Docteur en philosophie et docteur en théologie, Éric Mangin est depuis 2014 le doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Catholique de Lyon (UCLy). Maître de conférences habilité à diriger des recherches, il y enseigne la philosophie antique et médiévale depuis 2003. Éric Mangin est actuellement l’un des meilleurs spécialistes de Maître Eckhart en France et il lui a consacré l’essentiel de son travail de commentateur et d’introducteur (voir notamment Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime, Seuil, 2012).
Éric Mangin a également traduit Maître Eckhart, notamment les sermons 87-105 (Le Silence et le Verbe. Sermons 87-105, Seuil, 2012). En 2015, il a proposé un nouvel instrument de travail très pratique pour le grand public contenant l’ensemble de l’œuvre allemande d’Eckhart en un volume (Sermons, traité, poème. Les Écrits allemands, Seuil). Les traductions des années 1970 de Jeanne Ancelet-Hustache ont fait l’objet, à cette occasion, d’une révision, ont été agrémentées de nouvelles notices de présentation et ont pu être complétées par les traductions d’Éric Mangin lui-même concernant les sermons 87-105, à quoi viennent s’ajouter quatre sermons jusqu’alors inédits (106-109).
Éric Mangin publie en cette fin d’année 2017 La Nuit de l’âme. L’intellect et ses actes chez Maître Eckhart dans la collection « Études de philosophie médiévale » chez Vrin. L’occasion pour nous de le rencontrer et de faire le point avec lui sur cette nouvelle étape de sa réflexion sur celui qui est considéré comme l’un des philosophes majeurs du Moyen Âge.
Propos recueillis par Henri de Monvallier
Actu Philosophia. Pourriez-vous expliquer le choix du titre de votre livre : La Nuit de l’âme ? Il évoque plutôt les mystiques espagnols du type Saint Jean de la Croix que Maître Eckhart. Mais on se souvient aussi qu’au début de sa Théologie mystique, livre qu’on peut considérer comme à l’origine de la notion de mystique en Occident, le pseudo Denys (VIe siècle) insiste sur le fait qu’aller vers Dieu, ce n’est pas aller vers la lumière mais aller vers les ténèbres. Pourquoi donc le choix de ce titre et qu’en est-il de la thématique de la lumière et de l’obscurité, de la nuit et du jour, chez Maître Eckhart ?
Éric Mangin. Il est difficile d’établir une filiation entre les textes. Il est possible que Jean de la Croix ait lu certains textes des rhénans, Maître Eckhart quant à lui connaît le Pseudo-Denys dont il cite explicitement certains passages. Mais une chose est plus évidente encore, toute cette tradition que l’on peut qualifier en partie d’apophatique, puise son inspiration dans l’Écriture et plus particulièrement dans le Livre de l’Exode (que Maître Eckhart a commenté) : « Je vais venir à toi dans l’épaisseur de la nuée » (Ex 19,9). C’est ainsi que le mot de « nuit » est présent dans l’œuvre du maître rhénan, et plus précisément dans sa prédication pour le temps de l’avent et celui de la nativité. Pour lui, ce terme est essentiellement biblique et renvoie aussi bien au Cantique des Cantiques (Ct 3,1) qu’au Livre de la Sagesse (Sg 18,14-15). Il désigne un mode de connaissance plus élevée, une connaissance de la vérité en tant qu’elle se dérobe constamment aux représentations de l’esprit, une connaissance de Dieu dans son inconnaissance comme le montre l’expérience de l’apôtre Paul sur le chemin de Damas (Ac 9,8). J’ai choisi ce thème parce qu’il permet de nuancer une manière de concevoir la connaissance humaine exclusivement à partir de la métaphore de la lumière, mais aussi parce qu’il trouve un écho intéressant dans la littérature contemporaine comme en témoignent les quelques références au poète Philippe Jaccottet.
AP. J’en viens maintenant au sous-titre L’Intellect et ses actes chez Maître Eckhart. Il s’agit d’un clin d’œil au livre de Jean-Louis Chrétien sur Saint Augustin intitulé Saint Augustin et les actes de parole (P.U.F., 2002). Pouvez-vous préciser ce que vous avez retenu de cet ouvrage, de sa méthode et comment vous l’avez « appliquée » à Eckhart ?
ÉM. Certains auteurs apparaissent comme des continents immenses et on ne sait pas toujours comment les aborder. Je voulais procéder à une analyse rigoureuse du maître rhénan sans me noyer dans la complexité des débats médiévaux sur l’intellect. L’ouvrage de Jean-Louis Chrétien sur Augustin est à la fois simple et intelligent, il propose une traversée méthodique de ses œuvres tout en allant au cœur même de sa pensée. Sa réflexion sur les « actes » permet également d’éviter un travail systématique et propose une exposition plus dynamique de la parole. C’est donc ce que j’ai décidé d’entreprendre à propos d’Eckhart à partir d’une analyse minutieuse des occurrences du mot « intellect » dans l’œuvre allemande comme dans l’œuvre latine. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une étude de plus sur l’intellect chez Maître Eckhart, mais d’une enquête à partir de ses propres textes autour de la question suivante : Quels sont les actes produits par l’intellect ? Et par conséquent : qu’est-ce que penser ?
AP.. Votre travail s’articule autour de huit verbes que vous répartissez en trois grandes parties : « Traverser les apparences » (dépouiller, élever, unir), « Étreindre l’insaisissable » (saisir, s’émerveiller, chercher) et, enfin, « Laisser résonner la parole » (écouter, prêcher). Pourriez-vous commenter l’agencement de ces trois grandes parties, de ces huit verbes et leur progression ?
ÉM. Permettez-moi tout d’abord de préciser que j’ai souhaité donner à cet ouvrage une apparence fragmentaire que j’assume complétement parce que je voulais absolument éviter un exposé trop systématique. Et d’une certaine manière, chaque chapitre peut être lu pour lui-même, comme par exemple celui qui porte sur l’émerveillement, et je pense même qu’on peut commencer par la lecture des chapitres qui se situent vers la fin, comme par exemple celui sur l’écoute. Maintenant, vous avez raison, j’ai aussi voulu donner une cohérence à l’ensemble. La première partie montre comment Eckhart s’inscrit dans une tradition philosophico-religieuse et dialogue avec elle sans la reprendre exclusivement et même en s’y détachant très nettement comme le montre le thème de la vision béatifique. La seconde partie souligne véritablement l’originalité de la pensée eckhartienne et décrit longuement cette expérience de la nuit qui donne à l’esprit humain tout son dynamisme. La dernière partie présente enfin le fondement de sa pensée, l’importance accordée à l’Écriture et à la parole, on retrouve alors l’influence majeure d’Augustin.
AP.. Un point me frappe, mais c’est sans doute le professeur de philosophie obsédé des dissertations en trois parties et trois sous-parties qui s’exprime ici : pourquoi la troisième partie sur la parole ne compte-t-elle que deux chapitres et non trois ? Cela semble introduire, au moins sur un point purement formel, un déséquilibre dans votre ouvrage. Pourquoi, par exemple, ne pas avoir fait un chapitre « Prier » qui aurait parfaitement pu s’intégrer comme étape ultime dans ce parcours et dans cette troisième partie sur « Laisser résonner la parole » ? Est-il faux d’affirmer que, pour Eckhart, la prière est un « acte de l’intellect » (peut-être le dernier, au sens ultime du terme) ?
ÉM. D’une certaine manière, Eckhart affectionne aussi le rythme ternaire dans son écriture, non pas pour des questions de méthode philosophique mais pour des raisons plus profondes de théologie trinitaire. En même temps, il faut veiller à ne pas appliquer aux auteurs, surtout lorsqu’ils sont très éloignés de nous, des schémas de pensée qui sont les nôtres. Je m’efforce de présenter de manière méthodique la pensée eckhartienne, et en même temps, je voudrais aussi montrer qu’elle ne se laisse pas facilement enfermée dans un schéma de pensée trop lisse. D’où ce déséquilibre que vous évoquez et que j’assume pleinement. Par ailleurs, j’admets volontiers que la prière est étroitement liée à l’activité de l’intellect, et en même temps si je veux rester fidèle à la méthode employée, il faut bien reconnaître que l’acte de prier n’est pas immédiatement associé à l’intellect dans les textes du maître rhénan. Enfin, si vous lisez bien cette troisième et dernière partie, il existe peut-être un neuvième chapitre qui se dessine en creux, un chapitre sur le silence de l’âme et le murmure de la parole, … Il faut peut-être une part d’inachèvement dans un ouvrage, un inachèvement devant une pensée toujours irréductible à nos représentations, comme l’annonce du prochain livre à venir, autour de la parole.
AP.. Pourriez-vous préciser, de façon générale, le sens de la notion d’intellect au Moyen Âge et comment Eckhart se distingue des philosophes qui ont réfléchi avant lui sur ce thème. Quel est son apport propre sur cette question ?
ÉM. Votre question est vaste, et cet ouvrage essaie modestement d’y répondre. Il faudra essayer d’écrire un jour une étude historique sur les relectures du De Anima au Moyen Age. En quelques mots, on peut dire que l’intellect est l’une des deux puissances de l’âme. Alors que la volonté désigne la capacité à aimer, l’intellect exprime le pouvoir de connaître. Bien qu’ils se soient souvent affrontés sur cette question, les médiévaux ont aussi souligné combien la connaissance et l’amour étaient très étroitement liées. L’originalité d’Eckhart est peut-être d’avoir montré que l’intellect était également un lieu dans l’âme, un « quelque chose » de tout à fait impossible à déterminer, comme un désert immense et silencieux. Aussi, non seulement l’homme ne se réduit pas aux puissances qui le déterminent, mais en plus il existe pleinement lorsqu’il parvient dans ce lieu sans nom où Dieu est présent.
AP.. Peut-on dire qu’Eckhart combat ou conteste des thèses philosophiques précises sur l’intellect, comme le fait par exemple Thomas d’Aquin dans son Contre Averroès ?
ÉM. Il serait sans doute plus juste de dire qu’Eckhart s’efforce de dépasser certains débats et de concilier certaines positions afin de montrer l’extrême cohérence de la pensée qu’elle soit philosophique ou théologique. Il semble bien que ce soit sa relecture d’Augustin qui lui permette de surmonter la crise qui a opposé Thomas d’Aquin et les averroïstes latins. En effet l’évêque d’Hippone distingue dans l’âme humaine une puissance opérationnelle qui raisonne sur les réalités temporelles et le fond secret de l’esprit dans lequel résonnent les réalités éternelles. Et la pensée consiste alors à écouter cette parole intérieure qui cherche à se dire au plus profond de l’homme.
AP.. Sur la question de l’averroïsme, d’ailleurs, qu’en est-il du rapport d’Eckhart à Averroès ? Y a-t-il des textes où il prend explicitement position sur cette question pour condamner les thèses averroïstes sur l’intellect comme Thomas d’Aquin ?
ÉM. Eckhart connaît les philosophes arabes dont il mentionne parfois assez longuement les textes, mais sans jamais entrer dans la polémique. Après plusieurs années de fréquentation du maître rhénan, je pense pouvoir affirmer que le verbe « condamner » ne fait pas partie de son vocabulaire. J’ai employé plus haut les mots « dépasser » et « concilier », il me semble qu’Eckhart nous invite à aller au-delà des images et représentations afin d’éviter une forme de rigidité dans la pensée, mais il nous emporte également vers une vérité toujours plus haute. Sa pensée est constamment tendue entre d’un côté l’évidente présence de Dieu en l’homme et de l’autre l’impossibilité fondamentale de l’exprimer. Et ce drame inhérent à la pensée est bien plus important à ses yeux que tous les débats d’école. C’est cette impossibilité d’exprimer ce qui est là, présent au cœur de l’être, qui légitime la nécessité d’écrire.
AP. Dans la troisième partie de Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime, vous insistiez sur l’idée que l’expérience de pensée et d’écriture d’Eckhart est un effort pour « dire l’intime indicible ». À cette occasion, vous faisiez des rapprochements entre Eckhart et certains écrivains du XXe siècle, comme Woolf ou Duras. De même, dans ce livre en apparence plus technique et plus austère (mais toujours clair), vous citez en conclusion le poète contemporain Philippe Jaccottet (et cela nous ramène à la première question) : « Il y a une nuit dont on ne peut parler, mais dans laquelle il faut entrer pour s’apercevoir qu’elle est sans fond, sans fin ». Quels écrivains, classiques ou contemporains, dans ceux que vous connaissez, vous semblent le plus proche de l’expérience de pensée de Maître Eckhart ? Et, symétriquement, en quoi Maître Eckhart peut-il être lu comme un écrivain (et pas seulement comme un philosophe, un théologien ou un mystique) ?
ÉM. Un colloque a été organisé à Lyon autour de cette question et les actes ont été publiés aux Editions Jérôme Millon en 2017 : Maître Eckhart, une écriture inachevée1. Certes Eckhart a non seulement beaucoup écrit, mais en plus il écrit dans un style littéraire remarquable. Cependant, la notion d’écrivain est plus tardive, et par conséquent il peut être anachronique d’employer ce terme à son propos.
En même temps, Eckhart dit à plusieurs reprises : « J’ai écrit un jour dans mon livre », et cet aspect est assez original. En effet, les théologiens médiévaux écrivent toujours des textes pour des circonstances bien particulières. Sans parler de projet littéraire, Eckhart évoque un livre plus personnel qu’il appelle « mon livre » et souhaite également s’adresser à un public plus large que celles et ceux qui écoutaient son enseignement. Son œuvre latine délivre un enseignement classique, et en ce sens elle est parfaitement scolaire. Mais son œuvre allemande est selon moi bien différente, elle s’efforce de montrer pourquoi un tel enseignement est toujours impossible, et en ce sens elle est plus littéraire. On commence à écrire quand on a conscience que ce qui est à dire, excède ce qui peut en être dit ! S’il y a un enseignement à retenir dans l’œuvre allemande, c’est la nécessité de toujours aller au-delà, c’est pourquoi Eckhart demeure encore aujourd’hui une grande figure de la pensée.