Elisabeth Roudinesco : Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires

Acheter soi-même comme un roi (grand format)

Acheter soi-même comme un roi (poche)

Elisabeth Roudinesco a fait paraître en mars 2021 un ouvrage brûlant d’actualité[1], par l’attention qu’il porte à l’histoire des dérives identitaires dont il cherche à comprendre les sources et les plus récents déploiements. Dès l’avant-propos, l’auteure affirme que « l’autoaffirmation de soi » est le signe distinctif « d’une époque où chacun cherche à être soi-même comme un roi et non pas comme un autre » (p. 10), clin d’œil à Paul Ricoeur lourd de sens et de conséquences. La société postmoderne cultive le narcissisme, en tous les domaines : par ces analyses, Elisabeth Roudinesco rejoint les analyses de bon nombre de philosophes et sociologues, en particulier celles de Gilles Lipovetsky, dans L’ère du vide.

Le livre s’organise en 6 chapitres. Dans le premier chapitre, Elisabeth Roudinesco évoque quelques formes modernes de l’assignation identitaire, dont l’objectif est « d’en finir avec l’altérité » (p. 11). Puis, dans le deuxième chapitre, elle analyse les variations qui ont marqué la notion de « genre ». Dans les trois chapitres suivants, il est question des différentes métamorphoses de l’idée de « race », à travers la question des études dites « postcoloniales », « subalternistes » et « décoloniales ». Enfin, dans le dernier chapitre du livre, l’auteure interroge la manière dont la notion d’ « identité nationale » a fait retour sur la scène médiatique française, inspirée par la terreur du « grand remplacement ».

Dès la fin de l’avant-propos, Elisabeth Roudinesco affirme que la signification profonde de son travail réside tout entière dans le mot de Claude Lévi-Strauss : « ni trop près, ni trop loin », affirmant que l’uniformisation du monde mène autant à son extinction que la fragmentation des cultures.

 

Assignation identitaire et galaxie du genre

Au début du premier chapitre, intitulé « L’assignation identitaire », l’auteure établit d’emblée ses propres convictions, qui pourraient être qualifiées de « progressistes » – terme galvaudé dont la suite du texte peut permettre d’éclairer quelques aspects du sens – : « Seuls la diversité et le mélange sont, à mes yeux, sources de progrès. […] Seule la laïcité peut garantir la liberté de conscience » (p. 18). Cependant, elle nuance immédiatement ces affirmations : « il est difficile d’affirmer que [le modèle de laïcité] serait supérieur à tous les autres et donc exportable. Vouloir imposer ce modèle à tous les peuples du monde serait suicidaire. » (p. 19).

Elisabeth Roudinesco fait part du danger de l’homogénéisation des manières de vivre et de penser qui, à mesure qu’elle s’intensifie, provoque des réactions identitaires absolument violentes, accompagnées de quêtes de « prétendues racines » (p.19) : « la mondialisation s’accompagne d’une recrudescence des angoisses identitaires les plus réactionnaires » (p. 19-20).

L’auteure débute le second chapitre, « La galaxie du genre » par l’expression bien connue de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. », rappelant que Le Deuxième Sexe ouvrit la voie à un très grand nombre d’études littéraires, sociologiques et psychanalytiques des années 1970 qui visaient à distinguer le sexe, ou corps sexué, du genre (gender) en tant que construction identitaire. Ce fut la naissance des gender studies.

Elisabeth Roudinesco souligne qu’à mesure que le monde cessa d’être binaire et que l’échec des politiques d’émancipation fondées sur la lutte des classes et les revendications sociales devint de plus en plus évident, « l’engagement en faveur d’une politique identitaire se substitua au militantisme classique […]. Les progrès de la chirurgie permirent de penser la question du genre en termes non pas de subjectivité, mais d’intervention directe sur le corps. » (p. 32).

L’auteure cite l’un des pionniers des genders studies, John Money : « Un rôle de genre n’est jamais établi à la naissance mais construit de façon cumulative à travers des expériences vécues. » Aux yeux de Money, seul compte le rôle social : « le genre sans le sexe. Il suffirait donc, selon lui, d’élever un garçon comme une fille et réciproquement pour que l’un et l’autre acquièrent une identité différente de leur anatomie. » (p. 33). A ce sujet, Elisabeth Roudinesco rappelle que toutes les recherches scientifiques montrent qu’il est quasiment impossible d’élever comme une fille un garçon génétiquement programmé pour être un garçon.

L’auteure évoque par la suite le psychiatre Stoller, qui montra que les interventions chirurgicales n’étaient bénéfiques qu’à partir du moment où le sujet ne parvenait pas à accepter son anatomie réelle, laquelle ne correspondait jamais au genre dont il se sentirait affecté.

Elisabeth Roudinesco rappelle que le transsexualisme suscita un immense débat à partir des années 1970 : « Des femmes et des hommes pouvaient avoir la conviction que leur genre ne correspondait en rien à leur sexe anatomique, et que, surtout, grâce aux progrès de la médecine, ils pouvaient enfin accéder à l’identité de leur choix, ou plutôt à celle qui répondait à une certitude absolue imposée par leur organisation subjective : le psychisme prenait ainsi un ascendant considérable sur la réalité biologique, au point de sembler en mesure de l’éliminer. Cependant, les opérations se révélèrent désastreuses, précisément parce que la réalité biologique ne pouvait jamais être éradiquée au profit d’une pure construction psychique ou sociale. » (p. 35).

Bien après les travaux de Stoller, le terme de « transsexualisme » fut rejeté au profit de celui de « transgenre ». En adoptant cette appellation, les transsexuels revendiquèrent le droit à une identité de genre sans obligation de réassignation hormono-chirurgicale. « En conséquence, ils réclamèrent que leur identité de genre fût reconnue à l’état civil, alors même qu’elle ne coïncidait pas avec la réalité de leur anatomie. » (p. 37). Elisabeth Roudinesco remarque que l’adjectif « genré » remplace de plus en plus souvent l’adjectif « sexué » dans le discours quotidien des journalistes et des hommes politiques, voire des juristes : « On dirait que de nouveau le sexuel, la sexualité, le sexué, en bref tout ce qui a trait au sexe est banni au profit d’un puritanisme qui ne veut plus entendre parler de sexualité, sous prétexte que le mot renverrait à une scandaleuse biologie de la domination masculine, ce qui pourtant n’est pas le cas. » (p. 40).

Le mouvement de la Queer Nation naquit en 1990, durant la Gay Pride de New York et de Chicago. L’auteure souligne que le terme « queer » signifie louche, bizarre, tordu et a longtemps servi à qualifier de façon injurieuse les homosexuels, pour ensuite être revendiqué de façon parodique par les victimes elles-mêmes. « A travers ce terme, une nouvelle politique identitaire – ou postféministe – émergeait, fondée sur l’adhésion à l’idée que les « anormaux », rejetés des discours dominants, pouvaient se rassembler en une communauté unique, une « nation queer », composée de tous les représentants des sexualités dites « minoritaires » » (p. 50). Loin de vouloir réintégrer l’ordre familial, les militants queers revendiquaient la fierté d’être « hors normes ». « Néanmoins, ce mouvement adhérait à l’idée que l’ « hétéronormalité » demeurait l’ennemi à abattre. En conséquence, et sans même s’en apercevoir, il réinventait une nouvelle norme. » (p. 51).

Elisabeth Roudinesco poursuit sa réflexion en rappelant que les membres du mouvement queer prirent l’habitude de se désigner comme « entrepreneurs d’eux-mêmes » : en vertu de cette appellation, « c’était à eux – et à eux seuls – que revenait désormais le droit de raconter leur histoire, selon le principe de l’émotion, du « ressenti » et de la compassion : je souffre donc j’existe. C’est ainsi que les catégories de la science biologique furent littéralement pulvérisées au nom d’un idéal d’émancipation » (p. 55).

Dans un rapport rédigé en 2018, David Bell constatait que le nombre de demandes de transition chez les mineurs avait augmenté de façon vertigineuse entre 2010 et 2018 (plus de 200%), sous l’influence des réseaux sociaux – notamment les « Transsgender Heaven » – qui incitaient des adolescents en détresse à réclamer une transition susceptible de mettre fin à leurs angoisses. Elisabeth Roudinesco cite à ce propos un extrait d’une lettre de Marcus Evans, membre du conseil de la Tavistock Clinic : « Il n’y a rien d’alarmant au fait que des milliers de jeunes filles et de nombreux jeunes garçons soient remplis de dégoût pour leur propre corps et veuillent en changer. Il n’est pas déraisonnable de se demander s’il pourrait y avoir de graves conséquences à long terme sur la santé mentale en permettant à un jeune enfant de prendre des décisions qui modifient son corps. » (p. 58-59). L’auteure poursuit en mentionnant la « sage décision » de la Haute Cour de justice du Royaume-Uni qui, en décembre 2020, interdit à l’avenir tout traitement de transition chez les enfants de moins de seize ans.

Judith Butler, longuement cité par Elisabeth Roudinesco dans cet ouvrage, prôna, en 1990, un culte des états limites, affirmant que la différence sexuelle était toujours floue et que la cause transsexualiste pouvait être une manière de subvertir l’ordre établi et de refuser la norme biologique. D’après elle, les comportements sexuels marginaux et « troublés » – transgenrisme, travestisme, transsexualisme, etc. – ne seraient rien d’autre que des manières de contester l’ordre dominant : familialiste, paternalocentriste, hétéronormé, etc.

L’auteure de Soi-même comme un roi écrit qu’ « il va de soi que les personnes transgenres ou intersexuées doivent avoir le droit, au même titre que toutes les autres minorités dites sexuelles, de ne pas être discriminées, comme le souligne l’appel aux Nations unies de 2009 qui dénonce, à juste titre, la classification médicale en vigueur, laquelle les qualifie de « mentalement dérangées » ». (p. 61). Elle propose à la suite de cela un ensemble de questionnements, qui présentent la fin de ce chapitre comme une invitation à poursuivre la réflexion : « Peut-on, au nom de l’égalité des conditions, généraliser l’idée que tout être humain peut être biologiquement mâle et femelle, ce qui revient à faire de l’intersexualité (hermaphrodisme) autre chose qu’une anomalie de naissance, semblable à la transidentité qui n’en est pas une ? Peut-on, au nom de cette même égalité, assimiler la bisexualité psychique, universellement présente en chaque sujet, à une identité sociale à la fois « genrée » et biologiquement définie, avant de conclure à l’existence juridique d’un « sexe neutre » ou d’un « troisième sexe » ? Peut-on enfin déduire de ces problématiques une politique militante, dite « égalitaire », des différences identitaires ? » (p. 62).

Anticolonialisme et postcolonialités

Elisabeth Roudinesco commence le troisième chapitre, « Déconstruire la race », par l’évocation de Claude Lévi-Strauss, qui à travers son ouvrage Race et histoire entreprit de lutter contre le préjugé racial en dénonçant les monstruosités auxquelles s’étaient livrées les nations européennes à travers l’affirmation d’une prétendue inégalité entre les races, mais aussi le colonialisme qui avait érigé en dogme l’idée de l’infériorité des peuples non occidentaux. Selon Lévi-Strauss, toute forme d’occidentalisation intégrale du monde, sous l’effet du progrès vertigineux de la science, ne pourrait aboutir qu’à un désastre pour l’humanité entière. « Aussi bien rejette-t-il, à juste titre, l’uniformisation du monde au profit du respect de chaque culture […]. Les sociétés ne doivent donc ni se dissoudre dans un modèle unique (la mondialisation) ni se refermer dans des frontières carcérales (le nationalisme) » (p. 79).

L’auteure souligne ensuite le paradoxe du colonialisme, « puisque c’est au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et donc d’un idéal républicain, qu’Ernest Renan, Jules Ferry et bien d’autres avec eux se firent les apôtres d’une ségrégation meurtrière fondée sur la « mission civilisatrice de la France » » (p. 84).

Face aux ravages provoqués par cette mission, plusieurs voix se firent entendre. Aimé Césaire forgea, vers 1934, avec son ami Léopold Sédar Senghor, le concept de négritude, anoblissant un terme issu du discours raciste. Pour Senghor, la négritude se définissait de façon positive comme l’ensemble des valeurs culturelles, économiques, politiques et artistiques des peuples d’Afrique, des minorités noires d’Amérique, d’Asie, d’Europe et d’Océanie, qu’ils soient ou non des « sang-mêlé ». L’idée même de l’existence d’une « race pure » était exclue de la notion de négritude. Quant à Césaire, il voyait dans la négritude un acte de négativité et non pas d’affirmation : « rejet d’une image abjecte du Noir – façon Banania – fabriquée par la colonisation » (p. 91). La négritude selon Césaire se définissait comme un cri de douleur et de révolte.

Elisabeth Roudinesco fait ensuite référence à Sartre, qui considérait la négritude comme un moment dialectique récusant l’hypothèse de la supériorité du Blanc et conduisant à la société sans races. Et il ajoutait que l’unité finale réunissant tous les opprimés dans le même combat devait être précédée, aux colonies, par « ce que je nommerai le moment de la séparation ou de la négativité : ce racisme antiraciste est le seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race » (« Orphée noir », in Revue d’études africaines, p. 301-302).

Elisabeth Roudinesco consacre de nombreuses pages de ce chapitre à Frantz Fanon, psychiatre d’origine martiniquaise, qui fut l’un des grands artisans de l’engagement anticolonialiste. Dans son ouvrage Peaux noirs, masques blancs, Frantz Fanon décrivait la quête d’identité et de reconnaissance des peuples d’origine africaine et antillaise. Selon lui, l’Homme africain ne pouvait s’émanciper de son aliénation que par une révolte. En 1961, Fanon publia Les Damnés de la terre dans lequel il appelait l’ensemble du continent africain à engager un combat sans merci en faveur de l’indépendance. Mais il récusait les actes terroristes et désespérés qu’il jugeait moins efficaces qu’une action militaire fondée sur le soulèvement des classes paysannes. Sartre, à la demande de Fanon, rédigea la préface des Damnés de la terre, dans lequel il appelait le monde des « damnés » de la terre entière au soulèvement armé et dénonçait les crimes commis par les Etats européens au nom de la civilisation. Elisabeth Roudinesco mentionne une phrase que Sartre écrivit dans cette préface qui ne lui sera jamais pardonnée : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds ».

L’auteure de Soi-même comme un roi a à cœur de souligner ce qui unissait ces combattants de la décolonisation – Césaire, Senghor, Fanon : « Tous avaient le souci de s’appuyer sur les artisans de l’antiracisme et de l’anticolonialisme français sans exclure les Blancs de leurs combats. […] aucun d’entre eux ne pensait que le racisme était l’affaire exclusive des Noirs. […] Ils étaient conscients que le racisme est un phénomène aussi universel que l’aspiration à la liberté. » (p.111). Elisabeth Roudinesco évoque une expression dont Fanon s’est toujours souvenu et qui venait de l’un de ses professeurs : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »

Edouard Glissant pensait que la culture antillaise ne devait pas être rapportée à l’identité noire et que la négritude ne pouvait donc pas prétendre l’englober. En bref, il reprochait à ce concept d’éliminer l’idée même d’une identité plurielle. L’identité, disait-il, ne saurait être que « rhizomatique » et ancrée dans une pluralité, une altérité, un mélange permanents. A la négritude césairienne, jugée trop univoque, il opposait la condition antillaise, illustration d’un « tout-monde ». Le « Nous-sommes-antillais-autres-que-nous-mêmes » devait donc succéder au « Je-suis-nègre » vécu comme le cri d’une révolte contraignant les « non-noirs-non-blancs » à s’identifier à une seule couleur. « L’antillanité selon Glissant ouvrait la voie à la constitution d’une nouvelle histoire mémorielle qui ne serait plus écrite explicitement par les colonisateurs, les missionnaires, les esclavagistes, voire par les anticolonialistes – Clémenceau, Lévi-Strauss, Sartre, Césaire, etc. – mais par les victimes elles-mêmes redevenues visibles : les absents de l’histoire. » (p. 120).

Dès le début du quatrième chapitre, intitulé « Postcolonialités », Elisabeth Roudinesco souligne le paradoxe qui veut que ce soient des intellectuels installés au cœur même de l’Occident qui aient produit les critiques les plus acérées à son encontre.

Traduit en quarante langues, L’Orientalisme, d’Edward Said, devint en quelques années la bible des études postcoloniales « en étant lu, bien souvent, en sens contraire de ce qu’il énonçait » (p. 145). Said affirmait que l’Orient, au sens générique du terme, plutôt que géographique, était une sorte de construction fictive à travers laquelle le discours occidental cherchait à cerner une altérité qui lui échappait. « L’orientalisme en tant que mouvement de pensée témoignait à ses yeux du rêve éveillé collectif de l’Europe à propos de l’Orient, un rêve qui cautionnait un rapport d’inégalité identitaire entre le voyageur occidental et les populations visitées. » (p. 146). Par « orientalisme », Said entendait une discipline et un style de pensée fondés sur l’hypothèse qu’il existerait un Orient opposé à un Occident, l’un dominé et l’autre dominateur. L’Orient aurait donc été « orientalisé » par le discours occidental afin que les Occidentaux et les Orientaux puissent s’assurer d’une « identité », les uns face aux autres, cette identité fût-elle falsifiée ou illusoire. Le danger attaché à cette démarche était bien sûr de faire du mouvement orientaliste un simple auxiliaire du colonialisme.

Elisabeth Roudinesco explique que la thèse de Said devint le fer de lance d’un combat tout à fait simplifié : les dominants d’un côté, masculinisés, les dominés de l’autre, féminisés ou encore « subalternisés », réduites au silence par les dominants. L’adjectif « raciser », qui, à l’origine, servait à définir une attitude discriminatoire fondée sur des critères raciaux, finit par désigner positivement un clan soucieux de ne pas se mélanger à une population jugée « dominante », l’idée étant que cette mise à l’écart permette aux victimes jusque là muettes de s’exprimer sans avoir à redouter qu’un « dominant » ne vint parler à leur place. A ce sujet, Elisabeth Roudinesco écrit : « L’emploi de ce terme ouvrait la voie à une mise en cause inacceptable de l’idée d’indivisibilité de la République : en France, en effet, il est interdit de classer les personnes en fonction de leur origine ou de leur couleur de peau. Nul n’a le droit, par exemple, de choisir d’être soigné par un médecin noir plutôt que blanc, et de même par une femme plutôt que par un homme et réciproquement. Rester dans l’entre-soi afin de se protéger de l’agression raciste : telle serait donc la spirale infernale de toute quête identitaire qui ne peut aboutir qu’à un enfermement victimaire. » (p. 151).

Donner la parole aux victimes. Tel était le programme des subaltern studies popularisées dans le monde académique anglophone par des historiens indiens formés dans les universités occidentales. Le projet de ces études fut de faire de « l’histoire par en bas », c’est-à-dire donner la parole aux invisibles, aux sans-grades, aux damnés de la terre : « les subaltern studies voulaient donner la parole à l’autre dans son dénuement le plus absolu » (p. 159). L’objectif fut de construire un mémorial en l’honneur des victimes afin qu’elles accèdent enfin à la « parole ». « En réalité, l’approche dite subalterniste ne faisait qu’actualiser une tendance historiographique déjà présente chez de nombreux historiens très éloignés de toute forme d’engagement identitaire mais qui avaient ouvert la voie à la micro-histoire, à la science du vécu et du ressenti, en bref à un récit des expériences subjectives. C’était le cas de Carlo Ginzburg qui, en 1976, avait publié en Italie un ouvrage majeur : Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle. » (p. 160).

Elisabeth Roudinesco affirme que ces études « ne font finalement que reconduire les vieilles thèses de l’ethnologie coloniale avec ses catégories immuables, sa psychologie des peuples, ses oppositions binaires entre barbares et civilisés, à ceci près que les subalternes sont désormais érigés en rois d’un royaume identitaire, renvoyant leurs anciens bourreaux aux poubelles de l’histoire : manière de dénier à la pensée dite « occidentale » et à ses acteurs toute participation à la lutte anticoloniale. » (p. 180). « L’étude des représentations identitaires ressemble à un puits sans fond, puisqu’elle conduit ceux qui s’en disent les adeptes à reproduire des discriminations autrefois combattues puis à inventer des catégories destinées à opposer les uns aux autres selon les modalités d’une culture de la dénonciation perpétuelle, chacun étant catalogué en vertu d’identités de plus en plus étroites. » (p. 181).

 

Le chapitre 5 (« Le labyrinthe de l’intersectionnalité ») débute par une référence à l’historien Pascal Blanchard, qui souligna que la France continuait à être hantée par un passé colonial qu’elle ne cessait de refouler et qui faisait régulièrement retour à travers la crise des banlieues, les violences urbaines et les difficultés d’intégrer au système républicain français certaines communautés issues de l’immigration : « Il existait donc bien au sein de la société civile une césure identitaire de nature postcoloniale » (p. 184).

Les studies allèrent s’unir pour envisager toutes les formes d’oppression patriarcale comme l’expression d’une attitude colonisatrice, racialiste, discriminante. « Aussi était-il urgent de construire une « postcolonialité genrée » » (p. 185).

Elisabeth Roudinesco établit quelques rappels sur les termes « islamophobie » et « islamo-gauchisme » : « Sans cesse mobilisé par la rhétorique de gauche,, le néologisme « islamophobie » vise la diffamation de l’islam, en ce qu’elle serait assimilée à un racisme, alors qu’aucune atteinte aux droits de Dieu n’est plus recevable, en tant que telle, dans la plupart des pays démocratiques. En France, plus encore qu’ailleurs, aucune loi ne punit ni n’encourage le blasphème et seules sont sanctionnées l’injure et la diffamation envers des personnes ou des groupes en raison de leur appartenance religieuse. […] Quant au mot « islamo-gauchisme », il ne vaut guère mieux. Brandi massivement par la droite contre la gauche, il vise à traquer des « ennemis » regroupés en une vaste nébuleuse invasive qui serait composée d’antisémites, de gauchistes, d’écologistes, de trotskistes, de communistes, d’antisionistes, de socialistes, d’insoumis, de décoloniaux ou postcoloniaux, de sociologues, universitaires de préférences et anticolonialistes. » (p. 187-188). Suite à cela, l’auteure rappelle que « l’expression « judéo-bolchévisme » servait, au début du XXe siècle, à suggérer que les communistes étaient secrètement contrôlés par des organisations juives soucieuses d’imposer leur domination sur les pays occidentaux. Et de même, l’expression « hitléro-trotskisme » autorisait des staliniens à insulter les partisans de Trotski en faisant d’eux les alliés du nazisme. Pour désigner l’islamisme radical, il est préférable de parler de salafisme et de djihadisme, mouvance meurtrière de l’islam qui prône la guerre sainte planétaire et l’instauration dans le monde entier d’une dictature obscurantiste visant à éradiquer, par la terreur, les libertés civiles » (p. 189).

Elisabeth Roudinesco revient ensuite aux problématiques posées par les études de la postcolonialité : « comment identifier les coupables quand une entreprise criminelle s’est étendue sur plusieurs siècles ? Faut-il condamner les descendants des colonisateurs ? Suis-je responsable des crimes commis en Terre de Feu, au milieu du XIXe siècle, par mon lointain ancêtre Julius Popper, Juif roumain connu pour avoir massacré des Indiens Selknam ? Faut-il éradiquer les traces du passé en dégradant des statues, des bâtiments, des œuvres d’art qui ont été érigés par des colonialistes ou leur ont appartenu ? Faut-il censurer les livres, les pièces de théâtres et les films, ou les interdire, voire les réinterprèter en fonction d’une vulgate identitaire nouvellement construite : genrée, non genrée, queer, décoloniale, racisée ? Et qui va décider de quoi ? Qui choisira de détruire quoi ? L’Etat, les sujets en souffrance, les foules en colère ? Qui va dénoncer qui ? » (p. 195).

L’auteure évoque ensuit la « culture de l’annulation » (cancel culture) : « Cette « culture » consiste à pointer du doigt, pour l’ostraciser ou l’éliminer, une personne, une association ou une institution dont les propos, les mœurs, les actes ou les habitudes seraient jugés « offensants » envers telle ou telle minorité » (p. 217). Cette culture de la dénonciation publique, « toujours dangereuse pour la démocratie, va de pair avec d’autres formes d’expéditions punitives, comme celles qui visent l’ « appropriation culturelle » » (ibid.) : « les adeptes de cette approche « intersectionnelle » récusent toute idée d’universalisation de l’expression artistique : seuls le Noirs auraient le droit de penser la « noiritude », les Juifs la « juiverie », les Blancs la « blanchitude » etc. […] De même, il faudrait admettre que seul un homosexuel soit habilité à interpréter un rôle d’homosexuel, un Juif un rôle de Juif, un transgenre un rôle de transgenre, etc. Cela signifierait, a contrario, et selon la même logique, qu’un chanteur noir ne pourrait plus interpréter le répertoire classique – Mozart ou Verdi – et qu’un Blanc n’aurait plus le droit de chanter des airs de bues ou de jazz. » (p. 219).

Selon Elisabeth Roudinesco, les partisans de la cancel culture « s’efforcent moins de lutter en faveur d’une véritable émancipation, dans le droit fil de Martin Luther King, que de substituer à l’histoire honnie des hagiographies fantasmatiques et binaires. » (p. 223). Elle cite ensuite Alain Mabanckou, professeur de littérature francophone à UCLA : « Si l’on déboulonne une statue qui rappelle quelque chose d’horrible et d’injuste, comment donnerais-je à mon fils un regard sur cet événement ? On m’avait demandé il y a quelque temps s’il fallait modifier Tintin au Congo parce que l’œuvre était jugée trop coloniale et caricaturait les autochtones. Non, il faut poser un regard objectif sur ce temps colonial. Moi j’ai besoin de lire le Code noir, tout comme je dois lire Mein Kampf pour mieux affûter les raisons de mon indignation. En effaçant les traces de Colbert et du Code noir, nous effaçons aussi celles des résistants, des Noirs, des Blancs qui ont combattu ce personnage et décrié ce code. La lecture de l’histoire ne doit pas être guidée par l’émotion […]. Je n’ai pas besoin d’afficher une rancœur pour affirmer mon identité. »

 

Grands remplacements

Dans le dernier chapitre, intitulé « Grands remplacements », Elisabeth Roudinesco écrit que les Identitaires « ont en commun une volonté de contre-révolution mondiale fondée sur le rejet des élites, de l’Université, du « système » et de la démocratie en tant qu’elle ne permettrait pas de représenter le vrai peuple. » (p. 236). « Les révolutionnaires, quelles que soient leurs querelles de doctrine, se concentraient sur un objectif commun : un avenir plus juste. Les réactionnaires, si dégoûtés par le présent qu’ils ont du mal à imaginer l’avenir, se réfèrent plutôt, quant à eux à un passé idéalisé […]. Le réactionnaire n’est pas un étudiant en histoire, il est un idolâtre du passé. Pour vivre, il a besoin d’un récit qui explique comment l’insupportable présent est le résultat nécessaire d’une catastrophe historique imputable à des forces des ténèbres bien précises. » (p. 237).

Ce que redoutent les nationaux-identitaires, c’est le « mélange », « comme si l’on pouvait préserver les peuples et les territoires de tout contact, comme si chacun devait se protéger des excès de la mondialisation, non pas par la régulation, la loi ou la protection frontalière, mais par des murs et des barbelés. […] Ils se sentent naufragés, pauvres, « remplacés », exclus, et se pensent les derniers gardiens d’une civilisation menacée par la modernité […]. En France, ils affirment qu’on les contraint à la repentance, à l’abaissement de leurs valeurs. Ils développent souvent un syndrome de l’identité malheureuse au constat de ce qu’ils appellent la « grande déculturation » de leur pays, liée à une « immigration de remplacement ». […] Ils clament leur indignation sans jamais apporter la moindre « solution » à la question des dérives identitaires, si ce n’est l’éradication de leurs territoires de prétendues « meutes » étrangères qui menaceraient de supplanter les bons nationaux « de souche ». Mais où se trouvent ces « souchiens », sinon dans leurs fantasmes ? » (p. 245).

Elisabeth Roudinesco rappelle que la théorie du grand remplacement naquit à la fin du XIXe siècle, d’abord sous la plume d’Edouard Drumont puis dans des textes de Maurice Barrès suite aux nouvelles lois républicaines de 1889 qui imposaient que des enfants nés en France de parents étrangers deviennent français à leur majorité. Depuis, la théorie de la substitution ne cessa de prendre de l’ampleur dans les discours de l’extrême droite et d’une partie de la droite française. Elle sera reprise par Michel Houellebecq en 2015, dans Soumission, décrivant l’avènement au pouvoir d’un parti islamiste en France : « Emblème absolu des angoisses identitaires de l’extrême droite cultivée, signé par un auteur écrivant d’une plume dénuée de tout affect, l’ouvrage, publié le jour même de l’assassinat des dessinateurs de Charlie Hebdo, connaîtra un succès planétaire. » (p. 255).

Elisabeth Roudinesco achève ce chapitre par une évocation rapide d’Eric Zemmour, qui représente aujourd’hui le porte-parole le plus médiatisé de cette théorie du grand remplacement, « rappelant que l’abandon en 1993 de l’obligation de se référer au calendrier des saints pour nommer son enfant avait été un désastre pour la France » (p. 266).  Elle remarque que si « un historien de l’envergure de Gérard Noiriel a cru bon de consacrer un livre entier à Eric Zemmour, c’est précisément parce que celui-ci a joué un rôle décisif dans la diffusion et la banalisation de thèses identitaires dont on aurait pu penser que jamais plus elles ne seraient réhabilitées. Et pourtant c’est bien en France qu’un tel événement a eu lieu. »

 

[1] Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Paris, Seuil, 2021.

 

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Né en 1993, à Lyon. Etudes de philosophie à l'université Jean Moulin Lyon 3. Directeur adjoint du Campus Lyon St Irénée depuis septembre 2021, professeur de philosophie. Conférences à l'université populaire et au musée des beaux-arts de Lyon. Co-fondateur d'une revue de poésie, L'Echarde , qui a reçu le Prix de la revue de poésie 2020 décerné par La Cave Littéraire de Villefontaine. Publication d'articles dans des revues et ouvrages collectifs (éditions Kimé, Le Manuscrit, Presses Universitaires du Septentrion, Königshausen & Neumann...). Publication à venir d'un recueil de poésies, Le Matin des pierres , éd. La Rumeur libre, en janvier 2023.