Introduction :
Dans Solus ipse. Phénoménologie de la solitude[1], Christophe Perrin nous invite à une marche dans le désert. Et bien que nous partagions avec Lévi-Strauss la haine des voyages, parce qu’ils ne tiennent jamais leur promesse d’évasion, nous suivons Perrin avec un certain enthousiasme sur ces chemins de traverse, qui nous mènent à une contrée dépeuplée mais étrangement familière : la solitude. Le point de départ est stimulant. Reprenant le geste originel de la philosophie depuis Aristote, Perrin met en question cette évidence qu’est pour nous la solitude, il s’en étonne pour mieux la comprendre. Il part du constat surprenant que la solitude demeure en philosophie « une question dont il n’est pas question »[2]. Les poètes chantent la solitude, les sciences humaines l’analysent comme fait de société, mais les philosophes ne la pensent pas en tant que telle. Comment expliquer que la solitude reste pour la philosophie un impensé alors qu’elle pourrait apparaître comme sa condition nécessaire – le philosophe ne représente-t-il pas ce solitaire moqué par les servantes de Thrace ? Est-ce parce que la solitude est à la fois incommunicable et inexprimable ? Est-ce parce qu’elle est sans cesse démentie par la présence toujours présupposée de l’autre ? Perrin formule l’hypothèse selon laquelle les analyses philosophiques portent davantage sur des manières particulières d’éprouver la solitude que sur la solitude comme telle. Les philosophes nous donnent à penser la solitude soit comme un isolement, qu’il faut comprendre comme la retraite du solitaire, c’est-à-dire une solitude choisie et heureuse, soit comme un esseulement, qui correspond à une solitude subie et malheureuse. Or, peut-on saisir quelque chose comme « la » solitude ? Perrin nous livre une expression, qui constitue le titre de son ouvrage, solus ipse, que nous aurions tort de ramener à la thèse philosophique bien connue du solipsisme. Solus ipse ne devrait pas être traduit par le « soi seul », mais par le « seul soi-même ». La solitude renvoie à un « compagnonnage de soi » qui constitue notre existence et duquel nous ne pouvons pas nous évader. Perrin livre l’image du « soliste » qui même accompagné d’autres est toujours seul à jouer sa partie. Son ouvrage se donne alors pour objectif d’ « (a)ccomplir ce passage entre une solitude idéelle à laquelle on songe pour se rassurer et la solitude réelle qui ronge jusqu’à nous fissurer, en interrogeant l’ipse du solus que l’on est par essence et par excellence : sol-ips-iste »[3].
Cette traversée du désert est au croisement de deux voies. La première est métaphysique. En effet, la solitude renvoie à une compréhension de l’être et pourrait constituer, pour notre auteur, « le dernier mot de l’individuation de l’ego »[4]. Cependant, Perrin n’a pas l’ambition de nous livrer un « grand traité de métaphysique », mais plutôt un « petit essai de phénoménologie »[5]. Il privilégie donc la voie phénoménologique en dégageant des pistes de réflexion métaphysique. Le plan de l’ouvrage se présente comme un parcours en six étapes dans lequel nous sommes invités à comprendre ce qui dans la tradition philosophique empêche de penser la solitude pour mieux « se l’approprier, c’est-à-dire à la fois mieux l’appréhender jusqu’à la connaître comme sa poche et de moins l’appréhender pour la mettre dans sa poche »[6] La description de la solitude n’est donc pas que théorique, elle a aussi une finalité pratique, dont il faudra évaluer la portée, celle de mieux affronter la peur inexorable que nous avons d’être seuls sur laquelle Pascal nous alertait déjà. Dans ce parcours, Perrin s’arrête sur des philosophes, proche de la phénoménologie, qui sont, selon lui, hantés par la solitude. Heidegger, Levinas, Sartre et Bachelard portent, d’après lui, chacun à leur manière des jalons pour éclairer cette solitude vécue. Cette liste pourrait nous surprendre pour plusieurs raisons. D’abord, comment se réclamer d’une approche phénoménologique sans consacrer un seul chapitre à Husserl et en intégrant des philosophes, principalement Bachelard, dont le lien à la phénoménologie est problématique ? Perrin répond à notre difficulté en gardant de la phénoménologie une méthode, qui vise la signification de l’expérience subjective, regrettant que Husserl « met(te) hors jeu » ce concept en supposant l’autre toujours présent[7]. Puis, nous pourrions être gênés par le manque de systématicité dans le traitement de la solitude par les auteurs étudiés. Cependant, ces derniers ne pensent qu’indirectement la solitude. Perrin fournit alors un travail admirable qui consiste à partir des occurrences de ce thème dans les œuvres de ces auteurs à constituer comme un « puzzle » éclairant certains aspects de la solitude. Perrin se défend d’étudier ces philosophes comme un historien de la philosophie, il se présente comme un « géographe »[8] qui esquisse modestement dans leur œuvre le contour de la solitude. Il ne suit donc pas des routes balisées, qui banalisent leur pensée, mais des chemins de traverse qui rendent compte de leur difficulté et de leur complexité, afin de « déblayer le terrain d’une étude phénoménologique inédite de la solitude »[9]. Ce travail nous paraît à la fois très convaincant et très utile.
La solitude empêchée
Nous commençons la traversée du désert par nous éloigner de toute contrée connue. Perrin nous défend de réduire, comme l’a fait la philosophie jusqu’à ce jour, la solitude à la retraite du solitaire ou au solipsisme. Alors que le « solitarisme »[10] objective la solitude au point de la penser du dehors, ou encore mieux comme un dehors, le solipsisme la subjective à l’excès. La pertinence de cette première étape réside principalement, selon nous, dans les distinctions conceptuelles qu’elle établit.
Le solitarisme est pensé à partir de Pétrarque que Perrin présente comme « adepte connu et reconnu de la solitude » ainsi que « l’un des théoriciens les plus illustres de la vie solitaire »[11]. Pour Pétrarque, la solitude est à la fois un mode de vie – il s’isole méditant les paroles d’Augustin : « Les hommes admirent la hauteur des montagnes, l’agitation des flots de la mer, le cours des fleuves, la vaste étendue de l’océan, le mouvement des astres, mais ils ne pensent pas à eux-mêmes et ne s’en émerveillent point »[12] – et l’objet d’une étude que l’on retrouve dans le De vita solitaria et le De otio religiosio. Cependant, la retraite du solitaire n’est pas la solitude. Perrin nous invite à distinguer la désolation, l’isolement et la solitude. La désolation, qui provient du latin « desolare », signifie laisser seul, ravager, ruiner. Le désolé est délaissé. Or, Perrin remarque que l’on peut être seul sans être délaissé et être délaissé sans être seul. La désolation n’est donc pas la solitude. Il en est de même pour l’isolement. Perrin nous invite à une précision supplémentaire en distinguant l’isolement de l’isolation. L’isolement désigne l’état de celui qui est isolé quelles que soient les raisons de cet isolement. Le terme d’isolation, qui vient de l’italien « isolato » signifiant séparé comme une île, précise que la personne est réduite à la solitude parce qu’elle est privée de soutien et d’appui. Or, Perrin souligne à nouveau que nous pouvons être seuls sans être isolés et être isolés sans être seuls. Que faut-il dès lors comprendre par « être seul » ? Perrin retient deux sens qui nous semblent particulièrement pertinents. D’une part, la solitude peut s’entendre comme un état physique, elle désigne alors la situation d’une personne qui de fait est seule, quels que soient le motif et la durée. D’autre part, elle renvoie à un état psychique, celui du sentiment éprouvé par celui qui se sent seul. Nous pouvons nous demander si cette polysémie n’introduit pas une ambiguïté dans le concept de solitude. Elle permet au contraire, pour Perrin, de révéler l’ambivalence des réalités auxquelles peut renvoyer la solitude. Nous semblons tenir ainsi l’unité d’un concept, qui admet des variations, dont l’isolement et l’esseulement sont celles que la tradition a particulièrement pensées.
Perrin précise ce qu’il faut comprendre par le sentiment d’être seul. Cette précision constitue pour nous l’hypothèse originale de l’ouvrage. Contrairement à ce que nous pensons habituellement, celui qui se sent seul n’est pas tant celui qui est privé des autres que celui qui se sait avec lui-même. La solitude ne renvoie donc pas qu’à un rapport défaillant avec l’autre, mais elle souligne aussi, et peut-être principalement, un rapport problématique avec soi. Cette compréhension de la solitude permet de comprendre son aspect tragique, si bien éclairé par Pascal. Elle révèle deux aspirations contradictoires en l’homme, que Kant avait appelées « l’insociable sociabilité » : le besoin de solitude et la nécessité pourtant d’une relation à l’autre. Perrin remarque avec pertinence que nous éprouvons la solitude à chaque fois que l’autre ne nous offre pas la possibilité d’être nous-mêmes. La solitude cause de la souffrance en raison d’une impossibilité à être pleinement nous-mêmes. La voie empruntée par Perrin a une tonalité alors plus métaphysique. La solitude vécue est la condition même de notre existence. Elle renvoie à notre conscience dans son rapport à elle-même, à cette monade close sur elle-même que nous sommes pour être. Elle est cette omniprésence de soi-même en soi. Perrin laisse en suspens une question, qu’il reprendra à la fin de l’ouvrage, qui consiste à savoir s ’il ne faut pas attendre de la rencontre avec l’autre la possibilité d’apaiser cette souffrance.
En envisageant la solitude de l’ego comme un monadisme, ne sommes-nous pas reconduits au solipsisme ? Perrin achève ce chapitre par une distinction entre solitude et solipsisme. Le solipsisme ne porte pas sur le sentiment éprouvé par celui qui est seul, il renvoie à l’attitude de l’ego enfermé dans sa subjectivité qui constitue toute réalité et pour lequel les choses autres que lui ne sont que des images. Perrin nous propose une formule efficace pour comprendre la profession de foi du solipsisme : « je suis à mes yeux la seule existence et l’unique sujet qui soit »[13]. Il faut donc distinguer la solitude de l’ego qui est seul au monde, de celle du solipsiste qui est, reprenant la bonne formule de Perrin, « seul le monde »[14]. Cet éclairage permet à notre auteur de revenir sur la compréhension souvent erronée du sujet cartésien qui représenterait le solipsisme. Certes dans Les Méditations métaphysiques le sujet se découvre comme cogito dans une solitude radicale, mais Descartes ne suspend pas de façon définitive l’existence d’autrui et du monde matériel. Son sujet n’est pas enfermé sur lui-même puisqu’il est fondé sur Dieu. Nous apprécions cette lecture attentive des auteurs, que nous offre Perrin, qui nous permet de sortir des sentiers battus. Comprendre la solitude vécue exige ainsi de quitter les conceptions philosophiques classiques, celle du solitarisme et celle du solipsisme. Nous nous trouvons maintenant en plein désert. Heureusement, dans ce désert, Perrin nous indique quelques oasis où nous pouvons épancher notre soif de compréhension de la solitude.
La solitude impensée
Perrin commence par aborder l’œuvre de Heidegger parce qu’elle ouvre, selon lui, la voie à une conceptualisation assez inédite de la solitude. Nous saluons la lecture précise et complexe qu’il nous en livre, reconstituant le puzzle de cette idée fragmentée dans les œuvres complètes et les échanges épistolaires. Nous retiendrons principalement trois points.
Perrin cite d’abord le cours donné en 1929-1930 dont le titre – Die Grundbegriffe der Metaphysik – Welt, Endlichkeit, Einsamkeit – semble consacrer la notion de solitude. Pourtant, le terme de solitude n’est prononcé que deux fois, Heidegger lui préférant celui d’isolement (Vereinzelung). Perrin fait alors l’hypothèse que la solitude est un concept fondamental chez Heidegger, mais demeure un impensé. Qu’entend Heidegger par la solitude ? Dans ces différentes occurrences, la solitude ne renvoie pas à un sentiment, mais elle est liée à notre condition d’étant. Il y a comme une nécessaire solitude de l’être du Dasein : parce que notre existence est nôtre, elle implique la solitude. Dans cette analyse de l’être, « trois solitudes gigognes »[15] sont envisagées : la solitude originale du Dasein, liée à son existence, la solitude de l’être, auquel cette dernière renvoie, et la solitude originelle du monde dans lequel elle est jetée. Dans Sein und Zeit, Heidegger pense la solitude en termes d’isolement comme corrélative du fait d’être et la décrit trois fois : dans l’angoisse, dans le devancement de la mort et dans l’appel de la conscience. Si nous suivons l’analyse de Perrin, la solitude est pour Heidegger inévitable pour l’homme, peut-être profitable au penseur, mais elle demeure difficile à penser.
Perrin souligne dès lors une impossibilité ontologique de la solitude dans l’analyse de Heidegger. Si le Dasein connaît la solitude de façon existentielle, il n’est d’un point de vue ontologique jamais séparé des autres. Perrin se rapporte à l’analytique existentiale de Sein und Zeit où le Dasein diffère en tout point de l’ego monadique, il est défini comme « un-être-au-monde ». Cette définition implique de penser la solitude comme un mode d’être purement négatif. Heidegger affirme ainsi que « l’être-seul est un mode déficient de l’être-avec »[16]. La solitude vécue par le Dasein n’est que la figure dégradée d’une société première originaire. La séparation est une modalité de la relation, la solitude est donc elle-même sociale. Toutefois, Perrin problématise avec pertinence cette analyse : alors que Heidegger semble accorder une place primordiale à autrui, qui est toujours présupposé, autrui n’est jamais abordé en tant que tel, il est sans cesse rapporté à soi.
Perrin indique enfin une distinction éclairante, davantage suggérée qu’explicitée dans l’œuvre d’Heidegger, entre solitude et solitarisme. Cette distinction dégage un sens positif à la solitude. Dans le cours de 1929-1930, Heidegger envisage la solitude comme un isolement particulier par lequel l’homme se fait unique. A la différence de la retraite du solitaire, la solitude ne nous isolerait pas, elle pourrait au contraire libérer l’existence entière « en la lançant au sein de l’ampleur toute proche que déploie l’essence de toute choses »[17]. Dans le §341 de la fröhliche Wissenschaft, paragraphe dans lequel Heidegger commente le vers d’Hölderlin : « Ich aber bin allein », nous retrouvons cette distinction entre « solitarité » et solitude. La solitude n’est ni une retraite ni un abandon, elle nous permet d’être au plus près de nous-mêmes, elle serait notre possibilité la plus propre. La solitude serait à comprendre comme la condition nécessaire de ce qui nous est propre et la « solitarité » son ressort. Ainsi comprise, la solitude ne constitue plus un point de départ, mais un point d’arrivée. Elle est une richesse possible pour l’homme. Heidegger en vient même à l’envisager comme une solution au nihilisme moderne[18]. La pensée de Heidegger nous livre ainsi un premier éclairage de la solitude, bien qu’elle demeure encore chez lui un impensé.
La solitude aliénée
Notre deuxième étape s’arrête à la pensée de Levinas dans laquelle la solitude devient une question centrale, au moins dans ses ouvrages de jeunesse. Grâce à Levinas, la solitude n’est plus un impensé en philosophie, mais son traitement demeure pour Perrin « une voix sans issue », une impasse pour l’être et une aporie pour la pensée. Nous nous demanderons dans quelle mesure il est possible de surmonter ces difficultés.
Levinas reconnaît lui-même que la solitude est dans son œuvre « un thème très présent »[19]. Il est intéressant de noter que Levinas puise sa compréhension de la solitude dans la littérature. Dès ses premiers ouvrages, il s’intéresse en philosophe à la solitude que seuls les romanciers ont, selon lui, véritablement pris au sérieux. Il se rapporte à Proust pour penser la solitude comme absence de l’autre – je suis seul car l’autre ne cesse de m’échapper. Il se réfère à Estaunié qui comprend la solitude comme le rapport que nous avons à nous-mêmes – être signifie être seul, c’est-à-dire ne pas pouvoir s’échapper de soi-même. C’est finalement cette dernière compréhension de la solitude, comme « une chose du dedans » qui marque la pensée de Levinas[20]. En prenant le parti des romanciers, Levinas ne renonce pas pour autant à la philosophie : la philosophie doit s’intéresser à la solitude par la phénoménologie. Nous retrouvons ici l’idée paradoxale défendue par Perrin : la phénoménologie constitue la méthode appropriée pour penser la solitude même si les phénoménologues ne l’ont pas encore fait. Levinas marque alors une rupture avec la compréhension de la solitude comme « mode déficient » de l’être ensemble héritée de Heidegger : il faut en finir avec « la conception heideggerienne qui envisage la solitude au sein d’une relation préalable avec l’autre » ; « ontologiquement incontestable » cette conception s’avère « ontologiquement obscure »[21]. La solitude n’est pas relation à autrui, mais relation à soi. Dans Le temps et l’autre, Levinas revient à une conception monadique du sujet, qui comprend la solitude comme son être : « (je) suis monade en tant que je suis. C’est par l’exister que je suis sans portes ni fenêtres, et non pas par un contenu quelconque qui serait en moi incommunicable. »[22] Dans Ethique et infini, il précise qu’« en réalité, le fait d’être est ce qu’il y a de plus privé ; l’existence est la seule chose que je ne puisse communiquer ; je peux la raconter, mais je ne peux pas partager mon existence. La solitude apparaît donc ici comme l’isolement qui marque l’événement même d’être. Le social est au-delà de l’ontologie. »[23]
Pour Levinas, la solitude relève de l’ontologie, elle est une catégorie de l’être. Perrin précise qu’elle est « ontologiquement relation de l’ego à l’être et ontiquement relation du moi à lui-même »[24] Pour Levinas, être, c’est être un et le même, ce qui rappelle le principe d’individuation leibnizien bien connu « ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être »[25]. La solitude désigne dès lors un enfermement en nous-mêmes. Comme le souligne Perrin, elle n’est pas « un fait objectif qui se produirait accidentellement d’une situation particulière liée à une époque, une forme sociale ou à un penchant personnel, elle est originelle, essentielle à l’existant comme tel »[26]. Mais cet enfermement en soi est problématique. Levinas reconnaît volontiers que le thème de la solitude renvoie dans sa pensée à un « thème triste ». Il l’envisage de façon ambivalente, « duale » dira Perrin : condition de possibilité du sujet, elle est de quoi on peut s’enorgueillir, mais aussi de quoi souffrir. Levinas insistera sur le tragique de la solitude. Elle renvoie à cet enfermement dans une identité, un « définitif même du je rivé à soi-même »[27]. Le malheur vient du fait qu’on ne peut s’évader de soi. Ce qui fait souffrir, ce n’est pas tant la privation des autres que ce retour fatal de moi à soi. Or il n’y a pas une parfaite identité entre ce moi et ce soi. Dans De l’existence à l’existant, Levinas affirme « la solitude du sujet est plus qu’un isolement d’un être », elle est « si l’on peut dire, une solitude à deux ; cet autre que moi court comme une ombre accompagnant le moi »[28]. Perrin explique ainsi que la solitude renvoie chez Levinas à un état de déchirement et de déséquilibre. Le moi est déchiré entre lui et lui-même, il a à sa charge un moi qu’il n’est pas tout à fait. Le moi est en déséquilibre entre enfermement et désir d’échappement.
Comment dès lors sortir de la solitude ? Comme nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes, nous ne pouvons que chercher un remède qui apaise la solitude. Ne retrouvons-nous pas ici la question posée par Perrin lui-même dès son premier chapitre et laissée en suspens ? Levinas envisage un tel remède dans la relation amoureuse. Dans cette relation, nous n’échappons pas à la solitude. Levinas reprend d’ailleurs cette expression d’une solitude à deux pour désigner cette fois « la société close » formée par les amants. La relation avec l’autre n’est pas une fusion, mais un face-à-face. Cependant cette rencontre offre la possibilité inouïe pour le sujet de sortir de son centre de perspective. A la fin de ce parcours, nous gardons une petite réserve sur le jugement que Perrin porte sur Levinas. Levinas ne nous livre-t-il pas les clés pour appréhender la solitude ? Nous interrogerons en fin de parcours le remède envisagé par Perrin pour apaiser la souffrance de la solitude en nous demandant s’il diffère bien de celui proposé par Levinas.
La solitude engagée
Nous arrivons à la pensée de Sartre pour lequel Perrin propose une analyse très stimulante. Perrin part du passage connu du Diable et du bon Dieu dans lequel le personnage Gœtz affirme que « Dieu, c’est la solitude des hommes. » Cette affirmation nous place face à une alternative qui s’avère ambiguë : soit Dieu existe et il faut croire en la solitude des hommes, soit Dieu n’existe pas et la solitude des hommes n’est qu’apparence. Gœtz tient pourtant ensemble ces deux affirmations contradictoires : Dieu n’existe pas et l’homme est seul. L’œuvre de Sartre reprend cette même ambiguïté : « l’homme est seul d’une solitude humaine qui à la fois ne le définit pas et le définit puisque lui seul se définit »[29].
Perrin avance de façon audacieuse que Sartre tient au fond le même discours sur la solitude que la théologie classique même s’il prend le contrepied de son postulat : l’homme n’est pas moins seul lorsqu’il crée Dieu que lorsque Dieu crée l’homme. L’homme pensé par Sartre doit affronter le délaissement, comme Adam dans le jardin d’Eden. L’homme est délaissé, sans valeurs, il doit prendre ses propres décisions dont il est seul responsable. En s’appuyant sur la Nausée, Perrin montre qu’il y a chez Sartre une double solitude à la fois ontique et axiologique. La solitude est envisagée comme le fait d’être, selon les mots de Perrin, « livré à l’existence comme on est jeté à l’eau en y étant poussé de dos »[30]. Elle manifeste la condition de l’homme : l’autre homme « est seul comme moi »[31] Cette solitude est qualifiée d’« affreuse ». C’est pourquoi Roquentin s’efforce de rester à « la surface de la solitude », dès qu’il y a solitude, il plonge auprès des gens. Il faut alors comprendre d’après Perrin que « découvrir sa solitude, donc la conquérir et l’assumer, donc l’endurer et l’accepter, est le seul moyen d’être authentiquement libre »[32]. Cependant, la pensée de Sartre sur la solitude est plus complexe puisqu’il reprend à son compte le discours de la phénoménologie, qui nous ramène à Heidegger. Sartre associe solitude et socialité. Comme le souligne Perrin, « l’homme n’est jamais seul en vérité puisque la présence d’autrui brille par son absence »[33] Sartre réfute le solipsisme, dans lequel il ne voit qu’une hypothèse métaphysique. « Même si personne ne nous voit nous existons pour toutes les consciences et nous avons conscience d’exister pour toutes »[34]. Il faut dès lors comprendre que « la solitude, c’est la relation sociale elle-même quand elle est vécue dans le désespoir, c’est le rapport négatif de chacun avec tous »[35].
Perrin souligne un dernier aspect de la solitude pensé par Sartre, un aspect axiologique. « L’homme a beau être fait de solitude, il n’est pas fait pour elle ni s’y fait »[36]. Perrin relève des occurrences très éclairantes dans les études biographiques et autobiographiques de Sartre. Dans son Baudelaire, Sartre revient à cette « grande solitude métaphysique qui est le lot de chacun ». Il rappelle « la loi de la solitude » qui veut « qu’aucun homme ne peut se décharger sur d’autres hommes du soin de justifier son existence ». « C’est précisément ce qui terrorise Baudelaire. La solitude lui fait horreur »[37]. On retrouve cette même peur de la solitude dans son étude de Saint Genet. Sartre remarque que les écrivains finissent par s’engager dans la solitude. Cependant, cette solitude est à ses yeux truquée, elle est « orgueilleuse ». Il l’analyse à la fois comme une posture, celle d’un phénomène de classe, et une imposture, l’expression d’une mauvaise foi. Cette analyse de la solitude très stimulante pourrait toutefois nous laisser un peu dubitatifs. Nous pouvons avoir le sentiment d’avoir régressé dans notre parcours : Sartre pense la solitude comme Heidegger à partir de la socialité et il en délivre des visages si divers que toute définition semble à nouveau nous échapper. Nous voudrions pourtant retenir deux points. En soulignant l’omniprésence d’autrui, Sartre ne nous invite-t-il pas à comprendre que nous nous sentons particulièrement seuls en présence des autres ? En dévoilant, même pour la dénoncer, l’engagement possible dans la solitude, Sartre ne nous invite-t-il pas à agir face à ce phénomène qui peut nous désoler ?
La solitude rêvassée
La dernière étape nous invite à nous pencher sur la pensée de Bachelard. Cette référence est sans doute la plus étonnante pour deux raisons : son rapport problématique à la phénoménologie et sa compréhension originale de la solitude. Bachelard nous donne à penser une solitude active, celle du rêveur, qui dans sa rêverie n’est plus privé d’un monde, mais en découvre un.
Perrin revient sur la compréhension peu conventionnelle de la phénoménologie que nous propose Bachelard. Pour Bachelard, les phénomènes ne sont pas donnés, mais construits. Il poursuit dès lors le projet d’améliorer la phénoménologie. Il a pour ambition de « substituer à la phénoménologie uniquement descriptive une phénoménotechnique » qui consiste à « reconstituer de toutes pièces ces phénomènes sur le plan retrouvé par l’esprit en écartant les parasites, les perturbations, les mélanges, les impuretés, qui foisonnent dans les phénomènes bruts et désordonnés »[38]. Bachelard se reconnaît être « un phénoménologue solitaire, systématiquement solitaire »[39].
La solitude semble donc renvoyer d’abord dans son œuvre à la retraite du solitaire, qui peut avoir un certain écho dans sa vie personnelle, en particulier depuis la mort de sa femme. Mais cette solitude n’est pas un thème triste, elle n’isole pas Bachelard. Elle est pour lui source d’action. Perrin nous invite à la penser comme une solitude « contempl-active ». La solitude permet au rêveur de rêvasser. Elle ne le découvre pas seul, mais bien au contraire par cette rêvasserie, le solitaire découvre le monde en lui. Bachelard reconnaît que pour lui les « heures de totale solitude sont automatiquement des heures d’univers »[40]. Il va jusqu’à militer pour « le droit à la solitude de l’enfant » car elle est un besoin[41]. Perrin nous indique les différents niveaux dans lesquels se joue cette solitude. Elle est spatiale – renvoyant à des lieux de refuge, aérospatiale – elle permet en tant que rêverie la découverte d’un monde en nous, mémoriale – elle perpétue le souvenir d’une histoire individuelle et immémoriale – elle nous ramène à un questionnement sur notre origine. La particularité de la solitude vécue par Bachelard est qu’elle est plurielle. Il faut comprendre la rêverie comme « une réalité augmentée » qui comprend moi et le monde, le réel et l’idéal.
Cette solitude est corrélée à une fascination pour le feu qui conduit Perrin à parler de « feunoménologie ». Perrin porte son attention sur l’ouvrage, La flamme d’une chandelle, paru en 61, qui se présente comme un « livre de simple rêverie », dont le chapitre deux se veut « une contribution à une étude de la solitude » en général et « à une ontologie de l’être solitaire »[42]. La flamme d’une chandelle allumée témoigne de la solitude du rêveur et en délivre une image. Bachelard figure l’insurmontable solitude de l’être humain en prenant l’image de deux flammes qui même rapprochées ne parviennent jamais à s’unir. La pensée de Bachelard nous ramène en définitive à deux solitudes : celle du rêveur, choisie, pleine de promesse, et la solitude de l’homme. Le résultat de ce parcours reste un peu déroutant, voire même décevant. Cette solitude ne revient-elle pas à l’isolement du solitaire ? Perrin se demande si Bachelard n’idéalise pas la solitude plus qu’il ne la réalise.
La solitude empochée
Perrin conclut dans le dernier chapitre sa compréhension de la solitude du soliste. Elle nous semble particulièrement marquée par la pensée de Levinas et demeure à nos yeux encore très suggestive.
Ce sont aux romanciers que Perrin prête d’abord sa voix. La nouvelle Solitude de Maupassant lui sert de guide pour montrer le caractère paradoxal de la solitude vécue. Perrin soutient l’idée selon laquelle la solitude se fait particulièrement sentir quand je suis parmi les autres. Nous pouvons retenir cette formule tout en paradoxe : « il va de soi que, sans être seul à être seul ni être seul tout seul, chacun pour soi est bien le seul, ce qu’il ne perçoit et ne conçoit jamais tant que parmi les autres »[43]. Dévoiler cette solitude ne la fait pas disparaître car elle est notre condition. Perrin la considère comme l’épreuve même de notre existence : elle « commence et ne finit qu’avec elle et (…) consiste, pour un être qui n’est pas à lui-même sa propre raison d’être à devoir vraiment tenter de l’être inlassablement »[44]. La voix de Perrin se fait alors plus métaphysique. La solitude est liée à l’être, elle s’impose comme question fondamentale de la philosophie. Elle est ce « mystère du mystère », qu’il faut comprendre comme l’énigme de notre condition, l’impossibilité d’être en soi et de ne pas être à soi. La solitude est à la fois le sentiment le plus partagé et le moins partageable. Contrairement à ce que suggère Sartre, l’enfer n’est pas les autres, mais l’absence de tout autre dans la seule présence à soi. La référence de Perrin est alors pascalienne. L’existence est solitude et la solitude est finitude. La solitude cause l’ennui et rôde dans le divertissement. Nous pouvons reprendre le joli jeu de mot proposé par Perrin : « l’un-nuit » et « le diverti se ment »[45]
Perrin achève sa réflexion sur le caractère tragique de cette expérience. Le thème devient, nous semble-t-il, aussi triste chez Perrin que chez Levinas. Perrin avance qu’« (en) rivant chacun de nous à son être, sans recours ni secours, l’existence opère une radicale individuation qui frappe de désolation celui vient en être frappé ». Il en vient à reconnaître que « si la solitude prime l’être – la solitude constitue – elle le supprime aussi – la solitude tue »[46]. Comme Levinas, Perrin admet qu’il n’y a aucun moyen de se soustraire à cette solitude. Il envisage alors reprenant la question posée précédemment un remède pour apaiser sa souffrance. Nous retrouvons ici l’amour, comme chez Levinas, qui devient une « voie de salut », qui n’atténue pas la solitude, puisqu’elle la suppose, mais qui permet de l’adoucir. Ce chapitre conclusif nous semble donc reprendre dans une large mesure la pensée de Levinas et ne fait que suggérer le moyen de surmonter cette épreuve qu’est la solitude.
Conclusion
Perrin nous donne à comprendre la solitude comme solus ipse, c’est-à-dire tel un soliste nous ne pouvons être soi qu’en le faisant seul. La solitude est un compagnonnage de soi qui constitue notre existence. Reprenons les formules efficaces de Perrin : « Point de solitude, point d’être » ; « (a)utant d’être, autant de solitude »[47]. Cette conceptualisation de la solitude a le grand avantage de lui donner une unité. Comme le signale Perrin, seul un soliste peut se faire solitaire ou se voir esseulé. Perrin propose un lien intéressant entre ces trois concepts : « l’isolement est une solution proposée à la difficulté de l’esseulement posée par le problème de la solitude. »[48]
Nous sommes particulièrement touchés par la conclusion de l’ouvrage. Citant Mauriac dans Dieu et Mammon, Perrin nous invite à entendre son ouvrage, telle l’œuvre du romancier, comme un cri dans le désert. Nous voudrions lui répondre que sa voix n’est pas restée sans écho. Citons plus longuement Mauriac dans ce même extrait. A la question « pourquoi écrivez-vous » Mauriac répond que « (la) raison profonde (lui) apparaît être dans l’instinct qui nous pousse à ne pas demeurer seuls. Un écrivain est essentiellement un homme qui ne se résigne pas à la solitude. Chacun de nous est un désert : une œuvre est toujours un cri dans le désert, un pigeon lâché avec un message à la patte, une bouteille jetée à la mer. Il s’agit d’être entendu, fût-ce par une seule âme ». Mauriac poursuit : « Tout homme souffre d’être seul. L’artiste est celui pour qui et en qui cette souffrance prend corps. » Il reconnaît que « Baudelaire a raison d’appeler les artistes des phares : ils allument un grand feu dans les ténèbres ; ils brûlent eux-mêmes pour que le plus possible de leurs frères soient attirés »[49]. En reprenant cette image mauriacienne empruntée à Baudelaire, nous souhaiterions dire à Perrin que les philosophes qu’il a présentés dans leur complexité, et plus particulièrement pour nous la pensée de Levinas, constituent bien des phares qui éclairent notre marche. Son travail a aplani le chemin de ceux qui, comme nous, se mettent en route pour penser à sa suite la solitude. Qu’il en soit donc vivement remercié.
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[1] Christophe Perrin, Solus ipse. Phénoménologie de la solitude, Paris, Hermann Editeurs, 2022
[2]Ibid., p.7
[3] Ibid., p.13
[4] Ibid., p.37
[5] Ibid. p.309
[6] Ibid., p.32
[7] Ibid., p.18
[8] Ibid., p.33
[9] Ibid., p.23
[10] Ibid., note 82 p.33 : Perrin explique que ce terme a été inventé par Radonvilliers dans la deuxième édition de son Enrichissement de la langue française pour désigner « la qualité de ce qui est solitaire ».
[11] Ibid., p.43
[12] Ibid., cité p.41, Augustin, Les confessions, X, VIII, 15
[13] Ibid., p.67
[14] Ibid., p.73
[15]Ibid., p.100
[16] Ibid., Martin Heidegger, GA 2, 161, cité p.110
[17] Ibid., Martin Heidegger, GA 13, 11, cite p.121
[18] Ibid., Martin Heidegger, GA 65, 110, cité p.127
[19] Ibid., François Poirié, Emmanuel Levinas, cité p.144
[20] Ibid., Edouard Estaunié, Solitudes, cité p.141
[21] Ibid., Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, cité p.147
[22] Ibid., cité p.150
[23]Ibid., Emmanuel Levinas, Ethique et infini, ces deux passages sont cités par Perrin p.150
[24] Ibid., p.155
[25] Leibniz, Correspondance avec Arnauld , avril 1687
[26] Ibid., p.151
[27] Ibid., Levinas, Le temps et l’autre, cité p. 156
[28] Ibid., Levinas, De l’existence à l’existant, cité p.154
[29] Ibid., p.180
[30] Ibid., p.192
[31] Ibid., Sartre, La Nausée, cité p.188
[32]Ibid., p.193
[33] Ibid., p.194
[34] Ibid., Sartre, L’Etre et le Néant, cité p.195
[35]Ibid., Sartre, Saint Genet, cité p.198
[36]Ibid., p.204
[37] Ibid., Sartre, Baudelaire, cité p.210-211
[38] Ibid., Bachelard, L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine, cité p.228
[39] Ibid., Bachelard, La poétique de la rêverie, cité p.254
[40] Ibid., Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, cité p.242
[41] Ibid., Bachelard, Le rationalisme appliqué, cité p.244
[42] Ibid., Bachelard, La flamme d’une chandelle, cité p.257
[43] Ibid., p.268
[44] Ibid., p.278
[45]Ibid., p.298
[46] Ibid., p.300
[47] Ibid., p.309
[48]Ibid., p.270
[49] François Mauriac, Dieu et Mammon, Paris, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, La Pléiade, tome 2, p.808