Lieu : MSH, Salle Jean Borde
Mercredi 26 octobre
9h : accueil
09h15 : D. Cunty (Université Paris I Panthéon Sorbonne) : Timon et le critère d’action
10h15 : E. Godinot (Université Bordeaux Montaigne) : Le critère d’action de Carnéade : un témoignage de Sextus Empiricus
11h15 Pause
11h30 : C. Lévy (Institut de France) : l’acritériologie de Cicéron
15h : S. Marchand (Université Paris I Panthéon Sorbonne) : Épicure et l’invention du critère : enquête sur l’origine du problème de la connaissance
16h30 Pause
16h45 : J. Giovachinni (CNRS – UMR centre Jean Pépin) : Le traitement du scepticisme chez Galien
Jeudi 27 octobre
09h S. Giocanti (Université Paul Valéry Montpellier) : Le critère à l’essai : de la pierre de touche à l’instrument de plomb et de cire
(Montaigne)
10h J.-M. Gros (Poitiers), Du bon usage du scepticisme selon Bayle
11h Pause
11h15 M. Malherbe (Université de Nantes), Le critère de l’impression : empirisme et scepticisme
14h30 L. Pétuaud-Létang (Université Bordeaux Montaigne) : Schulze critique de Kant : le critère de l’impensable
15h30 Pause
15h45 D. Heidemann (Université du Luxembourg) : The problem of the criterion in Hegel’s *Phenomenology of Spirit*
LE CRITÈRE SCEPTIQUE
APPROCHES ANCIENNES ET MODERNES
La notion de critère fait l’objet d’un traitement paradoxal dans les traditions sceptiques. Ce terme pourtant ancien n’apparait que dans fort peu de témoignages concernant les premiers pyrrhoniens : seules quelques restitutions tardives de la pensée de Pyrrhon font référence à la question du critère tandis que le terme est absent des fragments attribués à Timon de Phlionte. Dans les témoignages concernant les philosophes de la Moyenne et de la Nouvelle Académie et ceux issus de la renaissance pyrrhonienne, le terme de critère (*κριτήριον */ *iudicium*) apparaît toujours, en revanche, comme l’objet d’un travail conjoint de sape et d’élaboration. Conçu comme un instrument de distinction entre les représentations, permettant la saisie du vrai, de ce qui est, et de sa distinction avec le faux et ce qui n’est pas, le critère fait l’objet d’attaques sévères des différents courants sceptiques ; les académiciens portant de longue haleine le fer contre les prétentions dogmatiques des stoïciens et des épicuriens dans d’épineuses controverses dialectiques, et les pyrrhoniens s’attachant, par leur recours aux tropes et à des stratagèmes d’épuisement logique, à repousser la force persuasive de leurs arguments. Conçu comme un instrument de discrimination de l’opportunité entre des choix opposés, le critère apparaît cependant comme un instrument indispensable à la conduite de la vie dont les sceptiques eux-mêmes ne sauraient faire l’économie. Sextus Empiricus, qui s’est attaché le plus longuement à l’examen de ce concept et aux controverses qu’il suscite, peut ainsi dire conjointement qu’il faut « mettre à la réfutation ceux qui affirment avoir saisi le critère » (*Esq.Pyr., *II, 3, 17) et que le sceptique a besoin d’un critère afin de ne pas demeurer totalement inerte et inactif (*Adv. Math.,* I, 30 ; *Esq.Pyr., *I, 11, 23) et distinguer deux façons de parler du critère : l’une qui prétend saisir les choses telles qu’elles sont naturellement et dogmatiser à leur sujet ; et l’autre qui entend simplement rendre possible les décisions qui régissent la vie ordinaire. Ces deux approches du critère ne distinguent pas les conceptions dogmatiques et sceptiques, mais sont plutôt traversées par leurs oppositions : dans chaque champ où l’emploi d’un critère peut apparaître pertinent, les sceptiques affrontèrent les traditions dogmatiques et cherchèrent à défendre la possibilité de contester toute prétention à dogmatiser sans pour autant ruiner la vie entière ; ou, pour le dire autrement, à manifester qu’on pouvait conjointement saccager les prétendus critères des dogmatiques sans pour autant renoncer à établir un critère suffisant pour la conduite de la vie. Pour les philosophies sceptiques (et les traditions qui en sont proches, comme les médecines sceptiques, empiriques et méthodiques) les implications épistémologiques, pratiques, et morales de la notion de critère constituent des enjeux importants puisqu’il s’agit toujours de se maintenir dans cette attitude paradoxale qui consiste à ruiner les prétentions indues d’un instrument dont l’usage est indispensable par ailleurs et dont la portée doit sans cesse être redéfinie afin d’éviter une double accusation : celle de ruiner la vie en supprimant tout critère, ou de se contredire en maintenant un critère pour sauver la vie ordinaire.
Grâce aux diverses médiations du moyen-âge, les modes pyrrhoniens réapparaissent à la Renaissance, d’abord autour du champ de bataille du critère de la connaissance religieuse. L’étude pionnière de Richard Popkin, *The History of Scepticism From Erasmus to Descartes*
(1960) a montré que la redécouverte des modes sceptiques a coïncidé avec la crise de la Réforme, et que la « règle de la foi » a été l’objet d’une discussion alimentée par les textes de Sextus. Le paradoxe précédemment mentionné est ainsi renouvelé : comment les protestants peuvent-ils détruire la règle de la foi établie par les conciles de l’Église catholique et proposer un nouveau critère qui échapperait à d’autres attaques ?
Comment détruire le critère adverse à l’aide des modes sceptiques sans mettre en péril sa propre position ? C’est essentiellement à Montaigne qu’il revint d’élargir le champ d’application de ce problème du critère :
du domaine théologique, il s’étend – réactualisé par la rencontre avec le nouveau monde – aux mœurs, et à la connaissance scientifique. Montaigne fit ainsi fait naître ce qui est parfois appelé la « crise pyrrhonienne » du début du XVIIe siècle ; mais, dans cette extension du doute, il perçoit un danger et déconseille la complète destruction de tout critère, ou seulement comme un « extrême remède » ; car « c’est grande témérité de vous perdre vous-mêmes pour perdre un autre ». L’influence des *Essais*, relayée notamment par Charron, provoqua une contre-attaque dont Descartes est sans doute le représentant le plus illustre. Mais elle ouvrit également la voie, indirectement, à une forme de scepticisme qui, tout en combattant les critères forgés par les dogmatiques, accepte d’une manière ou d’une autre l’existence de vérités vraisemblables, ainsi que les critères et outils logiques qui permettent de les déterminer. Depuis Mersenne et Gassendi jusqu’à la *Critique de la philosophie théorique* de Schulze, en passant par La Mothe Le Vayer, Bayle, et le scepticisme « plus mitigé » de Hume, le scepticisme moderne se différencie nettement, malgré sa grande diversité interne, de ce qui est alors nommé le « pyrrhonisme ». Faut-il en conclure la mort du scepticisme, peu à peu enclin à accroître la légitimité du critère, ou bien sa transformation, et peut-être son perfectionnement ? La centralité de la question du critère offre la possibilité de répondre à une telle question.
Au cours de ces journées, nous voudrions traiter cette délicate question du critère sceptique à travers l’approche des philosophes anciens et des traditions de pensée (médicales notamment) qui affrontèrent le paradoxe de la notion de critère sceptique et de son usage. Les interventions, consacrées aux approches antiques ou modernes (jusqu’au XIXe
siècle) du critère, pourront notamment : 1) envisager de manière originale l’examen et la réfutation sceptique des critères dogmatiques et de la notion de critère elle-même 2) examiner – à partir d’un point de vue sceptique ou non – la possibilité même d’établir un critère sceptique, c’est-à-dire d’user d’un outil de distinction gnoséologique ou pratique sans pour autant se contredire et ruiner les assauts conduits contre les critères dogmatiques.