A : Dante en tant que philosophe
Actu-Philosophia : Ruedi Imbach, vous venez de publier chez Vrin un livre tout à fait éclairant sur Dante[1] qui reprend quatre articles déjà publiés dans différentes revues, et qui défend une approche philosophique de la pensée de l’auteur de la Commedia. Un livre de vous sur Dante était très attendu, notamment depuis votre remarquable Dante, la philosophie et les laïcs[2] et c’est donc avec une grande joie que les lecteurs francophones peuvent retrouver votre manière si singulière de lire Dante, qui fait toujours droit à une attention toute particulière accordée à la vie pratique, à l’amitié, et à ce qu’un texte peut nous apprendre en matière de sagesse.
La revue Actu-Philosophia a déjà publié une recension très précise de votre livre et je vais donc tâcher de me concentrer sur certains aspects pouvant ici ou là la compléter.
Ma première question portera sur le projet du livre et plus particulièrement du premier chapitre. Vous analysez longuement les raisons pour lesquelles on peut dire de Dante qu’il est philosophe et, pour ce faire, vous mobilisez la notion de « portrait » dont vous montrez très bien qu’elle vise à mettre en avant les traits caractéristiques d’un être, qu’elle fait ressortir le sujet peint en tant que ceci ou cela. Or, ajoutez-vous, l’activité même de cette mise en lumière peut être pensée comme l’œuvre du peintre aussi bien que comme la mise en évidence d’une caractéristique objective, c’est-à-dire que le Dante « en tant que philosophe » peut être votre perspective d’interprète mais aussi la manière dont Dante se rapporte à lui-même, la perspective sous laquelle il se perçoit.
Si je comprends bien votre lecture, il s’agit de dire que, puisque Dante s’est lui-même perçu comme philosophe, il vous appartient d’adopter cette perspective et de mettre en lumière la manière même dont Dante se voyait.
Ruedi Imbach : Votre interprétation du titre de mon opuscule est non seulement pertinente, mais elle est aussi exacte car je tenais à mettre en évidence deux aspects bien distincts. Les spécialistes de Dante, en effet, ne s’intéressent pas aux aspects philosophiques de son œuvre et les historiens de la philosophie ignorent le philosophe Dante. L’expression « en tant que » (qui joue un rôle important dans la pensée aristotélicienne) fait de plus appel à une autre dimension. Avec cette locution, il y a également une sorte de restriction du regard car d’autres sujets de l’œuvre étudiée sont exclus. Un lecteur/une lectrice critique pourra sans doute dire que mon approche néglige certaines dimensions fort importantes de l’œuvre dantesque. J’en suis tout à fait conscient !
AP : Vous abordez les historiens de la philosophie et justement : une des questions que je me suis posées en lisant votre livre tient au rapport avec les écrits d’Etienne Gilson mais aussi avec ceux de Bruno Nardi. Gilson avait consacré de nombreux efforts pour déterminer quelle avait été l’attitude de Dante à l’endroit de la philosophie[3], dans le cadre d’un dialogue assez critique à l’endroit des écrits de Mandonnet[4], tout en montrant que le rapport de Dante à la philosophie était à envisager chronologiquement. En Italie, Bruno Nardi avait quant à lui initié de manière programmatique un champ de recherche sur l’orientation philosophique de Dante à travers d’innombrables articles[5]. Pour quelle raison jugez-vous toujours nécessaire, après les écrits séminaux de ces grands lecteurs de Dante, de s’interroger sur le rapport de Dante à la philosophie ?
RI : Votre question, indirectement critique, est tout à fait justifiée. Les travaux scientifiques de Nardi et de Gilson ont été décisifs pour une approche philosophique de Dante[6]. Toutefois, j’espère que mon regard sur la philosophie de Dante fait découvrir d’autres aspects de sa pensée. Il faut d’abord relever que le contexte actuel – culturel et philosophique – est différent de celui de ces deux historiens et philosophes. Par ailleurs, il convient de rappeler que l’objectif de Nardi (mieux : un de ses objectifs !) fut de combattre l’exégèse et la récupération thomiste de la pensée dantesque. Il s’efforçait de mettre en évidence l’indépendance et l’originalité de la philosophie de Dante.
La position de Gilson est différente. Comme vous le rappelez, il combat l’interprétation du P. Mandonnet, pour deux raisons : le dominicain voulait rapprocher la pensée de Dante de celle de saint Thomas, et il interprétait Béatrice comme une figure de la théologie. En ce qui concerne ce dernier point, Gilson est clair, pour lui Beatrice fut une personne réelle. En ce qui concerne la question du thomisme de Dante, il n’est plus nécessaire de polémiquer aujourd’hui à ce sujet. Certes, Dante n’est pas un thomiste mais Thomas est très présent dans les écrits théoriques, on ne peut le comprendre sans cet interlocuteur. Dans notre édition commentée des œuvres mineures de Dante en allemand, on le rencontre presque à chaque page de notre commentaire[7]. Je pense que dans notre entretien, j’aurai encore l’occasion de souligner en quoi ma démarche est différente de celle de ces deux scientifiques.
AP : Diriez-vous qu’un des éléments qui vous distingue de Gilson, outre l’appréciation de la philosophie chrétienne, tient au fait que celui-ci questionne le rapport de Dante au champ disciplinaire de la philosophie comme telle tandis que vous seriez plus attentif à la personne même de Dante, à sa manière propre d’être philosophe ?
RI : La différence de mon approche de celle de Gilson se situe, à mon avis, ailleurs. La ‘figure philosophique’ de Dante est assez particulière et occupe une place singulière dans l’histoire de la philosophie. Ayant été amené dans mes recherches à m’occuper du problème des destinataires des écrits philosophiques au moyen âge[8], j’ai compris que Dante est un laïc qui écrit pour des laïcs (étant entendu que le terme de laïc doit être compris dans sa double signification de non-clericus et illiteratus). A mon avis, cet aspect et cette dimension de la philosophie au moyen âge (que Dante incarne de manière exemplaire !) ont été tout à fait négligés jusqu’à présent par l’historiographie de la pensée philosophique médiévale. Or, ce n’est pas la dimension sociologique de cet état laïque qui est décisive, mais le fait que l’identité laïque de l’auteur et du destinataire transforme le contenu de la philosophie[9]. Cela peut se vérifier pour les trois œuvres philosophiques de Dante.
AP : Un élément m’a frappé dans l’avant-propos, élément dont je me demande s’il n’est pas un lapsus. Vous y écrivez en effet que « l’ambition de celui qui peint un portrait est de faire voir un autre[10]. » On comprend que l’autre, c’est l’autre que soi, et donc l’autre par rapport au peintre ; mais je me demande s’il n’y a pas une ambivalence du propos, en ceci que l’on pourrait également comprendre cette proposition en un tout autre sens car vous ne précisez justement pas un autre que soi. Cette absence du que soi signifie peut-être que l’identité de Dante est habituellement perçue comme poétique et théologique, et que votre ambition serait donc de faire voir une autre manière de percevoir le sujet peint, donc un autre Dante, un Dante philosophe, tranchant avec les perspectives habituelles, et cela nous ramènerait au fond à l’une des questions précédentes car elle requestionnerait ce qui, dans les études antérieures consacrées au rapport de Dante à la philosophie, aurait été insuffisant pour imposer définitivement la perspective d’un Dante philosophe.
RI : Quand je dis que celui qui peint un portrait veut faire voir un autre, je sous-entendais bien entendu ‘une autre personne’. Cela dit, il est indubitable que j’avais aussi la prétention (sans doute exagérée !) de faire voir un autre Dante ou de faire voir des aspects de l’auteur Dante qui sont moins connus. Nardi et Gilson ont certainement présenté un Dante-philosophe mais il me semblait – c’est sans doute intrépide – que mon portrait vise à faire voir d’autres dimensions de son œuvre. Il est patent que l’artiste qui croque un portrait dessine la personne telle qu’il la voit. Quand je parle de portrait, je peins Dante avec mes questions, mes préjugés et mes préoccupations, notamment celle de la laïcité. A ces réflexions, s’ajoute le fait que ma formation et mon parcours furent dominés par des questions métaphysiques (thèse de doctorat sur la question de Dieu et thèse d’habilitation sur le thème de l’être et de l’essence). La rencontre avec l’œuvre de Dante – surtout la Monarchia – a ouvert ma pensée et mon travail à des questions différentes. L’enseignement et la recherche m’ont obligé à m’interroger sur la raison d’être du philosopher.
AP : Venons-en, si vous le voulez bien, au cœur même de votre propos. Vous établissez, me semble-t-il, trois formes assez différentes de présence de la philosophie dans les écrits dantesques. La première vise à restituer des propositions de nature philosophique, portant aussi bien sur le langage que sur la liberté, aussi bien sur les questions politiques que sur les appétits. Mais à côté de ces énoncés philosophiques qui dessinent progressivement une philosophie de Dante, émerge la mise en évidence d’un certain usage des autres philosophes, dont la mention autant que la répartition dans le dispositif de la Commedia constituent des indices permettant de comprendre comment Dante s’empare de l’histoire de la philosophie et mobilise ses grands protagonistes au sein du poème sacré. Enfin, apparaît également la question du genre littéraire auquel appartient la philosophie médiévale, dont vous montrez à quel point Dante en respecte les codes. Or, significativement, le premier chapitre commence par établir ce dernier point au sein du Convivio où vous identifiez une introduction à la philosophie conforme au genre littéraire médiéval distribué en trois parties : diffinitio philosophiae, commendatio philosophie et enfin divisio philosophie. Est-ce à dire qu’être philosophe, c’est d’abord respecter un genre littéraire codifié ?
RI : Il m’importait d’abord de montrer que Dante connaît et reproduit un genre littéraire philosophique et par conséquent que son Convivio peut être comparé avec des œuvres qui proviennent du cercle des philosophes professionnels. Je ne voulais aucunement dire que le respect d’un genre littéraire élève quelqu’un au rang de philosophe. Toutefois votre remarque soulève indirectement la question essentielle : qu’est-ce un philosophe ? Le rapport à la tradition, d’une manière ou d’une autre, existe bien entendu mais ne peut en aucun cas être décisif. Ce qui est, en revanche, crucial est le questionnement, une interrogation qui possède une dimension subjective : celui qui interroge est simultanément interrogé quand il philosophe. Ainsi par exemple, si l’on admet que la question de l’être, dans une certaine tradition, est la question philosophique par excellence, on peut dire que celui qui interroge ainsi ti to on ne peut à aucun moment oublier qu’il est lui-même (et peut ne pas être).
AP : Un autre élément saillant de votre approche réside dans l’importance que vous conférez à l’amitié. Une des singularités de Dante, dites-vous, consiste à faire de l’amatore l’amico, pour désigner l’acte visé (Conv III, xi, 6). En somme, Dante interprète la philosophie selon le paradigme de l’amitié, et ce geste est fondamental « car c’est cette interprétation du rapport de l’homme à la sagesse, du sujet à son savoir qui va permettre à notre auteur de distinguer par la suite les philosophes authentiques des usurpateurs de ce nom[11]. » En quel sens l’amitié permet-elle de mieux préciser la définition – ou l’ancienne définition – de la philosophie et en quel sens peut-elle servir de critère de distinction ?
RI : Si je comprends bien, cette démarche de Dante qui consiste à interpréter le rapport de l’être humain à la philosophie en termes d’amitié a pour but de pouvoir interpréter cette relation de manière morale. En effet, selon la doctrine aristotélicienne on doit distinguer trois sortes d’amitiés : celle selon le plaisir, celle selon l’utilité et enfin celle selon la vertu (honnêteté). Si l’on applique cette distinction au rapport de l’être humain à la philosophie, on comprend que l’utilité et le plaisir ne doivent en aucun cas motiver l’approche de la philosophie. L’authentique philosophe aime la philosophie pour elle-même : « De sorte que l’on peut dire désormais que, de même que la véritable amitié entre les hommes consiste en ce que chacun aime pleinement l’autre, de même le véritable philosophe aime chaque partie de la science, et la science chaque partie du philosophe, en ce sens qu’elle le ramène tout entier à soi et ne laisse s’égarer aucune de ses pensées en d’autres choses » (Conv. III, xi). Et il est important de noter que, selon Dante, les destinataires de son texte – les laïcs et donc pas des philosophes professionnels – sont capables d’aimer la philosophie de cette manière – pour elle-même.
AP : Une dernière question peut-être sur cet aspect-là des choses. Vous évoquez à un moment l’un des buts de votre ouvrage qui insiste sur « l’interprétation particulière que Dante propose de la finitude de la raison humaine et des conséquences qu’il en tire. J’ai appelé ailleurs la conception de Dante une troisième voie entre le thomisme et l’optimisme philosophique des professeurs de la faculté des arts de Paris[12]. » Quel sens donnez-vous justement à cette finitude de la raison humaine, et doit-elle être conçue comme une privation ou, tout au contraire, comme la détermination d’un champ spécifique et autonome ?
RI : Thomas d’Aquin, les professeurs de la Faculté des arts (au moins certains d’entre eux) et Dante ont développé une doctrine du bonheur sur la base de la doctrine aristotélicienne du bonheur. Selon Thomas la réalisation parfaite de ce bonheur ne peut être atteinte que dans l’au-delà tandis que certains des philosophes, je pense notamment à Boèce de Dacie, n’envisagent pas cet accomplissement surnaturel et pensent que la philosophie apporte à l’homme l’accomplissement complet de son désir[13].
Sur le fondement des mêmes textes aristotéliciens Dante envisage à mon avis une autre solution. Il parle d’une double béatitude (celle de cette vie et celle de l’au-delà) et il ne veut pas subordonner l’une à l’autre. Sur la base de cette distinction et indépendance il entend fonder l’autonomie de l’ordre politique. Gilson, l’auteur d’un admirable ouvrage sur la philosophie de Dante, avait, peu avant d’y travailler, considéré cela comme le ‘crime de Dante : « Le crime de Dante, car c’en est un, fut de ruiner à la fois l’unité de la sagesse chrétienne, en isolant la foi de la raison, et l’unité de la chrétienté, en isolant de l’ordre spirituel, l’ordre temporel qui doit s’y subordonner. La grandeur du poète n’est pas en cause, mais il ne fut pas le poète de la chrétienté »[14]. Ce que le grand historien désigne ainsi comme ‘crime’ fut ce qui précisément m’a fasciné dans la pensée du Florentin. Pour comprendre ce « crime », je me suis mis à traduire en allemand la Monarchia (1989). J’ai été persuadé et je le suis encore que Dante, dans cette œuvre, a esquissé une première théorie de la politique laïque. Je reste convaincu que l’on ne peut pas surestimer la signification historique de cet effort conceptuel.
B : Le primat de la philosophie pratique
1°) Quel sens donner au primat de la philosophie pratique ?
AP : Glissons alors du politique à la morale. Un élément récurrent de votre lecture de Dante tient à la mise en avant de la primauté de la philosophie pratique de ce dernier, ce que d’ailleurs vous établissiez en épilogue de Dante, la philosophie et les laïcs. Est-ce que ce primat de la philosophie pratique que vous identifiez au sein la philosophie de Dante doit être mis en relation avec la considération dont il fait preuve à l’endroit des laïcs, qui ne disposent pas des conditions temporelles pour se consacrer au salut ? Est-ce en somme le corrélat d’un souci spécifique des laïcs afin de leur montrer comment bien vivre en-dehors du champ strictement clérical ?
RI : Ce primat de l’éthique – dont un des motifs est sans doute celui qui est évoqué dans votre question – est pour moi capital aussi pour des raisons personnelles. Pourquoi consacrer sa vie à étudier l’histoire de la philosophie et la philosophie ? Heidegger, un auteur que j’ai beaucoup étudié dans ma jeunesse, a publié des milliers et des milliers de pages (ces œuvres complètes dépassent le nombre de 100 volumes). A mon avis, il ne s’est pas vraiment inquiété de la question que dois-je faire ? Cela me scandalise aujourd’hui. Pour Dante, me semble-t-il, cette question est primordiale, la Comédie témoigne à chaque page de la préoccupation éthique de son auteur. Il a inventé le scénario de la Comédie pour pouvoir avec le plus d’efficacité inviter ses lecteurs/lectrices à réfléchir sur son action. A ce propos, j’aime me référer au petit dialogue entre Béatrice et Virgile au début de la Comédie. Béatrice explique à Virgile pourquoi elle n’a pas craint de descendre du Paradis (« non temo di venir qua entro », Inf. II, 87). Son explication consiste en l’énonciation d’un principe éthique décisif : « il faut craindre seulement ces choses qui ont pouvoir de faire mal à autrui » (« temer si dee di sole quelle cose/ c’hanno potenza di fare altrui male », Inf. II, 89).
AP : Une des questions centrales des écrits de Dante est celle de sa reprise de l’Intellect aristotélicien qui devient toutes choses, et la force de votre lecture exposée en 1996 tenait en ceci que vous mettiez en lien la question strictement noétique avec la question politique. En effet, à partir de la fin optimale que devait viser l’humanité, et en vous appuyant sur le De Monarchia I, iii, 7, vous rappeliez cette proposition cruciale : « Il appert donc que la perfection ultime de l’humanité réside en la puissance ou faculté intellective. ». Puis, interprétant le sens de cette proposition, vous montriez que Dante défend une « dimension sociale de l’intellect, dans la mesure où [il] prétend que seule la totalité des hommes est susceptible de connaître tout ce qui peut l’être et que, par suite, les intellects forment une certaine unité et même une société[15]. » Mais si, comme le dit le De Monarchia, la perfection ultime de l’humanité réside dans la faculté intellective, pourquoi n’est-ce alors pas la noétique qui dispose d’un certain primat au sein de la philosophie ? Comment articuler le primat de la philosophie morale avec le fait que la question de l’intellect donne la clé de la fin que doit viser l’humanité ?
RI : Le chapitre que vous évoquez est un exemple remarquable qui montre comment Dante travaille et où réside la particularité de son philosopher. Il se réfère dans ce texte à une doctrine classique et bien connue, celle de l’intellect possible qui dans la doctrine aristotélicienne remplit une fonction épistémologique précise. Dante transforme cette doctrine à sa manière pour faire comprendre que la multitude des hommes est nécessaire pour actualiser cette puissance. Ainsi tous les hommes collaborent à l’immense tâche de la connaissance. Cela dit, Dante répond à votre question à la fin du chapitre. Il faut rappeler qu’une des visées du chapitre est de découvrir la place de l’homme dans l’univers et dans ce but il veut montrer quelle est « la force suprême de l’homme ». « Elle se trouve dans la capacité de connaître par l’intellect possible ». Toutefois, précise-t-il, « l’intellect spéculatif devient par extension intellect pratique dont la fin consiste à agir et à faire ». Ainsi on peut dire que l’intellect lui-même est orienté et au service de l’action individuelle et politique. Il me semble donc que le primat de l’éthique et de la politique n’est pas en opposition avec la doctrine de l’intellect.
AP : Dans votre dernier ouvrage, il me semble que s’observe une petite nuance par rapport à votre livre de 1996 car vous ne soulignez pas simplement un primat de la philosophie pratique mais bien davantage, à savoir une « primauté de la raison pratique, telle que nous la rencontrerons à nouveau plus tard chez Kant[16]. » Plus bas, vous évoquez à nouveau « un authentique primat de la raison pratique[17] » que vous rapprochez explicitement de la fin de la Critique de la raison pure (B 828-829).
Mais cela occasionne deux questions. La première porte sur cette notion de « raison pratique », et sa résonance kantienne voulant que la raison soit la source exclusive de la moralité. Iriez-vous jusqu’à dire que Dante accepterait les implications kantiennes d’une raison authentiquement pratique, faisant de l’autonomie le nom même de la moralité ?
RI : Votre interrogation montre que l’évocation de Kant peut donner lieu à un malentendu. Ce que je voulais signaler est le fait que Dante dans le but de développer une philosophie qui convienne au public pour lequel il écrit a voulu mettre en avant l’éthique et la politique. Dans cet effort il a inversé l’ordre de priorité des disciplines traditionnelles de la philosophie. Selon cette hiérarchie, la première place revient à la métaphysique. Dante, en accordant à l’éthique (qui inclut ici la philosophie politique) le premier rang choisit ainsi une voie qui n’est pas celle de Thomas. Cela dit, il ne me paraît pas possible d’aller aussi loin que vous le suggérez, la liberté ne joue pas le même rôle chez les deux auteurs. Comme je le disais déjà, j’évoquais le nom de Kant pour signaler que dans la tradition occidentale Dante n’est pas le seul qui détrône en quelque sorte la place de la métaphysique. Son but est de mettre la réflexion sur l’agir humain au centre de sa pensée et la Comédie en est la plus belle confirmation.
2°) Sagesse et bonheur
AP : Toujours dans ce cadre de la philosophie pratique, vous éclairez un passage du Convivio (III, 14, 8) où Dante donne le fondement de son admiration à l’endroit de la philosophie antique : elle a toujours été portée vers la sagesse. Or, je m’interroge sur le sens de la sagesse à l’époque de Dante ; la sagesse, dans sa résonance médiévale, ne conserve-t-elle pas la dimension théorique du « sapiens » latin, qui lui confère autant le sens d’une compréhension théorique que d’une sorte de prudence pratique ? Autrement dit, faire de la recherche de la sagesse un impératif absolu, est-ce prouver le primat de la philosophie pratique dès lors que la sagesse possède au moins en partie une dimension théorique ?
RI : Si nous interrogions Thomas d’Aquin sur la signification du terme de sagesse, il répondrait sans hésiter que celle-ci se trouve dans la métaphysique, telle qu’Aristote l’a conçue. Pour Dante ce n’est pas le cas, il accorde une priorité à la sagesse pratique qui inclut toutefois une dimension théorique.
AP : Pour rester dans la philosophie pratique, vous abordez un aspect qui concerne ce qu’il est possible d’espérer ici-bas. On sait que dans la Condamnation parisienne de 1277, la proposition selon laquelle il est possible de « posséder le bonheur [felicitas] en cette vie et non dans l’autre[18] » avait été condamnée. Gilson, rappelant cette condamnation, jugeait que Dante eût également condamné cette position car il ne croyait aucunement à une félicité ici-bas. Mais dans un passage très dense de votre livre, il me semble que vous adoptez une position nuancée sur le sujet, position fondée sur l’analyse du refus d’une subordination du bonheur terrestre à la félicité céleste. Je vous cite :
« L’originalité de Dante réside dans le fait qu’il ne veut pas seulement distinguer le bonheur accessible au philosophe et la béatitude de l’au-delà, mais qu’il abandonne la subordination d’un bonheur à l’autre : le bonheur que l’on peut atteindre par la philosophie n’est pas subordonné au bonheur théologico-religieux. L’enseignement philosophique et les vertus enseignées par Aristote, la justice, le courage, la modération et la prudence, conduisent au bonheur en ce monde ; la foi et les vertus théologales, foi, espérance, charité, soutenues par la grâce de Dieu, appartiennent au bonheur dans l’au-delà[19]. »
S’il y a un « double bonheur » comme vous dites très justement, c’est qu’il n’y a pas une félicité authentique qui serait celle de l’au-delà et une sorte de bonheur subordonné qui en serait la pâle copie ici-bas mais bien plutôt un bonheur terrestre autonome, avec ses règles propres, qu’a approché au plus près la philosophie antique. Mais si l’on va au bout de ce raisonnement, ne risque-t-on pas de relativiser le gain apporté par la pensée chrétienne à la compréhension du bonheur terrestre et donc, en un certain sens, à la philosophie pratique ?
RI : La tension – pour ne pas dire l’opposition – que vous soulignez existe et je dirais même qu’elle est réelle. Il me semble que l’auteur de la Comédie a d’une certaine manière résolu la question en accordant la primauté à la félicité céleste. En revanche, dans le Banquet et la Monarchia l’aporie subsiste et, il me semble, que Dante n’a pas clairement dénoué le problème. Ce qui est essentiel : dans les deux traités philosophiques Dante, par sa manière de poser les questions, a soulevé le problème. Il a opté pour une solution différente de celle de Thomas d’Aquin qui, tout en accueillant la doctrine aristotélicienne du bonheur, a choisi la subordination. Je dirais que Dante, au moins dans la Monarchia, a tenté de proposer une solution qui accorde une autonomie au bonheur terrestre. Il a voulu fonder sur cette indépendance celle de l’ordre politique sans entrevoir toutes les difficultés qui sont impliquées dans sa proposition. Nous touchons ici un exemple qui illustre les limites de la pensée philosophique de Dante.
C : Dante et le langage
AP : Un autre aspect que vous traitez, et qui fait l’objet de votre attention depuis des années, est évidemment la place du langage chez Dante et, plus précisément encore, le rôle qu’y joue la langue adamique. Vous aviez consacré le chapitre VII de Dante, la philosophie et les laïcs à cette question que reprend longuement dans votre dernier ouvrage ; entre temps, avec Anne Grondeux et Irène Rosier-Catach, vous avez donné une édition et traduction du De Vulgari Eloquentia de 1304[20], non sans avoir proposé une assez célèbre interprétation de la lecture de ce traité dans un article de 2005[21]. La question est classique mais comment expliquer que Dante ait écrit un traité sur la langue vulgaire ou vernaculaire dans une langue qui n’est justement pas sa langue vernaculaire ?
RI : C’est une question importante à laquelle on peut répondre sans trop de difficultés. Dante est très attentif aux destinataires de ses écrits. Dans le Convivio, Dante explique longuement pourquoi il rédige ce texte philosophique en italien : en raison du public visé. Les trois écrits latins (Monarchia, Questio de aqua et terra et le De vulgari) s’adressent en revanche au public cultivé et lettré qui connait le latin, la langue savante. C’est à ce public érudit qu’il veut expliquer l’importance et la dignité de la langue vulgaire. Et il est convaincu comme Brunetto Latin d’ailleurs que cette langue vernaculaire est capable de transmettre le savoir philosophique. Dante n’est pas le premier médiéval qui écrit des textes philosophiques en langue vernaculaire[22], il suffit de rappeler Maître Eckhart, mais il justifie explicitement cet effort par une réflexion théorique sur la dignité de cette langue.
AP : On sait que la position de Dante sur la langue adamique évolue entre le De vulgari Eloquentia et la Commedia ; associée à l’hébreu en 1304, elle devient mystérieuse et anté-hébraïque dans le fameux chant XXVI de la Commedia. Quels sont les enjeux d’une telle évolution, et comment comprendre ce I qui s’apparente au nom de Dieu dans la Commedia ?
RI : Dans le De vulgari eloquentia VI, 4 « Dieu créa, en même temps que l’âme, une certaine forme de langage », à savoir l’hébreu, que les descendants d’Adam parlaient jusqu’à la construction de la tour de Babel. Le passage de Paradis XXVI ne nous apprend pas seulement que l’hébreu n’est pas la première langue des hommes mais Dante insiste que la langue est effetto razionabile, œuvre de la raison et par conséquent pas durable « car jamais nul effet de la raison / par le plaisir humain, qui change / en suivant le ciel, ne fut toujours durable ». Le I renvoie à la première lettre de Yahvé.
AP : Dans la mesure où la question de la langue adamique repose tout entière sur les textes révélés, possède-t-elle une dimension autre que purement théologique ? Autrement dit, en quel sens cette question apparaît-elle comme féconde à l’historien de la philosophie que vous êtes ?
RI : Le problème de la langue d’Adam est pour les auteurs médiévaux l’occasion de réfléchir sur la langue humaine et son origine. Le chant XXVI du Paradiso, que j’ai évoqué tantôt, révèle l’intérêt philosophique de cette thématique. Dante qui, depuis le traité sur la langue vulgaire, a changé d’avis en se souvenant du texte biblique développe une théorie sur la nature du langage humain. Cet exemple significatif montre bien comment les lecteurs médiévaux de la Bible, en essayant de comprendre le texte sacré ‘philosophent’, à savoir, développent des explications rationnelles de ce qui est dit dans le texte.
Conclusion
AP : Nous ne saurions finir cet entretien sans mentionner la republication que vous aviez également rééditée de la traduction de la Commedia par Joachim-Joseph Berthier, initialement publiée en 1924. J’avais tenté il y a de cela quelque temps de recenser les vertus des différentes traductions existantes mais peut-être pourriez-vous nous exposer par vous-même les raisons pour lesquelles vous aviez choisi en 2018 de remettre à disposition du public cette version unilingue et annotée, animée par la « conviction que la pensée de Dante est profondément inspirée par Thomas d’Aquin[23]. »
RI : Pour répondre à cette question je dois faire une digression autobiographique. Le dominicain Joachim-Joseph Berthier a joué un rôle important dans le développement de l’Université de Fribourg (Suisse) à la fin du XIXème siècle. Il y fut professeur en Faculté de théologie où j’ai moi-même enseigné durant une vingtaine d’années. Par cette appartenance, j’étais donc intéressé par sa traduction de la Comédie de Dante qu’un de mes étudiants m’avait procurée. Cela dit, j’étais séduit en son temps par la traduction de la Comédie de J. Risset, trouvant le projet d’une traduction littérale intéressante. Lorsque j’avais organisé à la Radio Suisse Romande en 1997 une série de 40 émissions sur l’œuvre principale de Dante, j’avais retenu la traduction de Risset pour la lecture du texte par Samy Frey. C’est seulement plus tard que j’ai comparé la traduction de Berthier avec celle de Risset : j’ai alors relevé qu’un certain nombre de comparaison révélait une certaine proximité des deux entreprises. Pour cette raison, j’ai décidé de republier cette vielle traduction qui n’a pas connu, hélas, l’intérêt qu’elle mériterait ! Certes, Berthier appartient à l’école thomiste et interprétait la Comédie dans ce sens. Pourquoi donc publier cette traduction ? Non seulement en raison de sa qualité mais aussi parce que ni la traduction elle-même ni les notes sont à mon avis affectées par les convictions thomistes du traducteur. Et finalement, il me semblait évident que cette traduction appartient à l’histoire de la réception de Dante dans le monde francophone.
AP : La « proximité » dont vous parlez se rapproche parfois de la similitude : lorsque l’on met certains passages en regard l’un de l’autre, il apparaît que des vers entiers sont traduits exactement de la même manière.
RI : C’est effectivement un fait indéniable. Comme je le disais, j’estime la traduction de Risset que je connais bien mais il y a des similitudes troublantes entre les deux traductions (comme on peut déjà le constater dans les exemples que j’ai proposés dans mon introduction de la nouvelle édition de Berthier). Je vais encore approfondir la question et j’y reviendrai éventuellement dans un travail ultérieur.
AP : Dans l’attente de ce travail à venir, j’aimerais finir sur la question scolastique. Vous évoquez volontiers, pour déterminer la nature de la pensée dantesque, un « Dante scolastique[24] » qui, « dans la Comédie, non seulement introduit et développe des doctrines et des problématiques de l’école mais qui est en même temps l’auteur d’ouvrages qui appartiennent à la tradition scolastique, si l’on entend par là non seulement une méthode pratiquée dans l’université médiévale, mais encore un ensemble de doctrines ou au moins un complexe de questions et de problèmes[25]. » Et en même temps, vous ajoutez que « Dante dépasse et transgresse fréquemment cet univers[26]. » Qu’est-ce qui, justement, dans la Commedia, « transgresse » l’univers scolastique ? Serait-il possible de caractériser cela même qui ne saurait être ramené au cadre scolastique auquel Dante emprunte tant ?
RI : Si je me réfère au Banquet où l’on rencontre bien des doctrines empruntées à l’univers dit scolastique, on peut observer que Dante transgresse le cadre de l’école, si je puis m’exprimer ainsi, en prenant comme texte à commenter et à expliquer ses propres poèmes. Dante va commenter ces textes de la manière dont les professeurs de l’université interprètent les textes bibliques ou ceux de la tradition philosophique. Cela explique la complexité de la relation entre Dante et l’univers scolastique et la féconde interaction entre dépendance et transgression, fidélité et innovation. Le cas de la Comédie envisagé dans cette perspective est bien entendu encore beaucoup plus patent. Bien entendu, il y un nombre impressionnant de réminiscences de doctrines scolastiques dans cette œuvre unique mais elles sont souvent contextualisées ou exploitées de telle sorte qu’elles apparaissent originales, inattendues et neuves.
AP : Je vous remercie infiniment !
***
[1] Ruedi Imbach, Portrait du poète en tant que philosophe. Sur la philosophie de Dante Alighieri, Paris, Vrin, 2023.
[2] Ruedi Imbach, Dante, la philosophie et les laïcs, Fribourg-Paris, Cerf, 1996.
[3] Cf. notamment Etienne Gilson, Dante et la philosophie, Paris, Vrin, 1986.
[4] Cf. Pierre Mandonnet, Dante le théologien, Paris, Desclée de Brouwer, 1935.
[5] Cf. en particulier Bruno Nardi, La filosofia di Dante, Milano, Marzorati, 1952.
[6] En ce qui concerne Gilson, je viens de terminer la réédition de son livre pour l’édition des œuvres complètes de ce philosophe français. Ce qui montre à quel point j’admire cet ouvrage.
[7] Dante Alighieri, Philosophische Werke, 7 volumes, Hamburg, Meiner, 1993-2004; Monarchia, Stuttgart, Reclam, 1989.
[8] Laien in der Philosophie des Mittelalters. Hinweise und Anregungen zu einem vernachlässigten Thema, Amsterdam, Grüner, 1989.
[9] Cf. à ce propos Ruedi Imbach, Catherine König-Pralong, Le défi laïque. Ecxiste-t-il une philosophie laïque au Moyen Âge, Paris, Vrin, 2013.
[10] Ruedi Imbach, Portrait du poète en tant que philosophe, « avant-propos », op. cit., p. 5.
[11] Ibid., p. 112.
[12] Ibid., p. 94.
[13] Cf. à ce propos Thomas d’Aquin, Boèce de Dacie, Sur le bonheur, textes introduits, traduits et annotés par R. Imbach et I. Fouche, Paris, Vrin, 2005.
[14] L’article Le Crime de Dante, paru en 1934 est republié dans É. Gilson, Un philosophe dans la cité (1908-1943), Œuvres complètes, t. 1, F. Michel (éd.), Paris, Vrin, 2019, p. 501-503, citation p. 503.
[15] Ruedi Imbach, Dante, la philosophie et les laïcs, op. cit., p. 184.
[16] Portrait du poète en tant que philosophe, op. cit., p. 25.
[17] Ibid., p. 137.
[18] La condamnation parisienne de 1277, proposition 176, édition de D. Piché, Paris, Vrin, 1999, p. 133.
[19] Portrait du poète en tant que philosophe, op. cit., p. 70.
[20] Cf. Dante, De l’éloquence en langue vulgaire, traduction Irène Rosier-Catach (dir.), Paris, Fayard, 2011. Voir aussi la traduction et le commentaire du premier livre en allemand : Über die Beredsamkeit in der Volkssprache, übersetzt von F. Chenaval mit einer Einleitung von R. Imbach und I. Rosier-Catach, mit einem Kommentar von R. Imbach und T. Suarez-Nani, Hamburg, Meiner, 2007.
[21] Ruedi Imbach, Irène Rosier-Catach, « De l’un au multiple, du multiple à l’un : une clef d’interprétation pour le De vulgari eloquentia ». In: Mélanges de l’École française de Rome. Moyen-âge, tome 117, n°2. 2005. pp. 509-529.
[22] Voir à ce propos : Laien in der Philosophie des Mittelalters, op. cit. p. 13-78.
[23] Ruedi Imbach, « La beauté au service de la vérité », in Dante, La divine comédie, Traduction Joachim-Joseph Berthier, Paris, Desclée de Brouwer, 2018, p. 30.
[24] Ibid., p. 32.
[25] Ibid., p. 32-33
[26] Ibid., p. 33.