Né en 1947, Frédéric Nef est directeur de recherches émérite à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, membre de l’Institut Jean-Nicod. S’inscrivant dans la tradition logique de la « philosophie analytique », il est spécialiste des questions de sémantique et de métaphysique. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres dont Qu’est-ce que la Métaphysique ? (Gallimard, « Folio Essais », 2004), Traité d’ontologie pour les non-philosophes (et les philosophes) (Gallimard, « Folio Essais » 2009) et La Force du vide (Seuil, « L’Ordre philosophique », 2011). Il a également publié chez l’éditeur philosophique J. Vrin (collection « Problèmes et controverses ») une trilogie : L’Objet quelconque (2001), Les Propriétés des choses (2006) et L’Anti-Hume (2017). Ses recherches actuelles concernent entre autres le domaine de la mystique. Nous avons souhaité le rencontrer autour de son dernier livre : La Connaissance mystique (Cerf, 2018).
Actu Philosophia – Frédéric Nef, la quatrième de couverture de l’édition de votre livre, La connaissance mystique1 se conclut par cette formule lapidaire : « Un maître ouvrage. L’œuvre d’une vie. » On a en effet l’impression (et on sait quand on vous connaît un peu) que vous vous intéressez depuis très longtemps au thème de la mystique. Qu’est-ce qui vous a amené à vous confronter et à vous expliquer enfin avec ce domaine de l’expérience humaine ? Aviez-vous envie d’écrire ce livre sur la mystique depuis longtemps ?
Frédéric Nef – L’écriture de ce livre est la combinaison d’une dette (vis à vis de l’adolescent que je fus) et d’un projet. Le projet est de bâtir à côté de la trilogie sur l’objet, les propriétés et les connexions/relations, une trilogie sur des objets dont il est difficile précisément difficile de les réduire à ce quatuor de concepts, objets, propriétés, relations, connexions, soit parce qu’ils marquent l’émergence d’un nouveau type de savoir (physique relativiste et quantique), soit parce qu’ils se réfèrent à un mode traditionnel de savoir en marge des traditions classiques (mystique, par exemple). On peut aussi voir les choses sous un angle plus précisément ontologique : il s’agit aussi de passer d’objets classiques (dont par exemple la théorie de Meinong a su tirer une ontologie non aristotélicienne, voir mon livre L’Objet quelconque, 2001) à des objets qu’on a appelé par exemple des minora (les frontières, par exemple étant un type de minora). Le vide à côté de l’objet ou des propriétés est quelque chose qu’on ne peut intégrer facilement dans une ontologie (la dernière partie de mon livre sur le vide propose cependant une esquisse d’une ontologie du vide, mais apparemment cette partie n’a pas été lue).
La mystique est de ce côté-là, des choses mineures, contrairement à l’aspect symphonique grandiloquent (la chair, la jouissance, l’excès, etc.) qu’on lui donne parfois. Je n’ai pas traité d’une ontologie de la mystique, car mon livre aurait été fort différent de ce que je voulais si cela avait le cas. J’ai attaqué par l’angle épistémologique, ce qui me semblait plus simple. Il est clair pour le lecteur que cette épistémologie est fondée sur une ontologie dont j’ai tracé ailleurs les grandes lignes (voir mon livre Traité d’ontologie pour les non-philosophes (et les philosophes), 2009). Ce traitement épistémologique suffit à dégager des minora paradoxaux comme le Rien, ou le Néant entendus au sens mystique et non au sens logique (la classe vide de Boole). Une remarque : le fait d’avoir choisi un angle d’attaque a l’avantage de mettre en valeur des opérateurs épistémiques particuliers à la mystique, comme la négation radicale, la perception sans objet, etc. Tout ceci explique que je me sois intéressé à des mystiques plus spéculatives et radicales (les mystiques de l’essence par exemple) que celles que l’on a l’habitude de célébrer et qui sont plus du côté de l’affection, de l’extase. J’y reviendrai.
J’ai commencé à m’intéresser à la mystique vers 1963-1964 et j’ai publié en 1969, à l’âge de vingt-deux ans donc, dans le collectif de la série Hermes, n°6, « Le Vide », au sommaire duquel figuraient Michaux et Heidegger, un article sur « Expérience du vide et ontologie chez les mystiques rhénans » (je lisais Eckhart et Hadewich déjà depuis l’âge de seize ans). J’ai eu après cet épisode l’intention d’écrire un livre sur la mystique depuis au moins les années 1980. Mon intention a pris forme sous la forme de l’expression d’hypothèses consignées dans des cahiers dans l’année 1989, cahiers que j’ai retrouvés vingt ans plus tard. J’avais à cette époque comme hypothèse principale l’altération tragique et définitive de la mystique en expérience affective, subjective, indicible. J’ai écrit pendant cette année 1989-1990 que je passai à Rome, (visitant les bibliothèques, dont la Vaticane et celle de l’Université Grégorienne), sur ce devenir de la mystique et son revers de perte massive : l’éloignement vis-à-vis de toute perspective théorique et donc métaphysique et même philosophique.
La Fable Mystique de Certeau avait paru en 1982, et Alain de Libera et moi-même avions réagi aussitôt par un compte-rendu critique (dans le n°9, juin 1983, de la revue lacanienne Littoral) portant sur la méthode de Certeau et les choix historiques que nous condamnions tous deux, de manière sans doute excessive. Dans les cahiers de 1989 j’insistai aussi sur la perte de la dimension sociale de la Trinité qui me semblait nécessaire pour comprendre le développement et la valeur de la mystique. Malheureusement cette dimension a disparu dans le livre actuel, par ignorance en grande partie de la théologie trinitaire, ignorance que j’essaye maintenant de réduire (je travaille en ce moment sur les connexions intra-trinitaires dans le De Trinitate de Richard de Saint-Victor). Alain de Libera a continué, de son côté, à travailler sur la mystique, Maître Eckhart en l’occurrence, et moi je me consacrai d’abord à la logique, la sémantique et ensuite à la métaphysique. Je me suis consacré ainsi pendant plus de vingt ans à mon triptyque (sur l’objet, les propriétés, les connexions). Mais, pendant ce long désert, je ponctuais mon itinéraire de textes discrets sur la mystique et seuls mes amis proches étaient capables d’y déceler les signes d’une préoccupation à la fois renoncée et active. Aucun d’entre eux n’a été surpris de la production de mon livre. Des textes ont joué le rôle de passerelle entre les deux ordres de préoccupation, par exemple un texte sur la simplicité divine, trop dense et abstrait pour être beaucoup lu, mais qui pour moi servait de balise à un retour au Port Mystique que je prévoyais proche (« La simplicité divine comme propriété positive », revue en ligne Théorèmes, n°2, 2012).
AP – Si l’on replace ce livre dans l’ensemble de votre œuvre, peut-on faire l’hypothèse que c’est votre livre sur le vide de 2011 qui vous a amené vers ces recherches sur la mystique ? Ce livre s’inscrit-il également dans la continuité de votre grand livre (récemment réédité d’ailleurs) de 2004 Qu’est-ce que la métaphysique ?, le thème de la mystique étant (comme celui du vide du reste) une sorte de champ d’application de la métaphysique ? Après la question « Qu’est-ce que la métaphysique ? », vous posez maintenant la question « Qu’est-ce que la mystique ? », en somme…
FN – Effectivement on peut diviser en deux parties ce que j’ai écrit : d’une part la trilogie de L’Objet quelconque, Les Propriétés des choses et L’Anti-Hume, trilogie consacrée aux concepts fondamentaux de la métaphysique et plus précisément de l’ontologie, l’objet, la propriété et la connexion entre les deux ; d’autre part, la trilogie en chantier qui comprend effectivement ce livre sur le vide La Force du vide, l’ouvrage dont nous parlons et celui qui lui fera suite. Cette trilogie est consacrée aux objets fondamentaux pour la métaphysique tout en lui étant extérieurs. On peut juger excessif ce goût de la symétrie : deux trilogies se font face. On peut aussi juger incohérente cette bifidation de la masse conceptuelle. Cependant, il y a un grand nombre de ponts entre les deux massifs, par exemple ce qui concerne le caractère problématique de l’objectualité divine (c’est-à-dire que Dieu soit un objet ou une propriété singulière).
Maintenant, en ce qui concerne plus particulièrement La Force du vide, le lien avec La Connaissance mystique est très étroit, car ce livre développe et approfondit la théologie négative qui aboutit à une néantisation des attributs, ce qui est précisément la caractéristique du Vide. Le vide physique a des propriétés mais le Vide métaphysique est dépourvu de propriétés. Il ne faudrait pas cependant identifier le Vide et Dieu — il s’agit beaucoup plus de rapprocher la théologie négative et la dialectique du bouddhisme de l’école madhyamaka ou « voie du milieu », école représentée notamment par l’immense métaphysicien qu’est Nāgārjuna, (IIe-IIIe siècle). C’est un point sur lequel je serais d’ailleurs très sévère avec La Connaissance mystique : l’absence de perspective comparative.
Le but de ce livre sur le vide de 2011 était aussi de s’interroger sur la possibilité de réunir les différentes instances d’un concept : le concept de vide est ainsi étudié dans ses instances philosophique, physique, mystique. Dans La Connaissance mystique, il ne s’agit nullement de l’analyse conceptuelle d’une multi-instanciation. Il y a certes, comme on vient de le dire, une continuité du vide au rien divin, mais ce rien divin est intérieur à la théologie et tout le livre se joue entre la théologie scolastique et la théologie mystique.
Si l’on cherche un lien avec ce qui précède, c’est probablement L’Anti-Hume[Un entretien avec l’auteur avait été réalisé autour de L’anti-Hume ; il est [consultable ici et là.[/efn_note] qui annonce le plus précisément certains éléments de La Connaissance mystique. Cet ouvrage entend substituer ou ajouter aux relations russelliennes (c’est-à-dire internes et externes) un lien beaucoup plus fort et productif, la connexion. Or, la connaissance mystique nous met en contact avec ce genre de lien. Le lien qui nous unit à Dieu est une connexion, pas une relation interne (qui supposerait un lien nécessaire entre notre essence et celle de Dieu) et encore moins externe. Si nous adoptons une mystique trinitaire (comme c’est toujours le cas, à de rares exceptions près, dans La Connaissance mystique) nous observons que ce que nous appelons les relations trinitaires sont en fait le plus souvent des connexions. La contemplation est une connexion. Il est d’ailleurs piquant d’avoir essuyé quelques critiques concernant une supposée déviation « mystique » dans L’Anti-Hume, critiques qui de fait confirment le lien entre cet ouvrage et le suivant. Cela, dit cette supposée déviation n’est pas une sortie de route irrationaliste. J’ai proposé dans L’Anti-Hume une formalisation de la connexion que je considère comme un lien essentiel.
AP – La thèse centrale de votre livre, si on la résume de manière schématique, réside dans le titre : il y a une « connaissance mystique ». Ce qui est naturellement très contre-intuitif. La connaissance est en effet habituellement plutôt liée à la science et à une certaine forme d’objectivité alors que le domaine de la mystique relèverait de l’irrationnel et de l’expérience subjective. Pourquoi ce titre volontairement provocateur donc ? Et qu’entendez-vous exactement par « connaissance mystique » ?
FN – Je ne pense pas que ce titre soit provocateur. La théologie négative détruit les anthropomorphismes, la théologie symbolique, mais elle ne vise pas un non-savoir transcendant. Dieu reste le porteur de propriétés positives (j’ai proposé de considérer la simplicité comme une propriété positive). D’autre part si nous renoncions à toute dimension de connaissance, tout en admettant l’existence de la mystique, l’appréhension de son objet, l’absolu divin, se réduirait comme peau de chagrin à l’expression subjective de l’extase ou de ses équivalents. J’ai beaucoup discuté le point suivant : est-ce que c’est la connaissance ou l’amour qui est premier dans l’appréhension mystique de Dieu ? J’ai fait remarquer que la tradition mystique a donné naissance à des expressions comme par exemple « la connaissance amoureuse » ou « l’amour intellectuel » ou d’autres chez Dante et Guillaume de Saint-Thierry. Il ne faut pas réduire la connaissance à l’objectivité scientifique (en entendant par-là les sciences dures) : il y a aussi une connaissance historique, une connaissance morale, etc. Jacques Bouveresse a aussi pu parler d’une « connaissance de l’écrivain ». Évidemment la connaissance mystique n’est pas une connaissance de type physique ou mathématique : il n’y a ni protocole expérimental, ni répétition de l’expérience à l’identique, et il n’y a pas non plus une connaissance abstraite de structures. Mais la connaissance mystique ne relève pas pour autant de « l’irrationnel » et de « l’expérience subjective ». On entend par irrationnelle non une connaissance (une connaissance irrationnelle est un oxymore) mais une prétention à la connaissance (astrologie, magie etc.). Maintenant qu’en est-il de l’expérience subjective ? Ce n’est pas un oxymore mais une litote : l’expérience désigne la subjectivité, même si c’est un sujet quelconque (comme le disait mon maître Algirdas Julien Greimas) dans le cas de l’expérience scientifique de laboratoire.
Reste la question cruciale : qu’entendre par « connaissance mystique » ? Je pense que le meilleur équivalent serait : connaissance des dimensions cachées de Dieu, ce qui a un parfum de paradoxe — mais la différence entre la connaissance scientifique et la connaissance mystique est que la première élimine le paradoxe : un énoncé scientifique paradoxal n’a pas sa place dans la science, alors que la seconde se sert du paradoxe comme d’un outil de connaissance.
AP – Ce titre me semble également être un clin d’œil ironique au livre de Michel de Certeau (1925-1986) intitulé La Fable mystique (1982). Tout votre travail de réflexion sur la mystique se situe en effet en opposition par rapport à celui de Certeau. Pourriez-vous rappeler brièvement les grandes thèses de cet ouvrage (l’un des deniers avant le vôtre à avoir tenté de penser et de conceptualiser le phénomène mystique de façon globale) et en quoi elles vous semblent critiquables ?
FN – Il n’y a pas dans mon esprit d’allusion à Certeau et pas de contraste entre la « fable » et la « connaissance » dans le titre du livre. Le titre du livre de Certeau relève typiquement du style des années 1960-70-80. Certeau aurait pu aussi donner comme titre « le discours mystique » ou « la grammaire de la mystique » (il y avait bien des grammaires du football, comme il y avait des métaphysiques de la cuisine). Il est exagéré de dire que mon travail se définit « en opposition par rapport à Certeau ». Ce n’est pas une « machine de guerre » contre lui comme certains de ses affidés l’ont ressenti. Je ne critique pas Certeau, qui a d’ailleurs été un ami et que j’ai connu par le biais du séminaire de Greimas, avant la rédaction de La Fable Mystique, je critique le type d’approche des années structuralistes et post-moderne, la réduction au langage, à la grammaire du discours, au vocabulaire … Et je dois dire que j’ai moi-même parfois pratiqué ce type d’approche quand j’étais plus jeune. Si je critique férocement quelqu’un, c’est donc moi-même !
En fait ce livre est parfaitement symptomatique d’une époque révolue, dans la mesure où il combine sémiotique structurale et psychanalyse lacanienne. J’ai essayé en ce qui me concerne de revenir en deçà du tournant qui pour Certeau est le moment d’apparition de la mystique, et qui pour moi est le virage psychologique qui efface la portée métaphysique de la théologie mystique. Selon moi cette manière de valoriser à l’excès ce tournant psychologique ne peut conduire qu’à une approche littéraire. La mystique devient un genre littéraire. Dans mon livre j’ai montré l’importance de la poésie mystique (notamment Hopil et Scève), mais cela ne veut pas dire que la mystique est un genre poétique ! Le livre de Certeau a eu le mérite de sortir la mystique d’une lecture purement nosographique, de la psychiatrie en soutane, et d’une approche normative, prescriptive (cf. Garrigou Lagrange ou même Maritain). Cependant dans cette période des années 1910-1930 où la mystique est encore sous la férule de l’Église on peut trouver des discussions précieuses, comme celle que j’ai exposée entre Saudreau et Poulain. Les travaux de Delacroix, Récejac et Maréchal sont absolument remarquables. L’arrachement au passé historiographique et dogmatique qu’opère Certeau semble donc injuste à leur égard. C’est le défaut de la période structurale de placer des seuils de discontinuité pour s’arroger une nouveauté radicale et en tout cas excessive. Enfin, le livre de Certeau privilégie un type de mystique, la mystique affective au détriment de la mystique essentielle qui est effectivement sans image et offre moins de prise à la sémiotique. J’ai par contre fait référence à des représentants de la mystique essentielle, comme Herp (Harphius), Benoît de Canfeld (ou de Canfield). Cette mystique essentielle a en partie sa source chez les Rhéno-Flamands comme l’ont montré Cognet et Orcibal et vont de pair chez Certeau la mise au placard de la mystique essentielle et la mise entre parenthèse de la mystique nordique, ce qui a pour effet, à mon avis, de restreindre beaucoup la portée de ses thèses. Pour cette approche affective, je diffère de Certeau car je reprends le problème classique de la prévalence de l’amour ou de l’intellection.
AP – Cette approche de mystique comme « connaissance » vous amène notamment à tenir pour nulles et non avenues les approches psychiatriques de la mystique qui en font un « délire ». Pourquoi ces approches ne sont-elles pas pertinentes à vos yeux ?
FN – J’ai été très tôt profondément marqué par l’œuvre de Bernanos, que je tiens peut-être pour l’un des plus grands théologiens catholiques de la première moitié du XXe siècle, à côté évidemment de Congar, Daniélou, Balthasar et Lubac. Benoît XVI et Hans Von Balthasar ont reconnu ce fait. Dans cette œuvre, j’ai été bouleversé par l’hostilité sournoise des prêtres à l’égard de la mystique, le portrait inoubliable des comportements d’insectes. Dans La Joie (1928) l’opposition entre la mystique et la morale chafouine de certains ecclésiastiques prend une dimension proprement tragique. Ce que Bernanos vomit c’est la psychiatrie des états et des vocations mystiques si développée à son époque, l’Église voulant trier le bon grain de l’ivraie et transformant le discernement spirituel en mise aux normes d’une morale sociale. On sait que le Dialogue des Carmélites qui met en relief la mystique du martyre décrit des faiblesses sans vouloir en donner une interprétation nosographique. Ai-je parlé de « délire » ? Je ne pense pas que la psychiatrie considère la mystique comme un délire en tout cas pas au sens technique. Certains mystiques sont considérés par les psychiatres comme des délirants, mais globalement il ne me semble pas que la psychiatrie considère qu’il existe une maladie mystique, un tableau particulier, qui figurerait dans DSM-5, le manuel des troubles psychotiques qui fait autorité à côté des troubles bipolaires ou de la schizophrénie. Il faudrait évidemment à côté de la psychiatrie caractériser l’attitude psychanalytique vis-à-vis de la mystique, souvent marqué par un pansexualisme naïf, une récupération massive. Pour autant, je ne sais pas si je dirais que ces approches sont « non pertinentes ». Elles ont peut-être un grain de vérité et, comme l’a souligné Leibniz, même les doctrines les plus fausses, les plus aberrantes contiennent quelques pépites. Rappelons que Pierre Janet sur toutes ces choses a été un précurseur. De l’Angoisse à l’extase (deux tomes, 1926-1928) mérite toujours d’être lu. Il assumait, lui, l’expression de « délire religieux » (voir le titre du premier tome)
AP – Bien que votre livre ne soit pas à proprement parler une « histoire » de la mystique, vous insistez sur les grandes périodes et sur les âges d’or de la mystique. Vous en notez en gros trois : les origines tardo-antiques (Denys l’Aréopagite, Grégoire de Nysse), l’âge classique (XVIe-XVIIe siècles), sur lequel des auteurs comme Brémond (ou Certeau d’ailleurs) ont beaucoup insisté, et la période disons moderne au début du XXe siècle après la Première Guerre Mondiale qui voit également un renouveau pas tant des expériences mystiques que d’un intérêt de certains philosophes de premier plan (on pense à Bergson ou à Russell) pour ces expériences. Comment expliquer ce regain d’intérêt périodique (cyclique ?) pour la mystique ? Pourquoi y a-t-il des moments de l’histoire où cette expérience suscite un intérêt particulier et d’autres où elle passe plus en retrait ?
FN – On ne peut parler d’un intérêt cyclique pour la mystique (ou alors il s’agit d’un phénomène superficiel de mode intellectuelle, un mouvement de balancier). Par contre, il y a une histoire avec une émergence, un développement, puis une quasi-disparition, suivie d’un intérêt en grande partie intellectuel (dont le Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique (1924) de Jean Baruzi est un bon exemple). Les ouvrages L’Université devant la mystique (1999) d’Émile Poulat et le collectif L’Université face à la mystique dirigé par Mariel Mazzocco, François Tremolières Ghislain Waterlot permettent de bien comprendre ce moment complexe d’une réapparition de l’intérêt pour la mystique. Il est très difficile de savoir ce qui peut servir d’indicateur historique du repliement ou de l’essor de la mystique : le culte de saints (comme le Padre Pio ou le Curé d’Ars), les apparitions mariales avec leur contenu éventuellement apocalyptique (La Salette, Fatima), les nombreuses stigmatisées (dont par exemple Marthe Robin), etc. Il est également très difficile de mesurer l’ampleur et le sens de ce genre de phénomènes. Un autre indicateur peut être la naissance d’une doctrine spirituelle. Par exemple la « petite voie » de Thérèse de Lisieux, qui est indéniablement une grande mystique. Je ne pense pas que le regain d’intérêt pour la mystique au début du XXe siècle ait été suffisamment étudié. Histoire de l’Église et des Ordres religieux, histoire des universités, en incluant le Collège de France et l’École des Hautes Études, histoire littéraire (notamment Péguy), cela réclame des compétences multiples et finalement très différentes. L’histoire intellectuelle et l’histoire institutionnelle entrecroisent leurs effets, avec la tentation d’une réduction des doctrines à des prises de position partisanes. Un point un peu délicat : il est certain que l’Église est fortement opposée à la mystique et plus encore à ce qu’elle voit comme des formes de mystique intellectualiste. Cela complique encore l’évaluation de l’intérêt pour la mystique. Il est très instructif de parcourir la tradition mystique française qui s’est exprimée dans la littérature (Bernanos, Bloy, Péguy, et en deçà Joseph de Maistre, voir à ce sujet le livre récent (2015) de Jean-Marc Vivenza) : le ressort de la critique du recroquevillement bourgeois est décidemment et ouvertement mystique et dans un certain sens ces écrivains sont des théologiens d’un calibre bien supérieur à beaucoup de clercs, comme j’ai eu l’occasion de le dire à propos de Bernanos.
Michel de Certeau (1925-1986)
AP – Puisque j’évoquais Russell à l’instant, il faut rappeler que vous vous inscrivez dans le courant de la « philosophie analytique ». Y a-t-il des auteurs de ce courant (à part Russell) qui ont réfléchi sur ce thème de la mystique ou qui ont développé des outils conceptuels pour en avoir une meilleure appréhension ?
FN – Bernard McGinn a insisté sur le fait que dans les années 1960-70 aux États Unis il y a eu un vif intérêt pour la mystique de la part des philosophes et Certeau aussi a noté, de manière critique, ce phénomène ; il distingue approche structurale et non structurale dans ce courant. L’approche n’étant pas philosophique il mentionne ces auteurs par acquis de conscience. On peut citer par exemple Richard Gale, Nelson Pike, et Steven Katz. Dans mon livre j’ai cherché à faire connaître ce courant en l’intégrant dans les discussions (par exemple perception, négation, etc.). Il est difficile de savoir s’il s’agit d’un courant « analytique » à proprement parler. Il s’agit d’une philosophie normalement rigoureuse et argumentée. Il y actuellement plusieurs courants dans l’étude de la mystique : le constructionisme, l’étude de la conscience modifiée (drogue, rapport avec le chamanisme) et les études de genre. Si l’on remonte dans le passé, on se trouve face à deux approches complétement différentes de la mystique : celle de Russell et celle de James. Le titre de l’essai de Russell de 1918 Mysticism ans logic est trompeur.
Russell n’entreprend en effet nullement de décrire et encore moins d’expliquer la connaissance et l’expérience mystiques. Son but est d’équilibrer l’élément existentiel et l’élément formel de la philosophie analytique. Russell ne peut manquer d’être sensible au fait que Platon qui est un mathématicien est aussi un mystique (dont la doctrine de la contemplation a irrigué toute la théologie mystique). Il est dans ce domaine moins sévère à l’égard de l’idéalisme. J’ai donné en note un passage de l’Autobiographie de Russell où celui-ci devant la souffrance de la femme de Whitehead découvre la charité absolue.
James, qui est un pragmatiste, un psychologue en même temps qu’un philosophe dans Les Variétés de l’expérience religieuse s’attelle à la tâche héroïque d’une description des multiples facettes de l’expérience religieuse. Deux chapitres sur l’expérience mystique complètent le tableau en faisant preuve d’une bienveillance exceptionnelle (Bergson le rejoint sur ce point et nul n’ignore leur respect et leur estime mutuels). James est ouvert à la modification de conscience sous l’influence de diverses drogues. J’ai décrit assez précisément les concepts fondamentaux utilisés par James. Il faut noter (ce que je ne fais pas dans le livre) que James s’intéressait aux sciences psychiques (comme Bergson) et plus largement au destin après la mort : notons que le frère de William James, Henry James a écrit de magnifiques histoires de fantôme. L’appendice que j’ai écrit sur Bergson complète les développements sur James.
Dans la philosophie américaine actuelle je ne vois pas parmi les philosophes de grande taille certains qui seraient engagés dans la compréhension de la mystique, même parmi ceux qui sont engagés dans une tradition religieuse comme l’épistémologie réformée (Plantiga, Wolstertoff). J’ai beaucoup utilisé William Alston (1921-2009) à propos de la perception de Dieu ; il a utilisé ce concept pour discuter de la mystique dans son livre Peirceving God (1993) mais son travail est celui d’un épistémologue. Les développements les plus originaux, les plus nouveaux sont comme on l’a dit situés du côté des gender studies. Les philosophes de la religion comme Plantiga, ne montrent pas d’impulsion mystique manifeste. Il en irait de même en Angleterre : Richard Swinburne, peut-être le plus grand, primum inter pares, est assez réservé à propos de la mystique. Celle-ci pâtit chez les philosophes analytiques de stricte obédience de sa mauvaise réputation d’irrationalisme subjectiviste, de monisme insensé. Jusqu’à preuve du contraire le « thomisme analytique » est également hostile, comme en général le neo-aristotélisme. Certes le très grand nombre d’études sur les mystiques (dont surtout Maître Eckhart, mais est-il vraiment un « mystique » à proprement parler?) corrige un peu ce bilan, mais il faut attendre que cette génération change peut-être une approche finalement encore assez positiviste, malgré le fait que le pluralisme religieux des Etats Unis nous oblige à une grande prudence : qu’en est-il des baptistes, des épiscopaliens, des quakers ?
AP – Ce livre constitue en fait le premier opus d’un diptyque dont le second (auquel vous avez commencé à travailler) s’appellera L’Expérience mystique. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette suite et de la façon dont elle s’articulera au premier tome ?
FN – Il m’est très difficile de décrire à l’avance le deuxième volet de mon travail. Je pense travailler, vu le sujet, de manière plus monographique : je pense me consacrer à Hadewich d’Anvers, Catherine de Sienne, Suso, Richard Rolle, Angèle de Foligno, Catherine de Gênes, Thérèse d’Avila …. – on peut noter qu’il s’agit presque uniquement de femmes, ce qui est une manière de s’inscrire dans les études de genre, qui me semblent présenter un enjeu important et en tout cas mériter certainement un examen soigneux. J’hésite à me limiter à une seule figure, probablement dans ce cas Angèle de Foligno ou Catherine de Gênes, car pour ces deux mystiques il existe des travaux remarquables et leur expérience est d’une richesse insurpassable. Peut-être me limiterai-je même à Catherine de Gênes. Le lien avec le premier tome est que j’essaierai de mettre en rapport chaque étape du chemin de connaissance avec des types de connaissance et poser le problème du dépassement de toute expérience. Notons enfin que dans la mesure de mes moyens j’essaierai de me consacrer à des récits d’expériences sufi ou relevant de la Cabale. Dans ce domaine comme dans d’autres ces courants sont très en avance.