Il est assez exceptionnel, en France, qu’une caméra de télévision soit autorisée à filmer un procès d’Assises. C’est pourtant ce qu’a obtenu le journaliste Benoît Gadrey, le chef du bureau de France 2 à Lyon. L’autorité judiciaire, ainsi que toutes les personnes impliquées dans l’affaire, ont accepté qu’il plante ses caméras et ses micros lors du procès de Jean-Michel Garcia (41 ans) jugé pour l’assassinat de Chaïb Zéhaf en mars 2006 à la sortie d’un bar d’Oullins, près de Lyon. Du 26 au 30 janvier dernier, Benoît Gadrey a pu filmer les différentes étapes de ce procès difficile, dont l’un des enjeux cardinaux fut de déterminer s’il convenait – ou non – de retenir la circonstance aggravante de « racisme » à l’encontre de l’accusé.
Un petit retour en arrière s’impose, sur ce fait divers. Au début du mois de mars 2006, alors que toute la France était encore ébranlée par l’ignominieuse exécution du jeune juif Ilan Halimi par une bande de sauvages qui le séquestra, le tortura et finalement l’assassina sur fond d’antisémitisme évident ; le meurtre sordide de Chaïb Zéhaf, un algérien de quarante-deux ans, alimenta copieusement les débats sur l’insécurité, et certaines voix s’élevèrent pour dénoncer un crime également raciste. Parmi ces voix, celle de Bernard-Henri Levy évidemment… Nous y reviendrons. Mais disons deux mots sur les circonstances relativement troubles de l’assassinat de Chaïb Zéhaf. C’est en sortant d’un bar d’Oullins, où il venait de suivre la retransmission télévisée du match de football OL-Ajaccio (chaque détail a son importance…) que Jean-Marie Garcia, ivre mort et armé d’un Beretta 9 mm, a commencé à prendre à partie Chaïb Zéhab et son cousin Nébyl. Passionné d’armes, et légèrement fanatique d’autodéfense, Garcia possédait un véritable arsenal à son domicile (armes militaires diverses, explosifs, munitions, etc.) Fils d’un coiffeur et d’une aide-soignante, le petit Jean-Marie rêvait d’ailleurs de devenir armurier… Comme quoi il ne faut pas contrarier les vocations. Ce soir du 4 mars 2006, pour une raison qui ne sera jamais vraiment éclaircie, Garcia fait feu à maintes reprises sur Chaïb et son cousin. Le premier succombera rapidement à ses blessures. Au tout début de l’instruction, Garcia invoquera maladroitement la légitime défense : il aurait cru que Chaïb était sur le point de dégainer une arme, qu’il n’avait pas… Le procès ne parviendra pas à tirer au clair cette sombre histoire. Les expertises psychiatriques mettront en évidence l’alcoolisme de Garcia, décrit comme un homme aux « potentialités violentes élevées ». Garcia, pilier d’abreuvoir patenté, aurait commencé par tirer une balle en l’air, dans le bistrot d’Oullins, avant de se faire raccompagner à la porte par le patron… c’est dans la rue que le butor aurait continué à vider son chargeur au petit-bonheur-la-chance. Et comme Chaïb et son cousin n’avaient manifestement pas de chance dans la vie, ils sont passés par là, à cet instant précis. Certains témoins, contradictoires et imprécis, ont déclaré que Garcia avait éructé « sales arabes ! » en faisant hennir son arme. Circonstance aggravante, le « racisme » n’a finalement pas été retenu par le juge lors de l’instruction, mais a été largement débattu durant les différentes audiences du procès.
L’un des « grands moments » de ce fameux procès de la bêtise crasse, a été l’intervention du philosophe Bernard-Henri Levy, qui est venu à la barre, en tant que témoin, pour apporter des arguments à la partie civile en faveur de la thèse du crime raciste. Parfaitement étranger aux différents protagonistes du dossier, il est venu donner un cours d’anti-racisme à la barre de la Cour d’Assises du Rhône. C’est ce moment rare que Benoît Gadrey a pu capter dans son documentaire « Au cœur des Assises », qui a été diffusé au début du mois de mars, en épisodes, dans le journal de la mi-journée de France 2. C’est dans le troisième épisode du « Feuilleton » comme le nomme la chaîne publique, que l’on peut voir BHL faire son show.
Comme le précise le journaliste, la présence de Bernard-Henri Levy trouve son origine dans une chronique signée par le philosophe dans Le Point, juste après les faits, dans laquelle il mettait en parallèle le meurtre d’Ilan Halimi et celui de Chaïb Zéhaf, et dénonçait les mobiles racistes de ces deux crimes. Dans cette chronique titrée « Un exemple de solidarité des ébranlés », BHL soulignait même que l’indignation publique consécutive au meurtre de Chaïb devait beaucoup aux associations juives : « Le fait (…) de voir des jeunes responsables d’associations juives, voire sionistes, prendre la tête d’un rassemblement où l’on pleure un musulman dont tout indique que, sans eux et sans leur démarche, la mort serait passée aux pertes et profits de ce que l’on appelle pudiquement un « fait divers », est un indice de bonne santé démocratique, citoyenne, lévinassienne, que devraient urgemment méditer ceux qui s’émeuvent, ou feignent de s’émouvoir, des risques de « repli communautaire » au sein du judaïsme français. » Une belle occasion pour BHL, au passage, de défendre le « judaïsme français » et ce concept étrange – et goalé comme une allumette – de « bonne santé lévinassienne »…
Plein de sollicitude à l’égard de la mère de Chaïb, BHL n’hésite pas à lui poser amicalement la main sur l’épaule et lui glisser avec des trémolos dans la voix : « J’aurais vraiment aimé vous rencontrer dans d’autres circonstances… » Oui, évidemment. On se doute que BHL aurait certainement pu fraterniser avec la mère de Chaïb. Aller bouffer le méchoui en famille dans une tour sinistre la banlieue lyonnaise. Communier dans la prière. Parler gastronomie halal. Faire le marché à Oullins, et partager la figue et le citron.
Portrait de BHL au procès d’Oullins. A l’arrière plan, la mère de la victime, Chaïb Zéhaf.
Comme le précise Benoît Gadrey : « Bernard-Henri Lévy n’était pas sur les lieux du crime, il ne connaît pas l’accusé, il n’a pas eu accès au dossier… » et pourtant le philosophe arrive à la barre, appelé par les avocats de la partie civile. Plein d’assurance, notre ami décline en ces termes son illustre identité : « Je m’appelle Bernard-Henri Lévy. Je suis né le 5 novembre 1948. Je suis écrivain, et j’habite boulevard Saint-Germain à paris ». Le décor est planté. BHL est là en étranger. Un étranger qui va donner au tribunal des leçons de racisme et d’anti-racisme. L’argumentaire du philosophe repose sur cette idée que l’histoire du racisme est peuplée d’individus qui refusent le qualificatif de « raciste ». Le raciste étant avant tout dans le déni de son propre racisme.
Mais l’avocat de la défense n’est pas en reste, et dénonce la fameuse chronique – à charge – de BHL dans Le Point qui est selon lui une « condamnation médiatique » de son client. Il reproche à l’écrivain de n’avoir pas consulté les pièces du dossier, de n’avoir pas pris connaissance des différentes versions de l’affaire (dont celle de la défense), et finalement de n’avoir pas fait un authentique travail de journalisme – dont l’une des vertus est de savoir penser contre soi-même… BHL, pris en défaut sur son irrespect du principe de la présomption d’innocence, ne peut agiter devant son juge que l’argument des « larmes » de la famille de la victime… Dès lors que la famille de Chaïb « pleure », et même que son quartier tout entier « pleure » en cadence… il n’y a pas plus de présomption d’innocence qui vaille. Les salauds racistes doivent être dénoncés dans la presse ! Pas de quartier ! Dénonçons ! Dénonçons ! Suivez mon regard…
L’accusé, Garcia, encaisse les coups comme un pauvre malheureux. Traversé d’une émotion qui semble sincère, l’amateur d’armes de guerre avance timidement : « Après l’intervention de M. Bernard-Henri Lévy je me sens comme un moustique écrasé par un géant… » Un moustique écrasé par un « Géant »… L’étrangeté de BHL, dans le contexte de ce procès, éclate à nouveau… c’est un « Géant » de Saint-Germain des Prés, qui n’a rien à voir avec Oullins, les bistrots de supporters, les matchs OL-Ajaccio (chaque détail a son importance…), les gros calibres, l’ivresse, la pauvreté, etc. mais qui vient pourtant s’immiscer dans ce procès de la bêtise, et de la misère intellectuelle. Devoir d’ingérence ? BHL ne semble absolument pas avoir conscience, non seulement de son inutilité dans ce contexte, mais encore du ridicule de sa posture de « piéton » universel, s’autorisant à marcher sur toutes les plates-bandes qui se présentent à lui, et à donner son avis sur tout.
Garcia ne supporte pas trop que BHL l’ait mis « Dans une même malle que ces nazis-SS, ces criminels de guerre »… Ben oui, c’est vexant. Même pour un mec qui se ballade avec un 9 mm automatique dans le caleçon, c’est assez pénible. Remettant les points sur les « i » Garcia rappelle que son acte sauvage n’était ni prémédité, ni « raisonné ». La raison. Sa déraison de « moustique », quoi, face à la « lumière » rationnelle du philosophe venu de Paris. Garcia semble quelque peu humilié. Benoît Gadrey choisit de clore cet épisode de son feuilleton par les rires de l’une des jurées, sortant de la salle d’audience guillerette. Un rire dont on ne sait pas vraiment l’origine, mais dont on peut se demander s’il ne répond pas au show cynique auquel elle vient d’assister…
Coupure du journal Le Monde évoquant la condamnation de Jean-Marie Garcia.
Quelques jours plus tard Jean-Marie Garcia, qui n’a jamais nié le meurtre de Chaïb Zéhaf, a été condamné à 25 ans de réclusion criminelle, sans que le caractère raciste du meurtre soit cependant retenu. Une peine particulièrement sévère pour un crime dont les circonstances et les mobiles semblent très flous. Une peine couronnant un procès « bizarre », dominé par l’intervention de l’ultra-médiatique BHL, tenaillé par la propagande de quelques officines anti-racistes (dont SOS-Racisme qui a organisé des « marches » en hommage à Zéhaf quelques jours après sa mort), et finalement scruté par les médias avides d’une réponse exemplaire à ce crime sans mobile ni épaisseur…
Le samedi 21 février 2009, Olivier Bertrand de Libération obtenait une interview exclusive de Jean-Marie Garcia, qui revenait sur son procès. Depuis le box d’un parloir de la prison qui l’abrite, le criminel revient sur son procès, et notamment sur l’intervention de BHL. Le journaliste de Libération note : « Il en veut au philosophe Bernard-Henry Lévy, venu témoigner contre lui au procès et qui l’a « mis dans le même sac » qu’Adolf Eichmann ou que l’écrivain Céline. » Et Garcia d’enchaîner : « J’avais trouvé courageux ce qu’il avait fait en Bosnie, dit-il. Mais là, il a parlé depuis une tour d’ivoire, sans se demander si j’étais vraiment raciste ou pas. Pour lui, je l’étais parce qu’il ne voyait pas d’autre mobile. Franchement, la philosophie française, c’est plus ce que c’était ». Ben oui, ma brave Dame… tout fout le camp ! Dans cet entretien on découvre un Garcia au visage insoupçonné. Sensible. Délaissé par sa femme, ne lui transmettant pas les lettres et dessins de ses enfants. Malheureux. Lucide…
Cette intervention de Bernard-Henri Levy s’inscrit dans une longue « tradition » culturelle française de prise de parole des intellectuels dans le cadre d’affaires judiciaires médiatisées. BHL était déjà venu apporter son expertise bancale lors du procès du dessinateur octogénaire Siné, accusé d’antisémitisme suite à une chronique médiocre et méchante contre Jean Sarkozy, publiée dans Charlie Hebdo il y a quelques mois. Cela se passait d’ailleurs au tribunal Lyon, et au début de l’année 2009… BHL était venu, à la barre, donner des leçons d’antisémitisme à la Cour, avec pour seule légitimité d’avoir pris la parole sur cette affaire dans les colonnes du Monde quelques semaines auparavant… Le philosophe déclarant que Siné avait « passé la ligne jaune de l’irrévérence et qu’il avait mis les pieds dans les traces qui sont celles du vieil antisémitisme français ». Brrrr… et dire que sans BHL personne n’aurait noté les remugles nauséabonds du vieil anar Siné, déjà notoirement repéré comme fouteur de bordel compulsif, provocateur professionnel, et pas franchement ami d’Israël…
C’est, évidemment, la posture classique et avantageuse de l’intellectuel voltairien des « Lumières » que Bernard-Henri Lévy vient rechercher dans ces escapades judiciaires médiatisées. Une posture universaliste d’arbitre des élégances morales, sans qui la Justice (cette petite garce aux yeux bandées) aurait tendance à sombrer dans l’aveuglement… Car oui, soyons sincère, que pourrait faire d’honnête et de sérieux une Cour de justice sans les indispensables leçons magistrales de BHL en matière de racisme et d’antisémitisme ? Que deviendrait la justice de notre pays sans la clairvoyance et les fulgurances rhétoriques de Bernard-Henri… auxiliaire de justice hors norme, et expert es-postures morales ? Rien… sans lui nous serions au bord du gouffre et de la décomposition…
Au-delà, en plus ridicule encore, il y a évidemment Margueritte Duras s’exprimant sur la mort du « Petit Grégory »© (je ne vais pas vous faire un dessin… vous savez très bien de quoi je veux parler… comme moi vous êtes certainement accro à l’émission « Faites entrer l’accusé » ! ) Le journal Libération avait ouvert ses colonnes à l’insupportable Duras, qui s’était exprimée – au sujet de ce tragique infanticide – avec une naïveté et une bêtise frôlant la mise à l’index. Qualifiant notamment l’assassinat du petit garçon par sa mère de « sublime, forcément sublime ». Thèse de l’infanticide non vérifiée, et « sublime » assez mal placé en la sordide circonstance… Mais inutile de railler davantage. Pierre Desproges s’est largement occupé de son cas, en son temps…
BHL, s’il tend à un niveau de ridicule très durassien, lorsqu’il s’occupe d’affaires judiciaires, le fait avec une hauteur et une morgue aristocratique sans équivalent. Bernard-Henri ne se déplace pas pour rien dans les tribunaux de province… il le fait pour traquer la « bête immonde »… il le fait pour déterrer de ses ignobles clapiers insoupçonnés la racaille raciste et antisémite qui rôde jour et nuit, et menace la veuve et l’orphelin. Il se verrait bien en Voltaire notre BHL. Ou en Sartre (à qui il a d’ailleurs consacré un long essai…). L’intellectuel doit être engagé dans la société. Il doit ouvrir sa gueule. Et même son gueuloir comme disait Flaubert. Bref, on doit l’entendre prêcher, et notamment dans les prétoires… C’est évidemment le Voltaire impeccable de l’ « Affaire Calas »© que BHL tente d’approcher…
Couverture de l’Affaire Calas de Voltaire, chez Folio (faut bien faire de la promo pour les partenaires de Actu Philosophia… pfui !)
Affaire judiciaire retentissante du XVIIIème siècle, rendue fameuse par l’intervention de Voltaire en personne, le procès de Calas reste une date clé de l’histoire de la justice française. A partir de ce procès il est devenu ordinaire, si ce n’est courrant, de voir des intellectuels, philosophes, écrivains, etc. intervenir sur la place public à propos de débats judiciaires. Cela mènera entre autres au « J’accuse » de Zola, dans le cadre de l’affaire Dreyfus. Mais avant cela, Voltaire est donc intervenu dans l’affaire Calas… une sombre histoire mettant en cause Jean Calas, un brave commerçant toulousain, dont le fils s’est suicidé par pendaison. Ne voulant pas que le fils de la famille échappe à des funérailles décentes, la famille Calas dissimula les causes de la mort en maquillant le suicide. Après plusieurs péripéties le père de famille fut soumis à « La question » (la torture), et fut finalement exécuté via le supplice de la roue. Ces aventures à la fois tristes et divertissantes, impliquant les tensions entre catholiques et protestants, mais également la pire violence de l’époque, piquèrent l’intérêt de Voltaire qui déploya toute sa vivacité et toute son ironie pour obtenir une révision du procès de Jean Calas. L’écrivain publia, en 1763, l’ouvrage Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas. Deux ans plus tard le philosophe parvenait à obtenir un arrêt déclarant Calas innocent, et réhabilitant sa mémoire.
Bernard-Henri Lévy, infatigable bateleur philosophique, n’en a certainement pas terminé avec les prétoires, et trouvera sous peu une nouvelle cause noble et juste à défendre. C’est à craindre. Drapé dans une noblesse intellectuelle frelatée, le penseur s’ingérera sans doute à nouveau dans une sombre affaire – si possible glauque et violente – où il pourra jouer les « Voltaire » de service, son fantasme quotidien, une main sur la bible universelle de l’anti-racisme et une autre sur celle de la lutte contre l’antisémitisme. Ce sera certainement un triste fait divers dans lequel BHL sera à nouveau le « Géant » médiatique, se dressant glorieusement face à des « moustiques » du pays réel, et même de la province hexagonale… coupables ou innocents. Qu’importe ! A partir d’un certain degré de lyrisme, seule l’indignation demeure dans les esprits…
Il est 12h37, et BHL recherche dans la presse le sujet de sa prochaine indignation antiraciste ravageuse.