Entretien avec Bernard Bourgeois : Autour de la Science de la Logique (Partie II)

La première partie de l’entretien est consultable à cette adresse.

C : La question de Dieu

AP : Un autre élément peut surprendre quand on lit la Grande Logique, à savoir la présence récurrente de Dieu. Alors que Hegel réfléchit au problème du commencement, il semble adopter une position spinoziste :

« Dans la mesure où l’on réfléchit sur ce point, que, du vrai posé en premier, tout ce qui suit devrait être dérivé, que le vrai posé en premier devrait être le fondement du tout, nécessaire paraît l’exigence de commencer avec Dieu, avec l’absolu, et de tout concevoir avec lui. » 1

Que désigne Dieu chez Hegel, et pourquoi Dieu intervient-il dans la Logique ?

BB : Dieu est l’être absolument être, donc absolument identique à soi, autosuffisant, absolu, sans rapport à quoi que ce soit d’extérieur. Mais, à l’intérieur de lui-même, pour échapper à la vacuité, au non-être qu’il serait s’il était simplement identité à soi, il se différencie en lui-même, il se détermine lui-même, il est auto-détermination. Il est liberté. Il se fait ce qu’il est, il n’est vrai Dieu que s’il se différencie en lui-même, et la religion a manifesté ce vrai Dieu à travers le christianisme.

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AP : Cette définition de Dieu que vous venez de donner, c’est le penseur qui la donne. Autrement dit, Hegel juge équivalents Dieu et le discours que le penseur peut tenir sur Dieu, si bien qu’on ne sort pas du sujet.

BB : Pour Hegel, le plus grand spéculatif qui soit, rien ne nous parvient si ce n’est de l’extérieur et comme extériorité ou différence. L’identité à soi de l’être n’est réelle que comme auto-différenciation ou auto-détermination ; mais cette autodétermination n’existe pas comme telle d’emblée. Il lui faut s’être posée en elle-même, en niant sa simple présupposition d’elle-même. La liberté de l’être se fait liberté en niant son simple être ou sa simple nécessité, en posant sa simple présupposition.. Il présuppose ce qu’il doit poser par une négation de sa présupposition et cette nécessité de la présupposition, pour l’esprit qui est d’abord fini, c’est la nécessité de l’expérience.

Hegel sait que le philosophe doit d’abord rencontrer la différence avant de tâcher de se l’approprier. Rien ne nous parvient, en tant que nous sommes des esprits d’abord finis, si ce n’est de l’extérieur, c’est-à-dire de l’expérience qui est une révélation. C’est pourquoi, la pensée naît à l’intérieur d’une culture qui est un processus d’aliénation, aliénation que la philosophie doit supprimer.

Hegel sait qu’il n’a pu élaborer, au sujet du christianisme, la notion de « Vendredi-saint spéculatif » – c’est-à-dire la pensée philosophique conceptuelle de ce qu’inaugure l’Incarnation – que parce qu’il l’a d’abord reçue de l’extériorité culturelle. La philosophie vient toujours quand un monde s’est développé et commence de vieillir.

AP : Donc si je vous comprends bien, à travers cette reprise de la Préface des Principes de la philosophie du droit, vous voulez dire que même dans le cas de Dieu, on ne peut faire l’économie du sens culturel, donc extérieur, qu’a revêtue la notion de Dieu et que celui-ci ne peut être pensé en-dehors de ce cadre. Le concept s’anticipe culturellement.

BB : Oui. Hegel sait qu’il n’a pu élaborer sa philosophie que dans une culture chrétienne ; la philosophie, c’est bien le monde saisi par la pensée. Le philosophe le plus créatif – Hegel – est aussi celui qui a toujours été le plus réceptif ; le plus spéculatif des philosophes fut aussi le plus ouvert aux enseignements de l’expérience.

AP : C’est précisément ce qu’il admire chez Aristote.

BB : La liberté se fait naître dans un contexte de nécessité. La grande idée hégélienne, c’est que la nécessité est le phénomène de la liberté. La liberté n’est elle-même, c’est-à-dire libre, qu’en se posant librement, à travers la négation de son Autre, de la nécessité qu’elle se présuppose d’abord. Le philosophe à qui on a reproché son arrogance et sa prétention a été le plus humble des empiristes. Il a été celui qui a tout accueilli pour pouvoir le penser concrètement. Il n’y a pas de philosophe plus empiriste que le philosophe rationaliste qu’il a été.

AP : Vous évoquiez l’humilité à l’instant et il y a une formule hégélienne sur laquelle j’aurais voulu vous interroger. Elle se trouve dans l’Introduction. Je cite :

« La logique est, en conséquence, à saisir comme le système de la raison pure, comme l’empire de la pensée pure. Cet empire est la vérité elle-même telle qu’elle est, sans enveloppe, en et pour elle-même ; c’est pourquoi l’on peut s’exprimer en disant que ce contenu est la présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini. » 2

Comment faudrait-il comprendre une telle affirmation ?

BB : La Logique est l’exposé du sens de l’être en tant qu’être. Ce sens c’est d’être le tout des déterminations de l’être, le tout s’auto-déterminant de l’être, ou l’être comme liberté. La liberté s’affirme librement elle-même, c’est-à-dire qu’elle n’est pas. Elle doit s’affirmer librement. Pour cela, elle doit poser ce qu’elle est ; comme elle pose son être en tant qu’il lui apparaît comme être, elle l’a présupposé, ce qui lui permet, en niant cette présupposition, de le poser, de s’apparaître telle qu’elle est. Présupposer, c’est déjà poser, mais poser comme n’étant pas posé de façon à pouvoir, par une négation, poser ce qui est posé comme n’étant pas posé, et le poser comme véritablement accompli.

AP : On a une équivalence frappante dans la réflexion sur la déterminité. « Ainsi, écrit Hegel, l’esprit, Dieu, l’absolu en général, c’est ce qui est un idéel, en tant que relation infinie à soi-même, en tant qu’unité avec soi qui n’est pas perdue dans l’extériorité et dans l’être-autre, mai pour laquelle est toute déterminité. » 3 Comment rendre compte de cette équivalence entre l’esprit, Dieu, l’absolu et même l’Idée ?

BB : Chez Dieu, c’est l’absolu qui est esprit, en tant qu’il se pose lui-même comme esprit. Cette position est traversée de négativité puisque toute position, toute action est négativité, mais une négativité qui se réfléchit en elle-même. Il y a donc du négatif dans cet être originaire de l’absolu, un négatif qui vient de ce qu’il est auto-position et non pas un être statique ou mort. Cette négativité, qui est négativité interne, n’est pas la négativité accomplie, totale ; elle est relativement facile à assumer parce qu’elle est à l’intérieur de soi.

L’esprit doit rencontrer une négativité plus forte. Cette négativité plus forte est celle que l’esprit pose en se sacrifiant lui-même. En termes religieux, c’est la création alors que la première vitalité est exprimée dans la religion chrétienne par la Trinité, circularité et vitalité internes. Il y a une seconde négativité qui fait que l’esprit ne se nie pas à l’intérieur de lui-même mais en suscitant un autre que lui, un autre absolu aussi formellement libre qu’est l’absolu qui se pose. Telle est la création, qui est la création de l’homme avant tout comme esprit.

L’esprit, dit Hegel, agit. Son action consiste essentiellement à créer un autre esprit qui, comme créé, n’est pas autosuffisant, n’est pas une liberté aussi absolue et concrète que la liberté divine, mais une liberté qui a un statut relativement formel, celui du libre-arbitre. L’homme se croit libre absolument, il croit même pouvoir s’opposer à Dieu, ce qu’il ne manque pas de faire. Alors on dit : « Si Dieu l’a prévu, alors l’homme n’est pas libre ! » Mais Dieu ne prévoit pas, il est éternel ; il n’est pas dans le temps. Il voit éternellement que Judas pèche librement. Dans une liberté relative qui n’est, certes, absolue que dans son aspect formel de libre-arbitre. Ce libre-arbitre n’est pas toute la liberté, parce qu’il est formel – il peut dire oui ou non à des propositions qui ne procèdent pas de lui, mais de l’extériorité , alors il se différencie de la vraie liberté, qui consiste à s’auto-différencier. Mais l’homme est capable de cette liberté par exemple là où il a une efficience au niveau de la vie collective, c’est-à-dire au niveau de l’État. En revanche, au niveau social, l’homme n’est pas vraiment créateur. La société est faite de réseaux que la volonté individuelle ne peut maîtriser. En devenant citoyen, il est créateur absolu de son lien avec les autres hommes et, là, la liberté se concrétise. Il n’en reste pas moins que si le libre-arbitre n’est pas toute la liberté, on ne peut pas, au nom de la liberté concrète, comme l’ont fait les négateurs marxistes de Hegel, penser qu’on peut supprimer le libre-arbitre comme liberté formelle. Un homme vivant dans une situation réconciliée, mais qui serait privé de son libre-arbitre, ne serait pas fondamentalement libre. La liberté concrète accomplit le libre-arbitre, mais mais elle ne doit pas le supprimer.

D : Rapport de Hegel à la métaphysique

AP : Si vous le voulez bien, j’aimerais que l’on passe à l’interprétation de la pensée hégélienne, notamment de son rapport avec la métaphysique. Une de vos interprétations majeures de la pensée hégélienne consiste à dire que celle-ci perd toute dimension métaphysique ou, plus exactement, que la métaphysique y est remplacée par la logique. Je vous cite :

« La difficulté de la réalisation de la Logique qui, en sa parfaite saisie philosophique d’elle-même, ne se posera plus comme faisant nombre avec la Métaphysique, mais comme ayant absorbé et dépassé la Métaphysique dans elle-même à travers son approfondissement d’elle-même, tient précisément à cette rénovation radicale d’elle-même. » 4

Le rapport de la logique à la métaphysique est-il un rapport de destruction ou de simple substitution ?

BB : Hegel supprime la métaphysique telle qu’on l’a entendue généralement, en tant que la raison hégélienne des choses est toujours immanente aux choses et non pas extérieure et supérieure, transcendante, à ces dernières. Cependant, malgré un tel rejet de la transcendance abstraite, Hegel a été non seulement le penseur du christianisme, mais aussi un penseur chrétien. Je me souviens d’un propos de Karl Barth disant que jamais la religion chrétienne ne s’était pensée elle-même avec autant d’éclat que chez Hegel (peut-être chez Thomas d’Aquin, mais sûrement chez Hegel), parce que le Dieu chrétien, tout en étant transcendant, y est un Dieu qui n’est pas séparé du monde. Le Dieu chrétien dont parle Hegel se fait lui-même religion puisqu’il s’incarne et s’affirme comme le lien de l’esprit absolu et de l’esprit fini. Hegel n’absolutise pas l’esprit fini mais affirme un lien essentiel entre l’esprit infini et l’esprit fini. Par conséquent, on peut dire que la raison hégélienne est toujours immanente au réel ; le métaphysique est toujours immanent au physique même s’il dépasse le physique.

AP : Vous dites, toujours dans votre présentation, que le but est de dissoudre la métaphysique procédant de l’entendement et de la remplacer par la raison spéculative. Peut-on alors penser qu’au sens propre il n’est de métaphysique que pour l’entendement parce que celui-ci, comme force de séparation, sépare le monde phénoménal de ses raisons fondamentales et, par ce geste, fonde abusivement un domaine que l’on qualifie de métaphysique ?

BB : Hegel supprime la métaphysique en tant qu’il affirme le lien essentiel du métaphysique et du physique, non pas en ce sens que le métaphysique serait l’émanation du physique, mais au sens où il se présuppose activement le physique.

Le rationnel est réel : première proposition. Deuxièmement, et conséquemment : le réel est rationnel. N’oublions pas l’ordre. Le rationnel se fait réel et c’est pourquoi le réel peut se rationaliser. Le mouvement va d’abord de la raison à la réalité, ce qui permet de remonter de la réalité vers la raison. Le sens de la double formule est donc net : c’est la descente de la raison qui permet l’ascension du réel.

AP : Dans un article que je trouve remarquable, vous affirmez ceci :

« Il n’y a pas pour moi de métaphysique hégélienne et, si l’on a pu désigner comme le métaphysique ce qui, chez l’homme, s’exprimerait dans la métaphysique, sa désignation complète, concrète, vraie, est tout simplement, pour Hegel, celle de la pensée en sa potentialité rationnelle. » 5

Je partage pleinement votre analyse mais je me pose alors une question : ne peut-on pas aller jusqu’à dire qu’il n’y a pas véritablement de thèses hégéliennes propres, mais bien plutôt une analyse noétique de ce que l’esprit peut penser et dire ? Autrement dit : dire qu’il n’y a pas de métaphysique hégélienne, n’est-ce pas aussitôt dire qu’il n’y a pas de point de vue hégélien propre sur le monde mais une analyse de ce que l’esprit peut dire du monde ?

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BB : Hegel a dit que s’il n’y avait pas eu le christianisme, il n’y aurait pas eu le hégélianisme parce que la philosophie absolue ne peut être que le concept de la religion absolue. On peut le considérer comme le philosophe chrétien par excellence.

AP : Oui mais je voulais dire ceci : souvent, il me semble que Hegel est un philosophe dont on ne peut pas déterminer ce qu’il pense en son nom propre, dont on ne peut pas dire : « voici ce que Hegel pense en tant que Hegel ». On a plutôt l’impression que Hegel montre ce que la pensée peut dire de tel ou tel sujet.

BB : Ce qui se dit dans Hegel, c’est l’être. Tout le contenu du hégélianisme est l’exposition des déterminations qui doivent être celles de l’être en tant qu’être, en tant qu’il est et ne se renverse pas en non-être. C’est l’être qui s’exprime ; Hegel ne prend pas une position de surplomb, il prend le sens « être », le sens le plus universel qui soit puisque tout ce qui peut se présenter à l’ esprit est. Et le contenu de ce sens est tel que si ce sens est seul, il est aussi bien le contraire de lui-même que lui-même (début de la Logique), donc il est contradictoire, donc il n’est pas ; or il y a de l’être. Il faut par conséquent passer à autre chose, c’est-à-dire à la série totale des concepts de l’Encyclopédie. En Hegel, c’est l’être qui se dit puisqu’il n’attribue jamais rien d’autre à l’être que ce que celui-ci présente comme ses propres déterminations réalisant son sens le plus élémentaire, celui d’être identique à soi. Si vous voulez, le philosophe le plus créatif qui soit s’est présenté comme le simple témoin de l’être se composant en lui-même de façon à être vraiment identique à soi, au lieu de se renverser en non-être.

AP : Oui, voilà, c’est exactement cela que je voulais dire.

BB : Il ne peut être un tel témoin qu’en ayant admis dans son discours seulement ce en quoi l’être s’auto-détermine en tant qu’il est et de telle sorte qu’il soit. Ce discours que l’être tient sur lui-même à travers Hegel, cette ontologie hégélianisante finit par dire que l’être ne peut être que s’il n’est pas simplement être, essence, concept, nature, monde humain, histoire, etc., mais une telle ontologie,. Le hégélianisme est l’affirmation démontrée que l’être en sa cime n’est tel que comme ontologie, c’est-à-dire discours spéculatif sur l’être. Hegel n’ a pas d’autre ambition que de laisser l’être s’exprimer ainsi à travers lui, ce qui n’est pas réduire son mérite, car rien n’est plus difficile.

AP : On est aux antipodes d’un Deleuze qui cherche à définir la philosophie comme une création de concepts, donc qui pose le concept à côté de l’être.

BB :La philosophie est la re-création conceptuelle de l’auto-création de l’être comme concept. Son but n’est pas cette re-création prise pour elle-même, c’est qu’elle ne soit précisément pas à côté de l’être, mais un moment, le moment philosophique dans et de l’auto-création même de l’être.

E : Rapport de Hegel à Kant

AP : Envisageons à présent le rapport qu’entretient Hegel avec Kant. Hegel reconnaît à Kant le mérite d’avoir pensé une synthèse objectivante a priori mais, écrivez-vous, « la double limitation, relativement au phénomène et à la chose en soi, de la raison métaphysique révolutionnée logiquement se réfléchit aussi dans l’auto-limitation de sa propre mise en œuvre : en effet, sa spontanéité identique à soi ne s’auto-différencie pas génétiquement en ses déterminations propres (ses catégories), qu’elle trouve en quelque sorte empiriquement dans elle-même, en se niant donc comme raison. »6 De quelle manière Hegel dépasse-t-il la découverte empirique des catégories kantiennes ?

BB : Hegel les a trouvées aussi, puisqu’elles sont dans le langage et qu’il a appris le langage. Mais, les ayant trouvées, il ne s’est pas contenté comme Aristote, dont le mérite est par ailleurs immense, de les dégager des autres concepts, en tant que concepts porteurs du discours et donc de la liaison des autres concepts ; il a voulu articuler les catégories en leur sens vrai en les faisant dériver, par la dialectique, du sens de la catégorie originaire, du sens qui est absolument nécessaire puisqu’il est constitué par son identité à soi, de l’identité d’une différence qui n’en est pas une, qui s’épuise dans la tautologie « l’être est ». Il a articulé les catégories en les faisant procéder les unes des autres à partir de celle qui est indéterminée, illimitée, à savoir la catégorie « être ». C’est cela qui fait le mérite de Hegel. Il a élaboré le discours originaire en sa nécessité, le discours qui est supposé par tous les autres puisqu’ils l’utilisent implicitement sans le savoir, le discours de la dérivation dialectique de toutes les catégories à partir de celle qui se trouve présente en toutes, qui n’est pas relative, mais absolue, parce qu’elle n’est pas déterminée, mais indéterminée, cette indétermination la faisant s’annuler en elle-même et, par conséquent, poser toutes les modalités de sa détermination progressive.

AP : Vous expliquez très bien dans Études hégéliennes la distance rapide et précoce que Hegel prend avec Kant dans le domaine pratique. « La distance que prend Hegel à l’égard de la pensée de Kant est sans doute progressive, mais elle est bien native. »7. Vous montrez ainsi que manque chez Kant la médiation, au sens où ni la légalité ni la moralité ne sont médiatisées par la religion, contrairement au propos hégélien. Néanmoins, si l’on interroge le rapport de Hegel à Kant de manière plus générale, ne pourrait-on pas voir en Hegel le penseur d’une philosophie transcendantale devenue cohérente, qui aurait tiré toutes les conséquences de son principe ?

Je m’explique : il me semble que Hegel semble mener une réflexion sur ce qui peut être dit, et aboutit à la conclusion que rien de ce qui est dit de l’être ne peut être extérieur au sujet. De ce fait, cela apparaît comme dénué de sens de chercher à savoir ce que serait un sens en dehors du sujet, si bien que parler de l’objet est strictement équivalent au fait de parler de ce que le sujet peut en dire. Au fond, Hegel me semble dire ceci : le sujet transcendantal est une perspective sur l’objet mais il n’y en a pas d’autre possible ; donc cette perspective peut être absolutisée.

BB : La pensée transcendantale est celle qui établit le pouvoir objectivant de la pensée. Il y a des catégories grâce auxquelles une pluralité de représentations s’identifient les unes aux autres, constituent une totalité, forment quelque chose d’autosuffisant pour l’esprit qui le pense et qui peut donc être visé par un esprit comme un objet indépendant de lui. Le transcendantal se dit du caractère objectivant d’un concept.

La philosophie hégélienne est une philosophie qui dépasse le transcendantal parce que ce à quoi elle s’attache n’est pas de rendre raison de l’objectivité, mais de rendre raison beaucoup plus profondément de l’être lui-même dont l’objectivité n’est qu’une modalité et de telle sorte que le discours que fonde Hegel n’est pas seulement le discours scientifique mais est tout discours. D’abord le discours originaire, le discours uniquement catégoriel, celui qui s’expose dans la Science de la Logique. Hegel est un penseur plus radical que Kant.

AP : J’aimerais alors interroger le problème de la chose en-soi. Seriez-vous d’accord pour dire que le nerf du refus hégélien de la scission kantienne entre phénomène et chose en-soi ne porte pas sur le refus d’une existence des choses en soi (au sens de Kant) mais sur le refus que cela ait du sens, pour nous, d’en parler en tant que choses en soi ? Dans ce cas, il s’agirait moins de nier la possibilité qu’existent des choses en-soi que de nier la possibilité d’en faire un objet de discours sensé.

BB : La chose en soi est une détermination de l’être qui figure dans la Logique de l’essence. C’est une détermination qui, comme telle, est essentiellement relative, l’en-soi étant relatif au phénoménal. Entre l’en-soi et le phénoménal, il n’y a pas de véritable identité ; c’est pourquoi on ne peut pas en rester à la Logique de l’Essence. Donc il ne faut pas absolutiser une détermination parmi d’autres, ce qui serait une manière de faire dogmatique. Kant est resté dogmatique, la dimension critique du kantisme n’ayant pas été radicale. Hegel parle de l’être, Kant recherche les conditions de possibilité d’un discours scientifique sur l’objet . Hegel recherche les conditions de possibilité d’un discours sur l’être, c’est-à-dire de tout discours, dire d’un dit s’opposant à lui comme un être. Il va plus à la racine des choses que Kant.

De même, Kant pose que l’affirmation de la liberté est une pensée qui est liée à l’affirmation des phénomènes, donc à celle de la nécessité ; mais la relation est entre les deux pensées, et non pas entre leur contenu. Ce n’est pas le contenu de la nécessité et celui de la liberté qui se réfléchissent l’un dans l’autre. Les deux contenus restent hétérogènes. Hegel montre que le contenu « nécessité », qui est exposé à la fin de la Logique de l’Essence, reste scindé en lui-même, donc est traversé par une différence, celle entre l’identité des choses et leur différence. C’est pourquoi la nécessité est aveugle parce qu’on ne voit pas comment l’identité passe dans la différence et la différence dans l’identité . Hegel, lui, montre que si l’être n’était que nécessaire, il s’effondrerait parce que la contradiction n’est pas résolue à ce niveau. Or il y a de l’être. Par conséquent il faut que la différence qui affecte la nécessité soit surmontée. Elle l’est dans la mesure où la nécessité se totalise absolument, et, se totalisant, ne peut pas se réfléchir en autre chose qu’en elle-même, et cette réflexion en elle-même, ou la présence de la nécessité à elle-même, c’est la liberté qui, seule, parce qu’elle la porte, rend possible l’existence – qui est par elle-même l’existence d’un non-être – de la nécessité. C’est la liberté qui se fait nécessité. Le contenu de l’une des notions se fait l’autre contenu ou le contenu de l’autre notion, alors que, chez Kant, le lien se fait entre la pensée de la nécessité et la pensée de la liberté. Ainsi, Kant donne trop au sujet et pas assez à l’objet. Hegel fait se sacrifier le sujet totalement. Le sujet donne tout ce qu’il a à l’objet, qui devient sujet. C’est la traduction philosophique du contenu religieux du christianisme : Dieu s’incarne. Il n’y a pas de philosophie de l’Incarnation chez Kant. Le Christ, simple symbole de la moralité, est la négation de l’Incarnation. Le Dieu kantien demeure le Dieu juif ; d’ailleurs, Hegel ne s’est pas privé de comparer le kantisme et le judaïsme.

En guise de conclusion

AP : Pour conclure, j’aimerais vous poser des questions plus personnelles. Pour quelle raison vous êtes-vous tourné vers l’étude de Hegel et de l’idéalisme allemand ? Qu’y avez-vous trouvé que vous ne trouviez pas ailleurs ?

BB : Le grand mérite, à mes yeux, de la pensée hégélienne, c’est d’avoir été une pensée démonstrative de l’être comme liberté. C’est ce qui est dit dans le contenu même du concept à la fin de la Logique puisque l’être y est pensé comme personnalité pensante. Hegel fait donc la démonstration par le discours de l’être sur l’être de l’équation parménidienne énigmatique de l’être et de la pensée. Ce qui me paraît essentiel chez Hegel, c’est cet éloge justifié et fondé spéculativement de la liberté. Il n’y a pas d’autre philosophie à ce point de la liberté que la pensée hégélienne parce que, étant donné que l’être ne peut être que s’il y a liberté, alors tout ce qui détermine l’être depuis le début – qu’il soit qualité, qu’il soit quantité, qu’il soit l’essence – n’est que dans la mesure où, en dépit de son non-être, il a cependant un être emprunté à ce qui s’appelle la liberté.

Même du point de vue de la lecture de l’histoire, on peut dire que c’est Hegel qui fait comprendre comment sont conciliées la liberté sous l’image de laquelle tous les hommes agissent dans l’histoire, et la nécessité selon laquelle le développement historique peut se présenter à l’homme qui le réfléchit, c’est-à-dire au philosophe de l’histoire ; cette nécessité et cette liberté apparaissent comme constituant un seul et même fait, celui de la liberté qui se fait nécessité pour s’absolutiser manifestement en triomphant de celle-ci.

AP : Parmi les auteurs de l’idéalisme allemand, il semble que Schelling n’ait pas votre faveur ou que vous ne lui accordiez pas votre affection ; est-ce une impression fausse ?

BB : Non, j’ai beaucoup d’admiration pour Schelling. J’estime même que, de tous les penseurs du postkantisme, il est celui qui, scolairement, est le plus performant. Schelling explique tout clairement et simplement. C’était un pédagogue extraordinaire. Mais la novation de Schelling n’est pas au niveau de celles de Kant ni de Hegel, ni même de celle de Fichte. C’est une très belle philosophie, notamment la deuxième philosophie, celle de la mythologie et de la révélation ; c’est même admirable. Mais la novation schellingienne ne me semble pas être aussi copernicienne que celles de Kant et de Hegel, voire celle de Fichte qui a, le premier, rassemblé ce que Kant avait séparé, à savoir le sujet et l’objet

AP : Dans votre ouvrage consacré à L’idéalisme allemand, vous réservez une place honorifique à Descartes, saluant son « commencement héroïque » 8. Qui est philosophiquement Descartes pour vous ?

BB : Descartes est pour Hegel le héros de la philosophie. Il n’a pourtant pas dit grand-chose. Il n’a fait que répéter l’identification de la pensée et de l’être à travers le cogito. Il n’y a pas de grande richesse, pour Hegel, dans la pensée cartésienne. Mais Descartes est le héros, bien sûr, de la philosophie, parce que, comme Socrate, il l’a fait redescendre du ciel sur la terre et l’a rappelée de l’objet au sujet. C’est avec lui que la philosophie a retrouvé sa terre natale. Avec lui, on sent qu’on revient au pays.

AP : Mais vous-même, partagez-vous l’analyse que Hegel propose de Descartes ?

BB : Je dirai qu’il y a plus de contenu dans le cartésianisme que ce que Hegel en dit. Il mesure la richesse du contenu à l’apport strictement conceptuel. Pour lui, l’apport conceptuel de Descartes consiste à dire qu’il y a identité de l’être et de la pensée à travers le cogito. Mais le propre d’un héros n’est pas de parler ; c’est de changer l’assise de l’humanité, de la faire repartir dans un autre sens. C’est pourquoi reconnaître Descartes comme un héros de la philosophie, c’est le mettre au même niveau que Socrate.

Chez Descartes, il y a autre chose que le concept. Il a inventé deux choses : la raison, et le bon sens. La raison, c’est la méthode. Le bon sens, c’est l’acuité, la justesse immédiate d’un regard qui sait faire la part des choses. Hegel fait bien l’éloge de Descartes aussi en tant que philosophe du bon sens.

AP : Pour finir, quel est le rôle, selon vous, d’un historien de la philosophie ?

BB : Son rôle est d’essayer de présenter de façon plus accessible au plus grand nombre le contenu des grandes philosophies. Il ne pense pas mieux les penseurs étudiés que ceux-ci ne se sont eux-mêmes pensés. Mais il doit être capable de dire, dans un langage plus accessible, plus simple, ce que pensent les philosophes. Il ne pense pas mieux que Descartes ce que Descartes a pensé, mais il doit être capable de dire de façon plus analytique et plus accessible la totalité géniale d’une pensée innovante Quant à celui qui comprend le mieux une pensée, c’est toujours son propre auteur.

On voit certains dire qu’on peut penser mieux qu’un philosophe ce que ce dernier a pensé ; ils évoquent ce que Kant aurait dit à ce sujet, oubliant la totalité du propos kantien qui ajoute que cela ne vaut que si l’auteur n’a pas suffisamment précisé ses propres concepts. Mais un penseur important sait préciser ses concepts. Gueroult avait raison de dire que celui qui a le mieux compris une pensée, c’est quand même toujours son auteur. Il faut en finir avec cette idée qu’on pourrait comprendre mieux Descartes ou mieux Kant qu’ils ne se sont compris eux-mêmes.

AP : Oui, je partage totalement votre analyse qui pointe peut-être une certaine arrogance des commentaires contemporains qui ne se mettent plus humblement au service de la pensée commentée mais s’octroient une position de surplomb que rien ne vient justifier. Cela étant, vous m’aviez dit, lors d’une précédente rencontre que, dans vos cours oraux, vous étiez beaucoup plus pédagogue que dans vos écrits que vous refusiez de simplifier.

BB : Oui, c’est vrai. J’ai beaucoup péché dans mes écrits car j’aime la densité. J’ai horreur du bavardage en philosophie et, par conséquent, quand j’écris, j’essaie de rendre la phrase suffisamment dense en la totalité de sens qu’elle doit être, même si ce choix exige du lecteur un effort. Mais si le lecteur ne fait pas d’effort, il ne progresse pas.

AP : Est-ce que, quand la phrase est très dense, cela permet au lecteur d’accéder à la compréhension du texte de l’auteur ?

BB : Le lecteur doit être un grand travailleur, comme l’auteur qui mérite d’être lu . Quand je faisais cours, je rabâchais, je tournais les choses de différentes manières. Mais un cours, ce n’est pas un livre ; un livre, on peut y revenir sans cesse, et si un livre est bon, je ne vois pas pourquoi on ne le lirait pas une seconde fois, une troisième fois, et ainsi de suite.

AP : Vous pariez donc sur une grande intelligence et une non moins grande persévérance du lecteur.

BB : Je crois que c’est le principe de toute communication : toujours supposer que la personne à laquelle on s’adresse est quelqu’un d’intelligent et d’attentif. Pas de mépris !

AP : Ce sera le mot de la fin. Merci infiniment.

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  1. Hegel, l’être, op. cit. , p. 92
  2. Ibid, p. 57
  3. Ibid., p. 229
  4. Ibid., Avant-propos, p. 8
  5. Bernard Bourgeois, « Hegel ou la métaphysique réformée », in Jean-François Kervégan et Bernard Mabille, Hegel au présent, Paris, CNRS, 2012, p. 25
  6. Avant-propos de L’être, op. cit.,, p. 9
  7. Bernard Bourgeois, Études hégéliennes. Raison et décision, Paris, PUF, 1992, p. 15
  8. Bernard Bourgeois, Idéalisme allemand. Alternatives et progrès, Paris, Vrin, 2000, p. 9
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).