ciblée en compagnie des grands penseurs et théoriciens du cinéma. Néanmoins, il y manque parfois l’affirmation d’un point de vue fort et personnel, qui achèverait de rendre la consultation de cet ouvrage autre que récréative. Pour l’étudiant en cinéma, il fera office de piqûre de rappel ; pour le curieux une somme d’informations utiles et rapides d’accès ; quant au lecteur érudit ou exigeant, la matière proposée lui paraîtra vraisemblablement insuffisante.