Cette belle monographie d’Anne de Saxcé sur saint Augustin l’aborde sous l’angle philosophique des affects. Issue d’une thèse de doctorat sous la direction de Jean-Louis Chrétien, elle lui reprend la méthode de lecture philosophique de l’œuvre intégrale – essentiellement théologique – d’Augustin. L’enjeu en est de montrer qu’« il y a ainsi chez Augustin une dimension d’intelligence concrète de la vie quotidienne qu’on peut appeler discernement existentiel […] dimension individuelle et, peut-on dire, existentielle » (p.11). On sait qu’Augustin a pensé l’existence humaine en chemin vers la vie bienheureuse (vita beata), et qu’il a mis l’accent sur le rôle de la volonté. Mais, dans le détail, c’est par l’affectivité que l’homme peut se tourner vers la vérité et en jouir. « L’appréhension de la vie affective éclaire le déroulement temporel et historique d’une existence qu’anime le désir de la vie heureuse. […] Ainsi une interprétation des affects augustiniens devient une interprétation de l’existence elle-même dans la mesure où elle recherche le bonheur » (p.33). Telle est l’hypothèse qu’Anne de Saxcé cherche à confirmer par l’analyse des textes augustiniens. Sans restituer toute la tentative d’interprétation, nous tâcherons dans cette recension de faire ressortir quelques points essentiels de l’étude : 1/ la réhabilitation de la vie affective, 2/ l’expressivité des affects, 3/ la centralité de l’espérance.
1/ Augustin commence par réhabiliter la vie affective contre ses critiques stoïciennes. Là où celles-ci condamnent les « perturbations de l’âme », les passions, comme violentes, irrationnelles, passives, Augustin affirme qu’il faut en faire (un bon) usage : « Que les esprits chrétiens les éprouvent pour de justes causes, et ne se mettent pas d’accord avec les philosophes stoïciens […] ils estiment l’insensibilité être la santé ; ils ignorent que l’esprit humain est semblable aux membres de son corps : il faut d’autant plus désespérer de le guérir qu’on a perdu le sens de la douleur » (In Ioannis Tractato, cité p.18). L’apathie stoïcienne n’est pas le résultat d’une guérison, mais d’une maladie. En réalité, on ne peut échapper aux affects, ni devenir totalement insensible. En cela, « l’attitude augustinienne n’est pas marquée par l’idée de maîtrise, mais d’impuissance face à sa propre réalité » (p.31). Les affects ne sont pas en soi choses mauvaises, dont il faudrait se libérer. La vérité elle-même est atteinte affectivement, et le bonheur n’est autre que « joie de la vérité » (Confessions, X, 23, 33). Plutôt que de supprimer les affects, il faut les reconnaître, les interpréter, en discerner le sens et ainsi en bien user, en vue de la vie bienheureuse.
2/ La thèse augustinienne fondamentale à propos des affects est qu’ils sont des expressions de la volonté. « Ce qui est important, écrit Augustin dans La Cité de Dieu, c’est la qualité de la volonté de l’homme. Si elle est pervertie, ses mouvements [i.e. ses affects] seront pervertis ; mais si elle est droite, ils seront non seulement irréprochables, mais aussi dignes de louange » (XIV, 6, cité p.56). Il y a une « langue des affects », comme dit le titre de l’ouvrage, les affects disent, expriment quelque chose de la volonté qui les anime et de son rapport au bien. « L’affect nous renseigne sur la manière dont celui qui est affecté se rapporte au bien, par exemple lorsqu’on se réjouit pour tel ou tel motif » (p.32). Les deux principales formes de rapport de la volonté au bien sont l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, selon la célèbre partition de La Cité de Dieu. Charge donc pour Augustin d’accomplir « une herméneutique de la vie affective » (p.33), qui discerne de quelle volonté l’affect est l’effet et le signe. Plus encore, les affects sont comme un guide pour saisir quel est le souverain bien que nous désirons. Nous ignorons ce qu’est le souverain bien, et c’est l’interprétation de nos affects qui nous le révèle : « l’affectivité manifeste le souverain bien » (p.102). Les affects parlent, et nous avons à les écouter pour connaître la qualité de notre volonté – dimension herméneutique et langagière des affects qu’Anne de Saxcé met au jour à la suite de la pénétrante étude de Jean-Louis Chrétien sur Saint Augustin et les actes de parole.
La plus grande partie de l’ouvrage est donc une analyse détaillée des multiples affects dont Augustin parle sans cesse dans ses œuvres. Ce qui frappe, c’est la mise en évidence de l’ambivalence de ces affects : un même affect – joie, tristesse, rire, regret, etc. – peut signifier la droiture ou la perversion de la volonté, l’amour de Dieu ou l’amour de soi, et donc être bon ou mauvais. Donnons quelques exemples.
Il y a 1/ une « crainte servile », qui convoite ce qui passe, les biens temporels, qu’on perdra un jour ou l’autre, 2/ une crainte elle aussi servile, mais utile et pédagogique, parce qu’elle « détourne du mal par effroi du châtiment » (cité p.87), 3/ et enfin une bonne crainte, « chaste crainte », qui est « dans l’amour, la crainte de perdre de l’amour » (p.88), qui va de pair avec la confiance. D’autre part, les longues pages consacrées au rire distinguent entre un rire moqueur et méprisant, un « rire affirmateur » qui est « jouissance de sa propre puissance » (p.112), qui nie donc la douleur de l’existence, et enfin un « rire juste », celui d’Abraham (cf. Gn 17, 17), « qui naît de l’espérance en autre chose que soi » (p.118), et qui « rend témoignage à la joie qui vient de Dieu » (p.120). Ou encore, il y a lieu de différencier la douceur du péché et la douceur de la grâce. De même, souligne saint Augustin, « le gémissement exprime d’abord la tristesse, mais il y a un gémissement qui exprime aussi la joie » (Enarrationes in Psalmos, 101, cité p.97). Si nous gémissons, c’est que nous espérons et désirons un bien meilleur à venir, si bien que la joie affleure dans le gémissement d’impatience et de désir : « je me réjouis et je gémis en même temps : je me réjouis en espérance, je gémis encore en réalité » (Enarrationes in Psalmos, 31, cité p.97).
Anne de Saxcé montre encore comment Augustin sait lire les affects dans toute leur profondeur. Ainsi, le regret est un affect composé : il « mêle à la fois le remords et l’impatience du désir » (p.127). De plus, le remords pour le péché se distingue de la honte (pudor), qui est « prise de conscience de la miseria humaine » (p.134), n’inclut pas nécessairement de culpabilité et invite à l’humilité devant Dieu. En outre, la confessio augustinienne est à la fois confessio peccati et confessio laudis, aveu de ses péchés et louange de Dieu qui nous en sauve. C’est dire la profondeur et la complexité de l’intrication des affects de l’homme selon Augustin, « qui raconte ses hontes, ses refus, ses actions basses pour dire la louange de Dieu, puisque Dieu étant le salut pour son ignominie, c’est le louer que de montrer l’étendue de son œuvre salvatrice » (p.135).
Qu’elles portent sur ce dont nous venons de parler, aussi bien que sur la jubilation, le soupir, le souci, la colère ou la compassion, toutes ces analyses sont d’un grand intérêt pour le lecteur, elles font voir la minutie du regard augustinien, psychologique aussi bien que théologique, qui sait distinguer et interpréter les affects.
3/ Parmi tous ces affects, peut-on en découvrir un qui serait plus fondamental et structurant ? Selon Anne de Saxcé, l’affect principal que met au jour Augustin est l’espérance. « L’espérance anime, construit et guide la recherche du bonheur jusqu’à son terme » (p.162), affirme l’interprète. Qu’est-elle ? Il faut d’abord la distinguer de l’espoir, dont l’objet est quelque bien temporel. « Cet espoir qui anime naturellement le cœur humain est insatiable et ne se fixe à aucun objet particulier ; il y a toujours une bonne raison d’espérer, d’attendre un peu plus de l’avenir. Mais ces espoirs ne suffisent jamais, ils sont toujours remplacés par un autre, dans une course éperdue à ce qui pourrait encore advenir. » (p.164). L’espérance a un objet plus haut et grand, elle vise ce qu’on ne peut atteindre par soi. « Si tu n’espères pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas » (cité p.102) : la sentence héraclitéenne vaut pour l’espérance chrétienne d’Augustin. Or, l’objet de l’espérance n’est pas évanescent et incertain, il est la vie bienheureuse promise par Dieu et tenue dans la foi. « L’espérance permet de considérer comme passé ce qui n’a pas encore eu lieu. Il ne s’agit pas d’espérer dans quelque chose qui va avoir lieu, mais croire que cela a déjà eu lieu sans être encore achevé. » (p.162). Nous sommes sauvés en espérance, comme dit saint Paul (cf. Rm 8, 24), de sorte que nous possédons déjà en quelque manière l’objet de notre espérance, et nous acheminons vers lui au long de notre existence terrestre, par lui polarisée.
L’espérance structure l’existence, qui prend alors la forme d’une peregrinatio – qu’Anne de Saxcé oppose au modèle sotériologique grec, plotinien en particulier, du retour vers l’origine par la fuite du temps. Nous pérégrinons dans le temps, vers l’éternité et la vie bienheureuse, mus par l’espérance. « Le paradoxe de la peregrinatio est de thématiser une manière d’être dans le monde qui ne s’attache pas au monde tout en y trouvant de quoi espérer autre chose que le monde, un autre lieu qui serait le lieu pour une vie heureuse » (p.159). Notre vie terrestre reste donc « inquiète » (cf. Confessions, I, 1), mais non parce qu’elle errerait ignorante de son but, mais parce qu’elle n’y est pas et craint de perdre ce bien à venir espéré. Anne de Saxcé note que « l’espérance que nourrit cette foi permet de transformer une inquiétude errante, se fixant sur des espoirs évanescents, en un cheminement dynamique vers le bonheur goûté seulement encore in spe » (p.168).
L’espérance est l’affect qui déploie et organise principalement la temporalité humaine, en la référant à l’éternité. Notre situation vis-à-vis de l’éternité apparaît ambivalente : « Le désir de se rapprocher de l’éternité, c’est-à-dire d’un bonheur véritable, provoque la prise conscience de l’éloignement de cette éternité. Mais en même temps, de cette confrontation de la temporalité à l’éternité naît l’espérance de l’éternité » (p.181). C’est dire que l’éternité apparaît lointaine en même temps que proche dans l’espérance. Pour le dire autrement, l’espérance rattache le temps à l’éternité, en anticipant celle-là dans celui-ci. Ce qu’on connaît de l’éternité, nous qui sommes pour le moment dans le temps, c’est ce que notre espérance nous en révèle.
Voici pour les éléments les plus remarquables de ce travail. Il faut noter par ailleurs l’étude de « la stylistique des affects » dans les textes augustiniens et la reconfiguration de l’éloquence que la place des affects implique ; ainsi qu’un chapitre sur « la communauté affective », en particulier l’amitié, dans lequel l’interprète veut montrer que la référence de l’amitié envers autrui à l’amour de Dieu n’oblitère pas l’amitié comme attachement singulier et électif. Au total, le fil conducteur de l’affectivité semble pertinent pour comprendre une partie de la philosophie d’Augustin. Certes, cela n’implique pas que la volonté n’ait pas le rôle prépondérant qu’on sait qu’elle a chez Augustin. Cela atteste simplement l’enracinement concret, descriptif, psychologique, de ses analyses philosophiques. Souhaitable serait un complément théologique, qui envisagerait la manière dont la grâce – volontairement laissée de côté dans cette étude – reconfigure l’affectivité humaine.