Evidemment, la lecture et l’interprétation des grands textes classiques de la philosophie n’est plus réservée comme jadis aux seuls savants et moines copistes, qui dialoguaient gravement, dans le silence épais de leurs cellules, presque d’égal à égal avec Aristote et Thomas D’Aquin. Evidemment les temps ont changé… Cela fait des lustres que la philosophie est sortie des monastères et que tout le monde s’est approprié les textes classiques de cette discipline. La massification a fait des ravages. Savez-vous que l’on peut maintenant acheter pour quelques euros au rayon « Librairie et petit matériel de bureau » de l’hypermarché Carrefour de Clichy la Garenne l’œuvre complète de Maître Eckhart au format poche, et traduite en français ? N’avez-vous jamais remarqué ces femmes, jeunes, fraîches et roses, mâtinées de cette douce rosée qui recouvrait le bouton, coloré comme l’aube qui l’a vu naître, de la fleur dont elle naquit avant hier, en train de lire Kant ou Hegel dans le métro parisien entre Maubert et Odéon ? Pire ne vous a t-on pas dit que l’école de la République s’échinait bêtement à inculquer des notions de philosophie aux adolescents humains, cette forme de vie primitive, mi-amibes mi-vers parasitaires intestinaux, qui ont pourtant plus d’affinités intellectuelles avec le texte d’une chanson de M’Pokora qu’avec l’œuvre méconnue d’Alphanus de Salerne ? On voit sur quelle pente savonneuse s’avance cette discipline, dont les ressources inépuisables sont exploitées par le tout venant, le rustique, le vulgaire… La philo au supermarché à prix discount pour les pauvres. La philo pour les femmes, ces meilleures amies de l’homme. La philo pour les adolescents, ces meilleurs ennemis de l’intelligence. Il ne manquait plus que l’exploitation de la philosophie par les inquiétants gourous du management, névropathes de la formule chic et du marketing choc.
L’hebdomadaire économique gratuit Newzy, lancé en 2005 et tiré à plus de 200.000 exemplaires, est très friand de ces consultants fantaisistes, s’appuyant sur toutes les ressources des sciences humaines (philosophie, sociologie, psychologie, etc.) pour dérouler des kilomètres et des kilomètres de banalités théoriques « new age » concernant le développement personnel ou l’art du management. Le site web du journal diffuse fréquemment ce type d’interviews vidéo hilarantes. Nous avons retenu un exemple caractéristique de cette trahison quotidienne de la philosophie, qui semble devenir parfois un outil-gadget à la disposition des accablants tartuffes du coaching.
Que voit-on sur ces images ? Un coach à lunettes, entre deux âges, qui porte une cravate sur une chemisette, et s’exprime avec de grands gestes qui fendent l’air avec nervosité. Le décor compte toujours beaucoup dans une séquence filmée, où rien n’est anodin. Et dans cette séquence le coach est dans une bibliothèque. Il n’est pas dans le fond d’un silos à grains, dans la forêt de Fontainebleau avec des cervidés amicaux, en cellule de dégrisement au Quai des orfèvres (la classe…), dans un bordel clandestin du XIII ème arrondissement… non ! il baigne dans le décor plein de noblesse d’une bibliothèque. Inutile de dire que l’habit fait le moine, autant que le décor fait le coach. Plusieurs plans de coupe insistent d’ailleurs lourdement sur les livres présents dans cette pièce : on voit le « professeur en philosophie du management » choisir des volumes sur les étagères de ce qui ressemble fort à la bibliothèque coopérative et ouvrière du Comité d’entreprise de l’usine Manufrance, à la grande époque. Mais comme c’est aussi un « professeur », même s’il s’exprime devant l’équipe de Newzy et non devant des élèves, notre coach écrit au tableau. Plus « prof » que jamais, il écrit au feutre rouge, sur le Velleda réglementaire, les titres des différents chapitres de sa leçon. Et comme notre coach est avant tout un intellectuel, amoureux des livres, il le prouve… aimant particulièrement les « gros » livres, les « grands » livres, les livres encombrants, les livres de « poids »… il se fait démonstratif… Autant dire que tout cela est un peu pénible, visuellement parlant.
Et que dit le philosophe d’entreprise ? Une série de banalités qui enfoncent des portes ouvertes, et pas des portes blindées… (Il faut avoir un but en toute action. Il faut chercher à se « cultiver ». Il faut agir prudemment…) Dans son discours une sublime incongruité vient se glisser : une citation de notre gloire militaire nationale, le Général de Gaulle (à qui l’on dédie une rue dans chaque ville française, afin de perdre l’ennemi teuton s’il envahit à nouveau le territoire…), pris dans un sandwich discursif parfaitement indigeste entre les grecs Aristote et Isocrate. Une heure comme ça et je dépose mon cerveau à la consigne sans jamais le rechercher….
Mais qui est ce coach ? Une recherche rapide permet de découvrir que Bertrand C., s’il est en effet le promoteur de formations en management reposant sur la « philosophie », est également un docteur en philo de la Sorbonne, ayant soutenu une thèse sur La génération naturelle chez Thomas d’Aquin, devant un jury comportant notamment l’éminent médiéviste Alain de Libéra. Rien que de très sérieux dans ce parcours intellectuel visiblement intègre, parallèle à une vie de manager opérationnel dans de grandes entreprises. Alors qu’est-ce qui est gênant dans cette séquence vidéo ? La question de la « démarche » se pose immanquablement. Celle de notre coach en chemisette et celle de beaucoup de ses collègues – en cravates – exploitant les contenus des sciences humaines à des fins lucratives. Que nous disent ces figures antiques sur notre vie intellectuelle contemporaine ? Que nous avons encore besoin de sophistes…
Le sophiste est une figure particulièrement ambiguë[1]. A tel point que les juges athéniens de Socrate le considéraient comme tel. A son procès Socrate se défendit ainsi : « Pas davantage en vérité, n’avez-vous entendu dire à personne que j’entreprenne de faire l’éducation des gens et que j’exige de l’argent pour cela : voilà encore qui n’est pas exact ! » Et Socrate, avec un brin d’ironie évoque l’activité des sophistes : « A la vérité, c’est pourtant une belle chose, à mon sens, d’être capable, éventuellement, de faire l’éducation des gens, comme font Gorgias de Léontion, Prodicos de Céos, Hippias d’Elis. Chacun d’eux, en effet, Citoyens, en est capable ; capable, en se rendant dans toutes les villes, de persuader à la jeunesse, libre cependant de fréquenter gratuitement tels de ses concitoyens qu’il lui plairait, d’abandonner ces fréquentations et de les fréquenter, eux, en leur donnant de l’argent (…) »[2]. Socrate est donc un sophiste un peu particulier, cherchant moins à s’enrichir vénalement qu’à débusquer les failles de la doxa. L’authentique sophiste, lui, ce « maître de la Grèce et de l’éloquence » selon Hegel, est souvent un homme étranger à la cité, qui y est de passage pour prodiguer son enseignement ; c’est un homme dont l’outil de travail est le langage ; professionnel du discours, il échange ses conseils, son savoir et sa sagesse souvent superficielle contre de l’argent. Comme le précise le dictionnaire d’André Lalande les sophistes soutiennent moins une doctrine, qu’une attitude[3]. Une « démarche » disions-nous à propos de notre cher coach en chemisette…
Plus habitué aux joutes orales qu’à la dialectique, le sophiste n’en reste pas moins un homme avisé, suffisamment instruit et souple d’esprit pour répondre à toutes les grandes questions humaines. Il répond, lui… là où Socrate ne faisait qu’élargir le questionnement ou mener à l’aporie. Notre coach ressemble fort à un sophiste. Il met sa compétence intellectuelle (que l’on peut escompter…) au service de celui qui le paie, afin de le conseiller dans la conduite quotidienne de ses affaires, et lui apporter des clés opérationnelles. Je vous donne du Aristote pour mieux manager. Je vous glisse du Isocrate pour mieux déléguer. Je vous sulfate du Hegel pour mieux dégraisser. Je vous insémine du Kant pour mieux gérer vos plannings. Je vous balance du Spinoza pour optimiser votre stratégie marketing worldwide. Je vous crachote du Nietzsche pour vous aider à appréhender le marché allemand. Je vous injecte du Platon pour mieux regarder vers le ciel du dernier étage, où est la direction générale. Je vous prépare un petit clystère d’Epicure pour vous aider à bien choisir votre assistante. Sous les traits trompeurs de la philosophie notre coach ne questionne pas. Il empile les références philosophiques, tels des Légo©, dans une méthode foutraque qui ressemble plus à un édito de Chef d’entreprises magazine, qu’à l’Ethique de Spinoza…
Et comme à Athènes, le sophiste contemporain n’est jamais seul. Il est toujours accompagné d’autres « gourous » de même tissus. Ils se déplacent en meutes. Le « professeur en philosophie du management » ne sort rarement sans ses amis, les mille autres parasites du coaching new-age. Voici trois exemples cocasses de ce type de discours, toujours extraits du site Newzy.fr (Qui, rappelons-le, est un organe de presse économique plutôt sérieux à la base…).
On s’amusera notamment de l’entraînement dynamique personnel, basé sur l’usage « intellectualisé » de la corde à sauter, et l’activité physique « intelligente »… ouch….
On s’amusera aussi des trucs et astuces d’une « experte en conseil amoureux », de l’agence « Love intelligence » (authentique…), nous permettant d’aborder sereinement le continent effrayant de l’amour au bureau….. aïe !!
Et puis si la jolie collègue ne veut pas, vraiment pas…. Il restera toujours un gourou de l’« Humour consulting Group » (www.humour-consulting.fr) pour vous aider à « pratiquer l’humour en entreprise », et devenir parfaitement heureux quand même… mais attention… il ne faut pratiquer que l’humour « dans ses formes positives »… Pardon Molière, ils sont devenus fous… !
Inutile de se scandaliser finalement…. Les premiers lésés de ce babillage managérial inepte sont les patrons des entreprises qui sollicitent, souvent avec enthousiasme, les services de ces coachs ; éblouis qu’ils sont par tout le clinquant bling-blang de leurs références humanistes. La philosophie sort-elle salie de ce genre de commerce ? Hhmmm…. Notons au préalable que ces métiers de la sophistique managériale offrent certainement des débouchés inexplorés aux étudiants en philosophie – qui apprendront (au passage) que l’on gagne davantage en tant que « professeur en philosophie du management » qu’en tant que « professeur agrégé »… Quant à la philosophie elle-même, elle en a vu d’autres, et se relèvera assurément de cette exploitation mercantile souvent ridicule…. La philosophie et toutes les autres sciences humaines pareillement (psychologie et sociologie en tête).
La question est plutôt de savoir qu’est-ce qui bugue à ce point dans le monde de l’entreprise pour que les cadres RH fassent appel à de tels gourous, philosophes ou para-philosophes de bazar, dans le but de re-dynamiser les troupes ? Quelle vacuité d’esprit ces envahissants coachs[4] viennent-ils combler ?
[1] On complètera avec profit cette brève évocation de la sophistique avec l’excellent article signé par Barbara Cassin, sur ce thème, dans le dictionnaire Le Savoir grec, publié en 1996 chez Flammarion. (pp. 1021-1040)
[2] Platon, Apologie de Socrate, 19e
[3] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, entrée « Sophistique », 1926, vol 2 de la réédition Quadrige de 1991, PUF, p. 1011.