De 2005 à 2007, un colloque s’est tenu autour de la Phénoménologie de l’Esprit en vue de célébrer le bicentenaire de sa parution ; de ces deux années de réflexion est sorti un recueil d’articles, fort original dans sa manière de procéder, ambitionnant de confier chaque partie de l’œuvre de 1807 à un auteur différent.
A : Une démarche parfois ambiguë
La démarche consistant à confier chaque partie de la Phénoménologie de l’Esprit à un auteur différent est intéressante, courageuse même, mais la pluralité même des auteurs retenus charrie deux risques majeurs que ce recueil ne pouvait éviter : d’une part, l’unité de celui-ci, en dépit du point focal que constitue le texte de Hegel, n’est pas assurée, dans la mesure où certains interprètes décident d’éclaircir le texte hégélien à partir de lui-même, tandis que d’autres choisissent de traiter un problème spécifique dans le cadre d’une mise en relation avec d’autres philosophes – par exemple avec Levinas – ce qui menace quelque peu le sens même à accorder à ce recueil : est-ce une tentative d’explication exhaustive de la Phénoménologie de l’Esprit ou est-ce l’occasion de traiter de manière transversale tel ou tel problème, en prenant comme prétexte l’œuvre de 1807 ? Voilà qui est difficile à trancher. La deuxième difficulté du recueil réside dans l’inévitable inégalité qualitative des articles proposés : en effet, pas moins de 13 articles composent ce livre, et il est dès lors impossible d’assurer une qualité égale à chacun d’entre eux.
Le recueil1 se structure d’une manière très simple dans la mesure où il reproduit le développement de la Phénoménologie de l’Esprit, ce qui semblait être la seule démarche possible pour une telle entreprise. A une ouverture somme toute très classique de Pierre-Jean Labarrière succède un article d’Ari Shimon qui illustre à lui seul toute la difficulté de l’entreprise engagée : se proposant de commenter la préface, c’est-à-dire un des textes les plus philosophiquement denses de l’histoire de la philosophie, Ari Shimon réduit celle-ci à une phrase, maintes fois commentée : « Saisir et exprimer le vrai non pas comme substance mais aussi bien comme sujet. » Mais à peine a-t-on découvert le titre de cette partie que l’on imagine centrée sur Hegel – ne serait-ce qu’en raison de la densité du texte qui n’autorise guère de faire trop de détours – que l’on comprend quel est le véritable centre d’intérêt de l’article : aborder Hegel dans son rapport à Heidegger à partir d’une remarque de Levinas, ce dernier associant Hegel et Heidegger à une philosophie du neutre. Naturellement, la démarche n’est pas absurde en soi, mais quel sens faut-il alors accorder à l’ensemble du recueil ? Une telle façon de faire jette le trouble : comment se fait-il que le commentateur estime que la préface de la Phénoménologie de l’Esprit ne constitue pas un socle suffisant pour établir une lecture immanente, et impose une lecture charriant Heidegger et Levinas comme si la préface ne suffisait pas ? Cette démarche ne risque-t-elle pas alors de faire de la Phénoménologie de l’Esprit un prétexte éditorial, nous amenant fort loin d’une explication du texte de Hegel ? La question reste ouverte…
B : Quatre remarquables contributions
Quoi qu’il en soit du sens à accorder à ce collectif, force est de constater que s’y retrouvent quelques excellentes contributions, que je me propose ici de brièvement restituer. Olivier Tinland, qui hérite de la lourde tâche de traiter de la conscience, c’est-à-dire certitude sensible, perception, entendement, propose de très éclairantes réflexions quant à la caractérisation même de la conscience en ses développements successifs. Ainsi en va-t-il de la conscience sensible, cette « certitude sensible » qui, s’illusionnant sur elle-même, se croit capable de saisir immédiatement l’objet sans comprendre qu’en elle, se produit toujours déjà une double médiation, du « ceci » par « celui-ci » et du « celui-ci » par le « ceci » ; de cette médiation inaperçue par la certitude sensible, Tinland propose une formule tout à fait pertinente : la conscience immédiate est « un rapport qui se méconnaît comme tel »2 Quant à la singularité de l’être que pourchasse la certitude sensible sans jamais parvenir à n’en attraper ne serait-ce que la plus faible des déterminations, Olivier Tinland lui réserve une formule à la fois amusante et furieusement éclairante : la certitude sensible est décrite comme « une chasse aux fantômes »3… D’excellents développements consacrés à la perception et à l’entendement achèvent de faire de cette contribution une des plus remarquables de l’ouvrage.
On notera également la reprise d’un des chapitres de l’ouvrage déjà classique, quoique paru en 2004, de Jean-François Marquet, publié lui aussi chez Ellipses4, lequel chapitre donnera sans aucun doute envie à ceux qui n’ont pas lu l’ouvrage en totalité de s’y reporter très rapidement. Je me permets de ne pas développer ce qui y est dit, la clarté de Jean-François Marquet se passant de tout commentaire.
Une des contributions essentielles, faisant suite à celles de Tinland et Marquet, me semble être celle de Myriam Bienenstock, analysant le concept de religion naturelle dans la Phénoménologie de l’Esprit. Il n’est guère aisé, compte-tenu de l’immense publication qui gravite depuis une cinquantaine d’années autour de cette question de la religion chez Hegel, de faire œuvre novatrice : pourtant, en quelques lignes d’une belle densité, Myriam Bienenstock soulève des interrogations que ne retiennent pas les commentateurs habituels : que désigne en effet la « religion naturelle » dans l’œuvre de 1807 ? La première remarque que l’on peut faire à cet égard est d’ordre structurel : la logique même de l’œuvre veut qu’on y voie une correspondance avec la conscience, puisqu’à ce moment précis du développement de l’esprit, ce dernier se sait dans une figure naturelle, sous une forme immédiate. Ce que l’on peut également remarquer à l’égard de la religion naturelle, c’est qu’elle s’oppose à la religion artistique où l’esprit se sait dans la figure de la naturalité supprimée, du soi.
Il semblerait alors que la religion naturelle désigne l’Orient, et peut-être même, suggère Myriam Bienenstock, le judaïsme ; plusieurs indices apportés par cette dernière font de cette thèse quelque chose de plutôt convaincant. Mais surtout, le problème qui structure le moment de la religion naturelle en arrière-fond est celui de la querelle du Panthéisme, dans laquelle Hegel prit parti pour Spinoza ; parallèlement à cette querelle, Bienenstock propose de ramener la problématique de la religion naturelle à l’un des problèmes les plus virulents que rencontre la religion à savoir la pluralité de ses manifestations : la religion est multiple, cela est un fait, mais cela signifie-t-il la pluralité des vérités religieuses ? C’est là très exactement la question posée par Lessing dans Nathan der Weise, lequel Lessing interrogeait la possibilité que plusieurs religions fussent simultanément vraies, ce qui ouvre en réalité des abîmes théologiques tout à fait vertigineux. La réponse à apporter est alors la suivante : la diversité des religions signifie bel et bien la diversité de la religion, et non l’unicité de la vérité de l’une d’entre elles.
Le pénultième article du recueil est signé Bernard Bourgeois ; c’est probablement le texte le plus abouti et celui qui témoigne d’une familiarité presque ahurissante avec l’œuvre hégélienne. Bourgeois se propose de traiter de la « religion manifeste », c’est-à-dire de la religion luthérienne en sa vérité. Et les explications apportées permettant de cerner le sens de ce qu’il faut entendre par « manifeste » sont ici en tout point admirables : « La religion absolue ou totale est ainsi la religion qui est manifeste à elle-même puisqu’elle sait comme l’absolu, dans le Dieu fait homme, l’unité, le lien, de Dieu et de l’homme qu’est toute religion. »5 L’advenir de la religion manifeste consiste dans l’auto-négation de la divinisation de soi pré-chrétienne dont la vérité fondamentale va se révéler comme l’auto-position du Dieu qui s’humanise. Ici apparaît le lien indissoluble de la religion manifeste et du christianisme comme religion où le divin, par un acte spontané, passe dans son autre, c’est-à-dire l’humain, et révèle ainsi la vérité du pré-christianisme.
A quel type de conscience s’adresse alors cette religion manifeste ? « Le sens ou le concret de la religion manifeste vient à l’existence dans la perception, par la conscience malheureuse, de l’unité réconciliatrice de Dieu et de l’homme présente sensiblement dans et comme le Christ. »6 L’esprit absolu apparaît alors comme un Soi, développé en son contenu, une singularité, dont le contenu serait pleinement déployé ; cela permet ainsi à Bourgeois d’insister, tout au long de l’article, sur l’importance de cette singularité, de ce Soi où se trouve pleinement – et exclusivement – l’effectivité la plus accomplie. C’est en fin de compte par une auto-négation que le Soi singulier, à l’image du Christ, parvient à regagner l’universel, donc à la réconciliation ; mais, hélas pour la religion, cette réconciliation demeure d’ordre représentatif, puisqu’elle ne peut que se représenter comme réconciliée, sans avoir en elle-même la réconciliation que seule la Philosophie sera capable de faire sienne.
A l’issue de la lecture de ce collectif, force est de constater sa très grande hétérogénéité : on y trouve un petit peu de tout, du très bon comme du très banal, du très éclairant comme du très digressif, si bien que l’unité de l’ouvrage laisse un peu à désirer ; en outre, la relative brièveté de celui-ci limite grandement la portée des explications : on se doute qu’en moins de 400 pages, beaucoup de problèmes hégéliens seront nécessairement laissés de côté, tandis que la réflexion sur les articulations de la Phénoménologie de l’Esprit se trouve délaissé au profit d’une étude des contenus propres à chacune des parties. Nonobstant les limites imposées par la forme de l’entreprise, il n’en demeure pas moins que quelques excellents articles viennent considérablement enrichir le recueil, et ainsi faire qu’on accorde une attention soutenue à ce dernier.