Le livre de David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants1, se présente comme une étude synthétique de l’œuvre de Deleuze. L’ambition est de saisir le problème le plus général de sa philosophie, de mettre à jour la tâche systématique qui la sous-tend. Si Lapoujade annonce dès l’introduction que ce travail a consisté en l’établissement d’une sorte d’encyclopédie des mouvements aberrants, il apparait assez rapidement qu’il ne s’agit pas seulement de cela. Précisément, cette tâche en implique d’autres qui sont toutes aussi récurrentes. Ainsi de la critique du fondement et de la question de l’image de la pensée comme leitmotiv de la pensée deleuzienne, à travers lesquels Lapoujade décèle la classification des mouvements aberrants comme autant d’expressions – qui émergent en surface sur un plan conceptuel – d’un substrat chaotique et sans-fond du réel. Afin d’expliciter cette proposition, il convient de parcourir les thèmes cruciaux invoqués dans le livre de Lapoujade : droit et justice, univocité de l’Etre, structuralisme et machinisme, fabrication du temps et dialectique anhistorique des systèmes philosophiques, apport et critique de la psychanalyse, et enfin, image de la pensée comme passage à la limite, comme délire et comme lutte contre les fondements, ou encore – création de réalité.
La thèse du livre de Lapoujade peut se résumer ainsi : ce que Deleuze a toujours cherché à faire, c’est donner son droit au sans-fond, aux forces du chaos que nous donnent à voir les mouvements aberrants. Or ce droit, cette nouvelle prétention ne pouvaient être exposés qu’à travers une critique du fondement, de l’acte de fonder, des philosophies du fondement et de toute forme d’impérialisme despotique. Qu’est-ce que fonder ? Qui fonde, en philosophie, en politique, etc. ? Sur quoi se fonde tel ou tel type de société ? Qu’est-ce qu’un fondement et à quoi sert-il ? Peut-on se passer de tout fondement et, si oui, où situer le sans-fond, i.e., à quelle image de la pensée renvoie le sans-fond ? Telles sont les questions qui traversent la philosophie deleuzienne.
La question du fondement
Dans une conférence donnée au Lycée Louis le Grand en 1956, Deleuze affirme : « Fonder c’est élever la nature au niveau de l’histoire et de l’esprit. Tous ceux qui nous proposent des valeurs se réclament d’une fondation »2 Or Lapoujade remarque justement que la question qu’est-ce que fonder ? est une question d’importance capitale pour comprendre l’entreprise deleuzienne. Et cette question renvoie directement à l’articulation corps/incorporels d’inspiration stoïcienne, ou plus généralement l’articulation nature/culture, ou encore, vie sentie, vécue, et vie philosophique, vie revue et corrigée par la raison, vie au cours de laquelle on se donne à réaliser des tâches infinies.
Certes l’acte de fonder est tout entier du côté de l’esprit, de la pensée, mais il a un rapport avec la nature, il dévie d’un fait de la nature elle-même. L’esprit a un rapport direct avec le corps. Il ne s’agit pas de réconcilier les deux, si ce n’est dans le fait qu’au moins une parcelle de l’Etre leur est commune. Fonder est l’acte de participation de l’humain à la nature. Il fait de l’esprit une entité naturelle qui se donne une tâche propre, une tâche qu’il a inventée en même temps qu’elle le définit. Cela ne va pas sans mettre en question toute acception traditionnelle de la notion de fondement. D’après Lapoujade, il s’agit notamment de faire état des opérations qui soumettent ce qui n’est pas fondé – le sans-fond chaotique de l’Etre – à la représentation comme synonyme de fondation, d’abord chez Platon dans sa théorie des concepts et ensuite chez Kant dans sa théorie de l’expérience.
Platon fait de la philosophie un tribunal : toutes les prétentions à être des étants sont jugées par la philosophie à l’aune des Idées. « C’est l’idée qui joue le rôle de fondement en tant qu’elle possède en premier et éminemment une qualité que chaque phénomène ne peut prétendre posséder qu’en deuxième, en troisième…, compte tenu de sa ressemblance avec elle » (p.46). Il s’agit là d’une première opération qui instaure le règne de la représentation. Car ici fonder, c’est fonder la représentation. La deuxième opération consiste en une distribution, une hiérarchisation de chaque chose par rapport à son modèle. On se trouve alors face à un cercle : chaque phénomène renvoie à ce qui le fonde et ce qui le fonde est la même chose que lui, bien qu’il lui soit supérieur. Pour sortir des cercles du fondement, il n’y a pas d’autres solutions que de renverser le platonisme. C’est sur cette tâche que Lapoujade insiste : elle serait la véritable ambition de la philosophie deleuzienne de la différence. En effet, le monde des différences est au-delà de tout fondement. Donner une légitimité à la différence permet donc de briser les cercles du fondement. Deleuze repère d’ailleurs chez Platon l’existence d’un mouvement aberrant qui met en cause sa théorie des Idées, à savoir le simulacre, et qui permet de briser le cercle. L’élément perturbateur vient de la théorie elle-même et la pervertit. Le simulacre s’impose comme un troisième terme qui s’ajoute au couple modèle/copie ; il n’est pas une copie mais il en est pourtant très proche ; il a une place intenable dans la théorie et partant, brise la circularité du fondement. En définitive, le simulacre témoigne d’une toute autre activité, celle du sans-fond différentiel.
On retrouve la soumission de cette activité du sans-fond à la représentation dans la théorie kantienne de l’expérience. Ce qui est censé fonder l’expérience n’est que le calque de l’expérience comme sa condition de possibilité. On reste enfermé dans le cercle de la ressemblance, de la représentation, la théorie kantienne étant considérée comme une tentative de conjurer le sans-fond, en fondant à la manière de Platon. D’après Lapoujade donc, Deleuze cherche partout à défaire l’activité du fondement au profit du sans-fond. Or une fois la brisure effectuée, que reste-t-il ? Là où le fondement créait une terre, un socle sur lequel distribuer les êtres par ordonnance, nous sommes en présence d’une nouvelle terre, sans fondement, relevant d’une autre manière de distribuer, anarchique, délirante, sur un espace infini et sans lignes directrices. C’est par exemple le fameux espace lisse qui s’oppose à l’espace strié de la distribution ordonnée. Dans cet espace, tout coule et rien ne se forme selon des règles préétablies. « L’Etre se distribue dans un espace ouvert, illimité, sans hiérarchie de principe ni découpage territorial » (p.60). On ne juge plus ici de la place de chaque être en fonction d’une instance supérieure, on ne juge que des capacités et des puissances des êtres jusqu’à leur limite. Ainsi, tous les êtres sont égaux pour peu qu’ils aillent jusqu’au bout d’eux-mêmes. Aucune Idée transcendante ne leur attribue de place, ils évoluent par eux-mêmes dans un espace immanent. La philosophie n’est plus un tribunal, mais une activité de cartographe de la pensée, qui suit les mouvements aberrants, seuls à même de rendre compte de cette terre sans fondement. Et si elle s’intéresse aux mouvements aberrants, c’est parce que seuls ces mouvements émanent du sans-fond et permettent de le décrire, ou de l’atteindre, sans en passer par le fondement, qui est toujours déjà une contraction idéelle et ordonnée du réel. Mais quelle définition pouvons-nous donner du fondement ? Le fondement est qualifié comme suit : extérieur et supérieur, distribuant à chaque être sa place depuis les hauteurs, faisant sortir des profondeurs une terre qu’il crée en vue de l’attribution des places. Il est ainsi transcendant et c’est pourquoi il ne permet pas de comprendre l’Etre duquel toute chose participe de manière immanente.
On retrouve cette caractéristique dans des réalisations historiques comme celui de l’Etat archaïque. Premièrement, il s’agit d’une formation sociale verticale, ce qui renvoie à la hauteur et à la supériorité du fondement. Deuxièmement, il fait résonner les centres par l’action magique de son fondateur, dieu mythique qui capture énergies et productions sociales pour les faire correspondre avec sa propre fonction (la résonnance des centres s’appuie certes sur un mouvement horizontal d’expansion et de capture, mais une fois la capture effectuée, c’est bien la verticalité du fondement qui met les centres en résonnance). Troisièmement, l’appareil d’Etat crée sa propre terre par capture a priori, supplantant le fondement de la Terre et les fondations territoriales primitives. On peut noter que fonder revient toujours à supplanter une fondation. L’a priori signifie en l’occurrence que l’Etat se suppose lui-même pour se légitimer comme s’il était toujours déjà-là, comme si la terre qu’il administre était sa propre terre. Pourtant la terre qu’il s’approprie est une terre qu’il a créée pour se l’approprier : cercle du fondement. L’acte de fonder, donc, est essentiellement celui de prétendre être absolument premier. C’est ainsi que l’appareil d’Etat absorbe et remplace l’organisation territoriale lignagère des sociétés primitives. Il se place au-dessus et affirme qu’il était là depuis le début, par sa magie, sa mythologie et son savoir scripturaire.
Au-delà des considérations d’ordre politique, toute société dégage un socle par lequel elle fait passer le désir qui investit le champ social. L’organisation d’une société, les pratiques d’un corps social ne peuvent être expliquées qu’en faisant référence au fondement, au socle, au plan de référence par lequel la société légitime ses pratiques. C’est pourquoi Deleuze et Guattari lient la psychanalyse à la politique dans L’Anti-Œdipe. D’abord en tant qu’entreprise de destruction du fondement – la psychanalyse remet en question le fondement de l’Etat archaïque en montrant que ce qui structure l’inconscient est à l’origine des comportements et des organisations humaines, alors que l’Etat archaïque pose un fondement extérieur exprimé par l’Empereur-dieu –, mais également de restauration du fondement par la fonction symbolique du Phallus. La psychanalyse détruit les anciennes représentations en les renvoyant aux fantasmes, mais elle érige un objet symbolique, le Phallus, qui fait office de fondement sans fondement.
Avec le capitalisme, on est également en présence d’une destruction du fondement despotique de l’Etat archaïque. Les flux sont décodés, les anciennes représentations sont renversées, le sans-fond semble remonter à la surface. Mais, rappelle Lapoujade, Deleuze et Guattari nuancent ce constat : le capitalisme a un pôle schizophrénique selon lequel les flux décodés traversent le corps plein de la terre en tous sens, cependant il a aussi un pôle paranoïaque qui, par une sorte de nostalgie de l’Etat archaïque, recode tous les flux, reterritorialise ce qu’il a déterritorialisé, asservit, aliène et privatise après avoir tout libéré. Le capitalisme n’a pas de fondement, mais l’ancien fondement de l’Etat archaïque est anachroniquement rappelé par les exigences du corps social dans la formation capitaliste. On pourrait penser que c’est le Capital qui fait office de fondement dans le capitalisme, mais ce ne peut être le cas dans la mesure où tout fondement implique une extériorité vis-à-vis de ce qu’il fonde, or le Capital est immanent au capitalisme, il est intra-économique. En fait, rien ne vient justifier le capitalisme de l’extérieur parce qu’il se passe de fondement, il se passe de mémoire, il est en cela expression du sans-fond et, pourrait-on dire, mouvement œcuménique aberrant.
Pour instaurer un ordre, une organisation, mais aussi simplement pour prendre la parole, décrire, définir, penser, on en passe forcément par un fondement. Dans le cas de Deleuze, même s’il s’agit de se défaire des cercles du fondement, son propre travail ne peut se détacher de cette question du fondement. Qu’est-ce qui lie l’acte de fonder et l’acte de briser le fondement ? C’est la question de la légitimité. Proposer une autre image de la pensée que celles qui valent depuis Platon nécessite d’en passer par une légitimation du point de vue duquel on parle. C’est une question de droit.
De quel droit ?
La première question qu’il faut se poser est donc : de quel droit ? de quel droit se référer à tel fondement ? de quel droit détrôner tout fondement au profit d’un sans-fond ? de quel droit définir telle tâche comme devant être réalisée à l’infini et donner ainsi un sens à la vie des humains ? de quel droit ce sens-là plutôt qu’un autre ? Et c’est justement par là que commence Lapoujade en rappelant que la question quid juris, inspirée par Kant, est la première à laquelle Deleuze entend répondre, et à laquelle il faudra qu’il soumette sa propre pensée. La critique du fondement est ainsi indissociable d’une critique du jugement. Il s’agit même d’en finir avec le jugement. Pourtant cette tâche parait presque impossible. On ne peut pas en finir avec le jugement comme cela, sans passer par autre chose. Or nous avons vu que l’acte de fonder suppose l’instauration d’une terre sur laquelle on distribue leur place aux êtres. La seule manière de dépasser le fondement est donc de reconsidérer la question de la terre et, pour cela, de créer une nouvelle terre sur laquelle les places se distribuent sans fondement. De quel droit créer cette nouvelle terre, de quel droit proposer une nouvelle image de la pensée, voilà ce qui préoccupe Deleuze. L’exercice est d’autant plus difficile qu’il s’agit de revendiquer un droit sans jugement. Cette opération ne pourra se faire qu’à un certain niveau, celui du substrat chaotique de l’Etre. A ce niveau, nous le verrons plus loin, le jugement n’a plus lieu d’être puisque les puissances de la vie sont aveugles, sans but particulier, sans cause finale. Mais l’univocité de l’Etre permettra alors de revendiquer des droits pour ceux qui n’en n’ont pas sur le plan politique. Les minorités, les nomades, semblent avoir une affinité avec les puissances de la vie et pouvoir revendiquer le droit d’être, par-delà tout fondement. De ce point de vue les minorités peuvent légitimement faire reconnaître leur participation d’un point de vue micropolitique, eu égard à leur nature moléculaire, aux ensembles molaires que sont les Etats, les organisations internationales, les institutions religieuses, etc. Reconnaître le droit des minorités constitue malgré tout une justice, mais une justice sans jugement.
Avant d’en arriver aux conséquences politiques de la mise en question du fondement, il faut comprendre les opérations qui permettent de créer cette nouvelle terre. Ces opérations doivent nous faire passer d’un plan psychobiologique (fondation) à un plan métaphysique (fondement) jusqu’au plan ontologique (sans-fond) à partir duquel on peut légitimement créer une nouvelle terre. Ces opérations concernent trois types de fabrication du temps, trois synthèses qui sont les trois dimensions de la ritournelle, concept développé dans Mille plateaux.
Les synthèses du temps
Les conceptions du temps pour Deleuze, mais également dans son travail avec Guattari, sont d’après Lapoujade toujours liées au problème du fondement. Chez Platon il y a le cycle des métempsychoses qui permette de remonter jusqu’au fondement. Chez Deleuze il y a au contraire une épreuve de la métamorphose. La conception moderne du temps n’étant plus cyclique mais linéaire, c’est le concept de répétition qui rend compte de ce temps. La répétition fait advenir dans le temps la différence. La première synthèse du temps est l’habitude, les répétitions de l’habitude qui constituent la fondation du temps. Tout vivant prétend dans le présent à un avenir et cette prétention constitue un sol, une fondation sur laquelle ça passe. Le temps passe ainsi au présent en prétendant à l’avenir, ce qui provoque une jouissance chez les vivants. Mais le temps n’est pas encore fondé. Ce qui fonde le temps, c’est le passé qui est entièrement contenu dans le présent, qui est un temps qui ne passe pas, un temps clos. Par la synthèse de la mémoire, ce passé pur, coupé du présent, n’en juge pas moins le présent. C’est en fonction de lui que le présent passe. C’est en cela qu’il est fondement, car il renvoie à une profondeur, une extériorité au regard du présent. Et c’est bien ainsi que tout fondement opère, de l’extérieur, des profondeurs, sur le fondé qui se trouve alors jugé par lui.
Le concept freudien de Phallus est alors utilisé par Deleuze pour décrire cet objet séparé qui sert de fondement et en fonction duquel le plaisir du présent est enfin réalisé. Certes le présent était déjà plaisir, mais il devient une pure jouissance quand il coïncide avec le fait de revivre le passé pur, passé à jamais voilé, érotisé, puisqu’en tant que fondement, il reste supérieur et inatteignable. Les deux premières synthèses du temps restent bloquées dans leurs cercles. Les habitudes renvoient aux objets réels que le moi s’approprie pour son autoconservation, la mémoire renvoie aux objets virtuels venant du passé pur que le moi fantasme. Sortir des cercles revient à laisser filer le temps vers l’avenir, en s’affranchissant des répétitions de l’habitude et du retour du passé.
La troisième synthèse du temps est synthèse de l’avenir. Et cet avenir est séparé de tout passé, il est réserve d’évènements, il est effondement du temps – temps sans mémoire, sans fondement. Il ne s’agit plus que d’un temps logique, abstrait, une ligne par laquelle tout passe, la forme même de tout mouvement, tout changement. Or cette caractéristique est celle du sans-fond, faisant de la synthèse de l’avenir celle qui brise le fondement. C’est une fois la synthèse de l’avenir introduite qu’on peut rendre compte de l’expérience, dans la mesure où cette dernière comprend le passé, le présent et l’avenir dans chaque instant. Comme le rappelle Lapoujade en référence à Proust, « c’est en même temps qu’on est incapable de l’action, qu’on l’accomplit malgré tout et qu’elle s’est déjà accompli de toute façon » (p.80). C’est seulement là qu’on est en présence du temps différentiel du sans-fond qui n’ordonne pas les évènements de manière chronologique mais rend compte de leurs potentialités. A ce niveau moléculaire toutes les potentialités sont virtuellement là, en même temps, sans être encore concrètement accomplies. C’est le nouveau champ transcendantal que Deleuze découvre au-delà de tout fondement, dans la forme vide du temps, temps de la pensée pure, alors que la deuxième synthèse était celle du temps des corps et la première, celle du temps des territorialités. Dans ce temps de la troisième synthèse, le moi a disparu pour faire place à l’action en tant que pure puissance.
C’est alors qu’on en finit avec le jugement. En effet, sur le plan de la forme vide du temps, du sans-fond, la vie apparait dans son aspect le plus cruel parce qu’elle est indifférente aux objets et aux sujets. Elle transforme même toute négativité en positivité dans la mesure où elle est puissance, capable de faire de la souffrance une puissance vitale. L’autre détermination de cette temporalité est l’éternel retour dont la fonction destructrice, sélective, se confond avec l’instinct de mort. Selon l’éternel retour, rien ne commence, rien n’est premier, car tout recommence sans cesse, en ne gardant que ce qui a pu passer l’épreuve. De plus, l’éternel retour détermine l’univocité de l’Etre. Comme nous l’avons dit, alors que la première synthèse était psychologique, la deuxième métaphysique, la troisième synthèse est ontologique, elle décrit l’Etre tel qu’il est, à la fois multiple et se disant d’une seule façon de tout ce qui est. Le sans-fond est ainsi ce qu’il y a d’Etre en chaque être. L’Etre n’est pas une instance unique, stable, transcendante, mais un chaos qui s’étend au-delà cosmos : chaosmos. C’est ainsi que dans Mille Plateaux les puissances cosmiques entrent en connexion avec les mouvements migratoires des animaux, sous l’effet du cosmos déterritorialisé.
Enfin, le concept de ritournelle contient les trois synthèses : celle de l’habitude ou territorialisation, celle de la mémoire ou déterritorialisation vers le natal – fondement –, celle de l’éternel retour ou libération des forces du cosmos déterritorialisé. Et Lapoujade de conclure : « Il n’y a pas de temps, il n’y a que des « fabrications de temps » en fonction des ritournelles, des rythmes que nous sommes, quelque chose de profondément bergsonien malgré tout : nous sommes des rythmes de durée et ces rythmes, rien d’autre que des synthèses – quitte à ce que l’une d’elles emporte la sensibilité et la pensée au-delà de toute durée vers un temps purement logique et un monde chaosmologique » (p.92).
Le sans-fond et les corps
Une fois le fondement détrôné, une fois le fondé libéré des lois circulaires du fondement, il reste à déterminer comment Deleuze décrit l’action de l’Etre et ce, d’abord, vis-à-vis des corps. Eu égard à l’exégèse deleuzienne de la philosophie kantienne, Lapoujade fait référence aux trois parties de la Critique de la Raison Pure que sont l’esthétique, l’analytique et la dialectique. Chez Deleuze, ce qui concerne les corps est une conception du sensible contenu dans une esthétique. Seulement la question n’est plus celle des conditions de l’expérience possible mais celle des conditions, ou plutôt de la genèse, des expériences réelles. On peut poser la question ainsi : comment les Idées qui tracent leurs lignes de force sur le plan chaotique du sans-fond forment-elles les corps ? C’est que les Idées concernent la matière – ce qui constitue, note Lapoujade, le matérialisme de Deleuze – à un niveau où aucun corps n’est formé mais où la matière tire sa puissance des Idées pour se former – idéalisme de Deleuze. Ces conceptions de l’Idée, de la matière et des corps sont au cœur de la doctrine de l’empirisme transcendantal. L’Idée y est donc au principe de la constitution des corps. Pourtant, il ne s’agit pas d’un modèle comme chez Platon, ce n’est pas un fondement, extérieur et surplombant, participant d’une réalité supérieure. C’est un principe génétique de formation des corps, processus d’individuation dont Deleuze trouve le concept chez Simondon. Ainsi, même si on trouve l’Idée au niveau du sans-fond, ce qui la rend par là-même impensable – comment faire l’expérience du chaos, de l’informe, de la différence pure ? –, il est possible pour Deleuze de retrouver l’Idée à travers le processus d’individuation dans la mesure où tout individu en est l’expression. « S’individuer, en ce sens, c’est exprimer l’Idée dont on procède, lorsque les puissances intensives vont jusqu’au bout de ce qu’elles peuvent, c’est-à-dire jusqu’à l’Idée comme objet transcendant, le plus haut point d’individuation » (p.112). L’Idée comme objet transcendant n’a donc pas disparu chez Deleuze, mais elle n’est pas un fondement comme chez Platon, elle est produite au cours du processus d’individuation qui cherche, en dernière instance, dans le domaine de la pensée pure, à connaître son principe génétique.
Le sans-fond et la pensée
Si l’Idée affecte les corps, elle affecte évidemment aussi la pensée. Mais comment cela se produit-il ? Il faut d’abord avoir à l’esprit que la pensée est toute entière dans le langage. Et ce qui lie le langage et les corps dont il parle, c’est le sens. Ce que Deleuze appelle logique du sens est l’opération par laquelle le sens advient entre les corps et le langage pour articuler leur différence. Mais comment faire état de cette genèse du sens puisque tout se passe dans le langage, les propositions sur les corps présupposant toujours un sens qui doit être explicité par une autre proposition, formant ainsi un cercle à l’instar des cercles du fondement ? En ayant recours, en pensant le non-sens. La logique du sens ne peut se déceler dans le sens lui-même mais dans sa disparition. Le non-sens ne doit pas être écarté comme impensable, il doit être pensé : il provoque à la fois dans le langage des propositions qui n’appartiennent qu’à lui mais ne renvoient à aucun corps et, vis-à-vis du monde des choses, à des êtres insensés qui ne peuvent être que pensés. C’est aussi une caractéristique de l’événement que de renfermer des contradictions de ce type : ainsi Œdipe commet et ne commet pas, en même temps, un parricide. Ce qui fait dire à Deleuze que l’Etre univoque est comme extérieur à lui-même, qu’il est neutre et contient virtuellement le réel, le possible et l’impossible. Il est instance de distribution qui autorise à la fois l’effectuation et la non-effectuation des événements. De même, le sens est produit par le non-sens, extérieur à lui-même, mais contenant les éléments à distribuer. « Le non-sens est la « quasi-cause » ou la cause structurale du sens » (p.121). C’est ainsi que Deleuze retourne le structuralisme : du côté du principe structurant, on trouve les choses telles que nous les connaissons, les formations sociales, le langage, la vie psychique consciente, mais de l’autre côté, la structure est accolée au sans-fond différentiel de l’Etre, ce qui lui permet de faire fonctionner les ensembles et les séries dont elle est le principe. Ce sont les mouvements aberrants qui permettent de rendre compte de cette effectuation. C’est ainsi que la structure se transforme en machine, que le structuralisme deleuzien devient machinique. En effet, contrairement à la structure qui fonctionne comme une décalcomanie, la machine ne fonctionne qu’en se détraquant, en créant de la différence. Dans le travail avec Guattari, la structure est mise au ban parce qu’elle fonctionne selon un modèle linguistique ne rendant pas compte du non-sens, puisque pour cette linguistique, il ne signifie rien. Au contraire, Deleuze et Guattari s’intéressent désormais à ce qui ne signifie rien. « C’est la nouvelle loi : n’est tenu pour Réel que ce qui ne veut rien dire, la pure productivité machinique de l’Etre » (p.135).
Corps plein et formations sociales
Où donc se manifeste la pure productivité de l’Etre ? En fait, ce que découvre Deleuze à ce stade c’est que, pour la repérer, il n’y a pas besoin de faire une coupe du sans-fond ou de suivre à la surface les mouvements aberrants. En fait, si les mouvements aberrants sont toujours là, ils sont situés sur un plan d’immanence et rivalisent avec ce qui s’organise sur ce plan, non pas comme force désorganisatrice mais comme production d’autres mouvements aberrants ou d’autres organisations. Tout se passe sur un corps plein, ou corps sans organe, fait de matière intensive et parcouru de flux. C’est là qu’on trouve la pure productivité de l’Etre. Le corps sans organe est la surface qui se confond avec le sans fond – pure immanence. Or ce qui fait fonctionner ce corps est l’énergie désirante qui investit autant le corps sans organe que chacun se fabrique, à la manière du schizo, que les corps sociaux. Cette énergie désirante est à ce niveau machinée par les formations sociales qui en codent les flux.
Le premier type de formation sociale décrit par Deleuze et Guattari est celui des Sauvages. C’est eux qui se donnent pour tâche essentielle de coder tous les flux (de femmes, de bêtes, de sperme, de cheveux). Cependant Lapoujade rappelle que la problématique du fondement est toujours aussi présente. Sur le corps plein de la matière intensive – sur lequel les flux coulent de manière anarchique –, les Sauvages rabattent une terre comme fondement, la terre primordiale. Ils territorialisent la terre afin de conjurer l’incessante coulée des flux sur ce corps plein. On retrouve la position première du fondement. Nous avons déjà parlé des deux autres types de formations sociales : la despotique et la capitaliste. Les deux articulent également un rapport au fondement et une gestion plus ou moins contraignante des flux sur un corps plein, le capitalisme libérant les flux au maximum mais substituant au fondement une axiomatique qui au final joue le même rôle.
Pour résumer, on peut dire que sur le plan de la matière intensive, sur le corps plein, sont érigés des totems servant à capter les flux ou les couper, les barrer, les coder ou les orienter, dans tous les cas donner une cohérence au sans-fond chaotique de l’Etre. C’est le Phallus érigé sur la terre de l’inconscient, les codes primitifs sur la terre primordiale, la monnaie et la propriété sur la terre natale du despote, l’axiomatique capitaliste sur la terre déterritorialisé. Et finalement, nous dit Lapoujade, bien que le fondement ait été brisé pour donner droit aux forces chaotiques de l’Etre, on retrouve partout dans la philosophie de Deleuze des exemples d’institutionnalisation de fondement ou de substitut de fondement. Même le capitalisme, nous l’avons dit, qui n’a plus besoin de mémoire ou de fondement, laisse se développer sur sa terre déterritorialisée des reterritorialisations fondés, comme les différentes formes de l’Etat moderne capitaliste, dont la forme abstraite et immémoriale est l’Etat archaïque originel, que Deleuze et Guattari nomment l’Urstaat.
Fabulation
Lapoujade montre ainsi comment la critique du fondement qui sous-tend l’œuvre de Deleuze atteint au plan d’immanence à partir duquel la pensée peut déployer ses cartes, ses lignes, saisir les intensités, les flux et énergies participant de la pure productivité machinique de l’Etre. Reste que la manière de saisir cette productivité ne serait pas complète sans l’activité du schizo qui ne cesse de franchir les limites qu’on assigne aux corps, qui fuit les mots d’ordre du langage, qui met en cause les juridictions de l’inconscient psychanalytique classique, qui ne fait que sauter par-dessus les limites, non pour aller vers l’extérieur mais sur l’envers des structures, face au Dehors. Ce type de penseur-schizo, et la schizanalyse qu’il utilise pour penser, nous emmènent inévitablement sur le terrain du délire. D’une certaine manière, pour penser la productivité machinique de l’Etre, il ne reste plus qu’un seul mot d’ordre : délirer. Et comme il y a une porosité entre l’activité schizophrénique, la philosophie, l’expérimentation, l’art, la politique, etc., le délire les traversent tous, capable de former à la fois les institutions bureaucratiques les plus folles (Kafka) ou de servir d’instrument de lutte et d’émancipation. Car chez Deleuze et Guattari, pour se donner les moyens d’agir politiquement, il ne s’agit pas de s’opposer à un ordre établi. D’autant plus que le mode de réalisation capitalistique des formations sociales modernes ne nous laisse que peu d’emprise sur elles, tant elles laissent d’échapper les flux et repoussent les limites, absorbent toujours les luttes et les oppositions qu’elles rencontrent. Non, se donner les moyens d’agir politiquement passe par le délire comme création de nouvelles terres, de nouveaux modes d’énonciation, de nouvelles pratiques.
C’est pourquoi, contre la fiction, Deleuze oppose la fabulation. En effet la fiction ne fait que produire des récits selon des codes, elle n’est que variation selon un modèle préétabli. En un mot la fiction est platonicienne. La fabulation fait en revanche disparaitre le sujet, ou en tout cas le sujet n’y parle jamais en son nom. Ainsi, en fabulant, nous nous faisons les porte-voix de minorités, d’un peuple qui n’existe pas encore, d’un peuple à venir. Fabuler revient chez Deleuze à créer du réel, et non pas décalquer le réel. Cet acte créateur ne fait référence à aucun fondement et c’est pourquoi il est tourné vers l’avenir – troisième synthèse du temps. La fabulation est un délire au même titre que les mythes et la rationalité, mais elle s’y oppose en cela qu’elle est infondée. Or « seul est infondé un acte de parole qui en appelle à un peuple qui n’existe pas encore mais que des paroles et des visions font naître » (p.269).
Ce n’est peut-être pas rendre justice et à la philosophie deleuzienne et à l’ouvrage de Lapoujade d’avoir tant mis l’accent sur la question du fondement et de l’effondement. En effet, nombre de développements ont été passés sous silence. Mais il nous a semblé que cette question était bien l’enjeu de ce Deleuze, les mouvements aberrants. Pour terminer, nous aimerions ouvrir sur un double décalage. Pour cela nous donnerons la parole à Guattari. Double décalage parce qu’il s’agit d’une part de conclure sur un autre auteur que celui auquel le livre de Lapoujade est consacré, et d’autre part parce que Guattari expose ci-après les éléments d’un programme, ce qui est une manière de faire à Deleuze – un enfant dans le dos. En effet, les mots d’ordre, ce n’était pas son truc. Nonobstant, d’aucun saura reconnaitre dans les propos de Guattari les enjeux politiques et l’image de la pensée que Lapoujade a mis au clair dans son étude sur Deleuze.
Voici ce qu’écrit Guattari : « PROMOUVOIR UNE AUTRE LOGIQUE, UNE LOGIQUE DU DESIR REEL, ETABLISSANT LE PRIMAT DE L’HISTOIRE SUR LA STRUCTURE. PROMOUVANT UNE AUTRE ANALYSE DEGAGEE DU SYMBO-MILITANTISME ET DE L’INTERPRETATION, ET UN AUTRE MILITANTISME SE DONNANT LES MOYENS DE SE LIBERER LUI-MEME DES SINIFICATIONS DE L’ORDRE DOMINANT. […] AU FASCISME DU POUVOIR OPPOSER LES LIGNES DE FUITE ACTIVES ET POSITIVES QUI CONDUISENT AU DESIR, AUX MACHINES DE DESIR ET A L’ORGANISATION DU CHAMP SOCIAL INCONSCIENT. NON PAS FUIR SOI-MEME OU « PERSONNELEMENT » MAIS FAIRE FUIR COMME ON CREVE UN TUYAUX OU UN ABCES. FAIRE PASSER DES FLUX SOUS LES CODES SOCIAUX QUI VEULENT LES CANALISER, LES BARRER. […] LIBERER LES FLUX, ALLER TOUJOURS PLUS LOIN DANS L’ARTIFICE. »3.
Suivre une autre logique, militer contre l’ordre dominant, aller plus loin dans l’artifice, tout cela, comme le montre Lapoujade dans son étude, ne peut se faire autrement qu’en mettant en cause les fondements, qu’en proposant une certaine image de la pensée, délirante, qu’en suivant ces mouvements aberrants que Deleuze n’a eu de cesse de répertorier.