Au moment où sortait le fort volume de Claude Romano intitulé Au cœur de la raison, la phénoménologie[cf. Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Gallimard, coll. folio-essais, 2010[/efn_note] consacré à une reformulation de la phénoménologie au regard de son interlocuteur analytique, entreprise autour de laquelle l’auteur nous accordait un entretien [ici, paraissait en même temps un cours du même Claude Romano consacré à la couleur1 et en lien direct avec Au cœur de la raison… puisque dans ce dernier ouvrage, à de très nombreuses reprises, Romano prenait le problème des couleurs, à la suite de Wittgenstein du reste, pour interroger le thème de l’a priori matériel, c’est-à-dire un a priori fondé dans les choses elles-mêmes : dès lors, la question des couleurs devenait décisive puisqu’elle revenait à se demander si les couleurs étaient une propriété de l’œil, une propriété des objets ou une propriété relationnelle. Et Romano de remarquer que les concepts matériels s’appliquent à tous les mondes possibles « dont les caractéristiques sont suffisamment proches du nôtre. Le concept de couleur n’est pas dépendant de telle ou telle perception de couleur mais il n’y aurait aucune application dans un monde où il n’y aurait aucune couleur (un monde en noir et blanc). »2 De là naissait une tension dans la philosophie de Husserl si bien que « les essences matérielles et leurs relations nécessaires ne peuvent pas posséder une généralité absolument illimitée, contrairement à ce qu’affirme parfois Husserl, et à la différence des essences formelles ; elles entretiennent une liaison nécessaire au moins à certaines des « singularités » contingentes de notre monde tel qu’il existe en fait – et tel que nous y existons. »3 Par ces quelques citations tirées d’Au cœur de la raison, nous voyons combien la question des couleurs peut être utilisée comme questionnement philosophique, tant dans le cadre de la nature des propriétés que dans celui des nécessités inconditionnées, car s’il y a par exemple une essence de telle ou telle couleur, encore faut-il déterminer si celle-ci est relative à un monde où les couleurs ont lieu ou pas. Sésame donc de l’interrogation phénoménologique et analytique4, il était temps qu’un livre entier fût consacré à ces couleurs décidément énigmatiques.
A : Structure du cours
Le cours de Romano est conçu selon trois parties, d’inégale longueur, et d’inégale importance. La première, consacrée à la « subjectivité » de la couleur, propose un parcours chez Locke, Newton, Schopenhauer, puis Gibson et Hardin ; la deuxième, moins technique du point de vue pictural, mais philosophiquement plus poussée, est consacrée à Wittgenstein et à la discussion que ce dernier proposa quant au sens à conférer aux couleurs, avec en regard la phénoménologie husserlienne. La démarche est ici quelque peu inverse de celle de Au cœur de la raison car ci ce dernier discute Husserl à partir de Wittgenstein, De la couleur discute Wittgenstein à partir de Husserl. Enfin, la dernière partie, sans doute avortée faute de temps dans les cours, est consacrée à l’esthétique des couleurs et s’achève sur un éloge de la phénoménologie.
Philosophiquement, Romano cherche donc, dans un premier temps à contrer toute forme d’objectivisme en reconduisant la question des couleurs à leur dimension subjective – sans pour autant les y réduire – ce qui lui permettra ultérieurement de libérer un champ phénoménologique ouvert à l’appréhension chromatique, puis d’établir contre Wittgenstein ce que sont les lois de l’apparence qui ne peuvent être réduites à leur simple expression linguistique, et donc de combiner dans un dernier temps l’ouverture du champ phénoménologique et la nature des lois de l’apparence afin de conférer à celle-là le soin de traiter de celles-ci. Le plan est donc progressif, intelligemment conçu, clair et menant à une thèse précise, qui n’est autre que celle de la légitimité de la phénoménologie à parler des couleurs, à en établir les lois régissant leur champ phénoménal, et ce en dépit de tout ce que la science a pu nous apprendre à leur égard. Evidemment, la thèse finale est éminemment discutable puisqu’elle reviendra à poser l’existence de lois de l’apparaître de type a priori, à partir desquelles seules un discours sur les couleurs prend tout son sens : mais le propos est motivant, et la progression cohérente, ce qui valide la démarche d’ensemble.
B : Un système d’élimination/justification
Je vais essayer de montrer que Romano travaille en prenant la thèse d’un auteur et en montrant pour quelle raison elle ne fonctionne pas, ce qui l’incite à passer à un nouvel auteur, et ainsi de suite. C’est donc un système d’élimination permanente qu’il met en œuvre, afin d’identifier à chaque étape les insuffisances ou les contradictions d’une pensée justifiant leur abandon.
D’une certaine manière, le point de départ de Romano est lockéen : une couleur est une propriété objective des choses, c’est-à-dire une sorte de propriété dispositionnelle désignant l’idée suivante : l’objet produit par lui-même une certaine impression sur les sujets qui en perçoivent la couleur. Ainsi Romano prend-il l’exemple de la neige analysée par Locke pour rappeler que cette neige n’est, pour Locke, que « dispositionnellement blanche, c’est-à-dire qu’elle est blanche en relation à un être sentant et dans la mesure où elle est susceptible de produire une sensation de blanc chez un tel être. »5 Nous avons là une sorte de propriété inscrite dans la neige qui la fait paraître blanche, qui confine donc à un certain objectivisme. Mais remarque aussitôt Romano, les choses sont moins claires qu’il n’y paraît chez Locke car à côté de cette propriété dispositionnelle ancrée dans l’objet, coexiste une sorte de définition subjective de la couleur liée à la définition des qualités, qui tend à subjectiver ces dernières et donc à concurrencer la première appréhension d’ordre dispositionnel qu’il en avait proposée. Cette tension dans l’œuvre de Locke n’est pas, selon Romano, résolue, et c’est la raison pour laquelle Locke est condamné à embrasser le scepticisme, si bien que l’on ne trouvera pas d’explication rationnelle et satisfaisante de la lumière chez lui.
Romano se tourne alors vers Newton qui définit la couleur par l’indice de réfraction de la lumière et, à partir du moment où l’on considère que la couleur est une propriété de la lumière qui varie en fonction de son degré de réfrangibilité qui demeure identique pour un même degré de réfrangibilité, on peut en déduire que les couleurs des corps ont pour cause la manière dont la surface des corps réfracte et réfléchit la lumière blanche. Mais, se demande Romano, si le raisonnement est juste, qu’en est-il du principe inaugural ? Autrement demandé, peut-on dire que la couleur appartient à la lumière ? Cela revient à se demander si les différents degrés de réfrangibilité sont intrinsèquement colorés. Si oui, tout est fini et Newton permet de penser la couleur de manière satisfaisante, sinon, il faut tout recommencer. Cette alternative traduit la méthode retenue par Romano, consistant à sans cesse interroger la cohérence interne des pensées, et à observer leur résistance au questionnement logique ; or, précisément, Newton ne permet pas de parvenir à un résultat définitif. « Nous n’aurons expliqué la couleur qu’en faisant disparaître du monde les couleurs telles que nous les percevons et les vivons ; nous les aurons simplement remplacées par une définition physique en termes d’indice de réfraction, de longueur d’onde, etc., dont rien ne nous permet encore de voir en quoi elle est bien une définition de la couleur. »6 Ainsi, l’objet du discours n’est-il nullement résolu par Newton si bien que Locke comme Newton nous placent face à une insatisfaction foncière : « Locke et Newton ont mis en place un cadre conceptuel pour l’analyse de la couleur qui semble ne laisser de place que pour deux positions opposées – du moins, si on évite la position contradictoire qui consiste, chez eux, à appeler « couleur » aussi bien la cause de la sensation que la sensation elle-même : un objectivisme, qui considère que la couleur est une propriété dispositionnelle des corps et un subjectivisme qui, s’appuyant sur les variations qui existent entre les individus (et éventuellement les espèces) dans la perception des couleurs, affirme que les couleurs sont uniquement dans notre esprit et non dans la nature. »7
La position de Newton est donc fort ambiguë, tout autant que celle de Locke, et ne permet pas de résoudre les problèmes fondamentaux ; Romano se tourne alors vers Goethe qui le ramène à une position très subjective quant aux couleurs qui n’auraient rien de physique, ce qu’il illustre avec Schopenhauer puis le subjectivisme de Hardin. Mais ce subjectivisme va, à son tour, subir les foudres de la critique logique : quelle est la cohérence d’une telle position se demande Romano ? Chez Hardin, les couleurs sont pensées comme étant nécessairement des propriétés : or, ne pourrait-on justement pas dire qu’elles pourraient également relever des relations, ou une propriété relationnelle d’un environnement ? Romano convoque alors Gibson, et évalue la pertinence de l’affordance dont Romano produit une critique qui l’amène à conclure en ces termes : « Dès lors, le « bon » niveau d’une description des couleurs n’est ni le niveau physique, ni le niveau psychologique, ni même le niveau biologique ou écologique – encore moins le niveau de « l’information » (concept qui demeure très obscur chez Gibson) ; c’est le niveau phénoménologique. »8
Cette première partie, absolument diachronique, étudie donc plusieurs pensées les unes à la suite des autres afin d’en jauger la pertinence et y découvre à chaque fois une faille, qui peut soit relever d’une incohérence logique soit d’une aporie, dont Romano se sert pour les révoquer en doute, si l’on peut ainsi s’exprimer. Ces éliminations successives libèrent le champ phénoménologique comme terrain d’investigation, mais ce dernier n’est obtenu que de manière négative en tant qu’il surgit sur les décombres des pensées antérieures, sans avoir établi la nécessité de son adoption ; c’est donc à une mise en question de ce champ phénoménologique que Romano va se consacrer afin de valider ou non l’hypothèse centrale de ses leçons.
C : Tester l’hypothèse phénoménologique
Défendre l’hypothèse phénoménologique, cela veut dire la soumettre aux critiques analytiques, et donc étudier quelle syntaxe des couleurs serait pensable. Une longue analyse d’une grande clarté de l’évolution de la pensée de Wittgenstein quant au problème des couleurs introduit cette partie, et établit de la sorte la difficulté profonde que revêt ce dernier lorsqu’on lui accorde l’importance qu’il mérite. Par exemple, avec le temps, Wittgenstein abandonne l’idée selon laquelle la proposition « une même surface monochrome ne peut être rouge et verte » relève d’une tautologie, donc de la pure logique. « Ce que Wittgenstein retient de sa période intermédiaire, c’est l’idée que la logique mathématique ne permet pas de conférer un statut satisfaisant aux relations internes qui existent entre couleurs. »9 L’essence est désormais constituée par la grammaire, et donc la métaphysique (idée selon laquelle il y a des propositions d’essence proprement philosophiques) ne va plus être combattue grâce au retour à une notation logique entièrement clarifiée mais grâce à leur reconduction des mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien. Toutefois, Wittgenstein demeure constant sur un point : s’il y a nécessité, alors elle doit être d’ordre logique.
L’idée de Wittgenstein, telle qu’elle est restituée par Romano consiste donc à affirmer que la description phénoménologique se trompe en croyant décrire des structures du monde : on ne peut jamais que parvenir à des conventions grammaticales, si bien que la question à résoudre peut être exprimée en ces termes : les couleurs relèvent-elles de la structure du monde auquel cas leurs relations participeraient pleinement de possibilités et impossibilités mondaines, ou sont-elles purement liées à la contingence de nos usages grammaticaux ? Notons que déjà dans Au cœur de la raison…, Romano considérait que le problème de l’autonomie de la grammaire à l’égard des structures mondaines se posait exemplairement dans la question des couleurs : « Le lieu presque naturel de cette interrogation est le problème des couleurs, pour des raisons tant internes qu’externes. »10
Face aux attaques wittgensteiniennes, Romano va remonter au principe initial de la grammaire et poser une question à la fois cruciale et problématique : les propositions sur l’incompatibilité des couleurs sont-elles des règles de grammaire ? Si elles le sont, et si leur négation est un non-sens, alors on ne peut justifier leur incompatibilité. Wittgenstein considère comme acquis qu’elles sont des règles de grammaire. Mais cette idée est très problématique car « on ne peut pas ne pas poser, me semble-t-il, cette question très simple : pourquoi les « propositions » que Wittgenstein définit comme grammaticales ne seraient-elles pas des propositions nécessaires, car ‘a priori, donc indépendantes de toute généralisation inductive, et en même temps, non-arbitraires, car ayant leur source dans les structures de notre expérience elle-même ? »11 Et une fois posée cette affirmation principielle, Romano peut lancer l’assaut final contre Wittgenstein. Pour ce dernier, la notion de couleur primaire est grammaticale ; mais est-ce suffisant pour affirmer que c’est purement conventionnel ? A ses yeux, rien ne peut justifier des conventions grammaticales. Soit : mais comment une règle peut-elle alors être instituée ? Comment une simple convention grammaticale permettrait-elle de comprendre la différence qu’il y a dans notre langage entre certaines combinaisons de couleurs qui sont admises (bleu-vert) et d’autres qui sont exclues (rouge-vert), indépendamment de l’expérience des couleurs ? « Des conventions peuvent bien rendre compte de la propension du langage à associer (ou à ne pas associer) les noms des teintes, mais pas de sa propension) associer certains noms de teintes et pas d’autres. »12 Et Romano de confirmer : « C’est parce que rien ne peut être rouge-vert, parce que rien dans le monde ne possède cette propriété, et cela nécessairement, en vertu de lois phénoménologiques, que l’expression est exclue de notre répertoire linguistique, et non inversement. »13 Nous avons là à la fois la force et la faiblesse de ces leçons dans la critique menée ici : la force consiste à prendre au sérieux la pensée de Wittgenstein, à la confronter à la phénoménologie et à évaluer les valeurs de vérité de sa pensée. Mais la faiblesse réside précisément dans le système d’élimination retenu : est-ce que, sous prétexte qu’il y aurait une faille dans la philosophie de Wittgenstein, il faut nécessairement en déduire que la phénoménologie dit vrai ? Autrement demandé, la discussion philosophique ne présente-t-elle que deux solutions possibles, dont l’une des deux est nécessaire, de sorte que l’invalidation de l’une entraîne nécessairement la validation de l’autre ? Il y a dans cette deuxième partie quelque chose de cet ordre car la phénoménologie est moins étudiée pour elle-même qu’elle ne se trouve légitimée par la prétendue défaite de la pensée de Wittgenstein.
Conclusion
Ce sont là des leçons fort intéressantes, avec un clair dessein phénoménologique revendiqué et assumé, à partir d’un cas qui semble paradigmatique quant au débat entre philosophie analytique et phénoménologie, à savoir celui des couleurs. Le propos est rapide et motivant, fidèle au rythme d’un cours, et le thème somme tout assez original.
Toutefois, il n’est pas tout à fait certain que la logique même de la défense de la phénoménologie soit absolument aboutie : il y a en effet comme une circularité dans l’ordre démonstratif qui demande d’admettre malgré tout les structures a priori du monde pour justifier les critiques adressées à Wittgenstein, lesquelles valideront à leur tour la pertinence de la démarche phénoménologique : il n’est pas tout à fait certain non plus que Romano parvienne à parfaitement réfuter les arguments de Wittgenstein, ni à asseoir la pleine légitimité de la phénoménologie qui, pourtant, semble avoir de son côté des arguments de « bon sens », que Romano exprime avec des formules telles que « on voit bien que »14, ou autres. Mais cela n’enlève rien à la dimension stimulante de ces leçons, à la qualité de leur édition et à la grande clarté des explications qui y sont menées.
- Claude Romano, De la couleur. Un cours, La Transparence, Chatou, 2010
- Claude Romano, Au cœur de la raison…, op. cit., p. 216
- Ibid.
- Songeons par exemple aux Remarques sur les couleurs de Wittgenstein ; cf. Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, TER, 1997
- Claude Romano, De la couleur…, op. cit., p. 22
- Ibid. p. 37
- Ibid. p. 38
- Ibid. p. 83
- Ibid. p. 107
- Claude Romano, Au cœur de la raison…, op. cit., p. 251
- De la couleur…, op. cit., p. 118
- Ibid. p. 127
- Ibid. p. 127
- Par exemple, « Il ne s’agit donc pas de nier que l’analyse de certaines de nos expressions de couleur (et de leurs rapports réciproques, de leur système) fasse intervenir un élément conventionnel irréductible, arbitraire au sens de non motivé par les faits du monde. Mais justement, on voit bien que l’ensemble des relations des couleurs ne peut pas être pensé de cette manière. », p. 133