Le problème posé par André Charrak dans Empirisme et théorie de la connaissance n’est rien de moins que le problème de la connaissance. À cette question philosophique, l’auteur apporte un ensemble de réponses issues de la convergence d’une enquête théorique et d’une perspective historique : « L’essai de rigueur philologique ne sert pas ici un idéal d’objectivité consistant à reconstituer des zones de cohérence systématique là où, de toute façon, demeurent d’irrécusables tensions ; il doit plutôt rendre lisibles des possibilités théoriques divergentes, foisonnantes pour tout dire, qui révèlent par contraste les choix sur lesquelles reposent les grandes interprétations du problème de la connaissance »1. Cet ouvrage constitue à cet égard l’aboutissement d’un parcours philosophique amorcé dans deux précédents ouvrages : Empirisme et métaphysique. L’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac (Paris, Vrin, 2003), et Contingence et nécessité des lois de la Nature au XVIIIe siècle. La philosophie seconde des Lumières (Paris, Vrin, 2006). Ces deux ouvrages ouvraient la voie à une façon nouvelle de poser la question de la connaissance, en interrogeant notamment les présupposés de la doctrine empiriste ainsi que le rapport entre contingence et nécessité qui est au cœur des conceptions classiques des lois de la nature. Dans ce troisième opus, André Charrak approfondit la distinction qui est la sienne entre deux versions de l’empirisme : un empirisme « de la genèse » qui entend retracer le développement des connaissances depuis leur origine dans la sensation, et un empirisme « de la constitution » qui recherche un fondement systématique pour la connaissance. Si l’empirisme de la genèse pose une question de fait, l’empirisme de la constitution pose une question de droit : et c’est l’articulation entre ces deux questions qui gouverne la structure de l’ouvrage, dont la première partie met en lumière les difficultés rencontrées par l’empirisme de la genèse, tandis que la seconde pose le problème des principes de la connaissance.
Un acquis majeur de l’analyse de l’empirisme de la genèse que propose André Charrak tient à la mise en lumière du rôle crucial qu’y joue le concept de réflexion. Comme le montre l’auteur, il ne serait en effet guère possible de comprendre l’émergence de connaissances à partir de la sensation à moins de faire l’hypothèse d’une activité de l’esprit venant compléter la passivité de la sensation de façon à engendrer des idées proprement dites : « C’est alors le statut de la réflexion qui est en jeu, en tant qu’elle signale un écart par rapport aux modifications purement passives de l’esprit, susceptibles d’une explication externaliste ; en tant, pourrions-nous dire, qu’elle marque le moment où le sujet devient actif dans sa propre genèse et manipule des contenus mentaux qui se sont au préalable imprimés en lui »2. Cette démonstration de l’importance du concept de réflexion dans la théorie empiriste est remarquable à plusieurs égards. Tout d’abord, elle conduit à nuancer une opposition aussi canonique que naïve entre empirisme et rationalisme. Comme on peut à présent s’en apercevoir, ces deux courants partagent en réalité un même intérêt pour l’action qu’exerce l’esprit sur le matériau de la connaissance, intérêt qui se cristallise notamment dans les débats entre Locke et Leibniz. Ensuite, la perspective adoptée par André Charrak fait du concept de réflexion une pierre de touche permettant de mettre à l’épreuve la viabilité de l’empirisme de la genèse, notamment dans sa version réductionniste. Étant donnée la place centrale jouée par ce concept, toute mise en évidence d’une impossibilité à rendre compte des connaissances humaines au moyen de la seule réflexion devra en même temps signifier la faillite de cette version de l’empirisme. Voilà pourquoi, « [d]ans les discussions sur la réflexion au siècle des Lumières, la théorie de la connaissance se trouve […] chargée d’une tâche exorbitante qui […] ne paraît guère proportionnée à la stricte analyse des opérations de l’esprit »3.
Or c’est précisément l’insuffisance constitutive du recours à la réflexion lorsqu’il s’agit de fonder la nécessité de la connaissance que met en lumière André Charrak dans son ouvrage. C’est la raison pour laquelle l’empirisme de la genèse peut à son tour être dépassé dans un empirisme qui, quant à lui, adopte une voie analytique : on aboutit alors à un empirisme « franco-berlinois » qui s’appuie à titre essentiel sur le concept d’application. Cet empirisme de la constitution est notamment examiné par l’auteur à travers une présentation de la théorie de la connaissance proposée par d’Alembert, ainsi que des débats du XVIIIe siècle relatifs à la théorie musicale. La préoccupation de ce courant pour la découverte d’une mathesis universalis permettant une application transversale des principes scientifiques par-delà les frontières existant entre les différentes branches de la science nous achemine alors vers une façon de poser problème de la connaissance qui devait marquer le siècle des Lumières : « bien plus que par une conception très générale de l’ordre où s’annuleraient toutes les tensions, voire les oppositions parcourant l’histoire des sciences, c’est par une réflexion sur le concept d’application que l’empirisme des Lumières s’inscrit dans un réel dialogue avec l’héritage de la mathesis universalis »4.
En retraçant une telle histoire philosophique de l’empirisme et des notions cardinales autour desquelles il s’articule, Empirisme et théorie de la connaissance constitue une réflexion remarquablement stimulante tant sur le plan conceptuel que sur le plan théorique. Les analyses d’André Charrak jettent une lumière nouvelle sur le problème de la connaissance, non seulement tel qu’il s’est posé à l’âge classique ou au siècle des Lumières, mais même dans ses formulations plus récentes (par exemple, lorsqu’il s’agit de l’intérêt éprouvé pour la psychologie moderne pour le phénomène de l’attention). À ce titre, cet ouvrage démontre qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre philosophie et histoire de la philosophie. Comme le remarque l’auteur, il n’y a « [p]as de bonne philosophie […] sans une rigoureuse philologie »5 : la solution aux problèmes théoriques exige une mise en œuvre conjointe de ces deux démarches, et c’est ce principe méthodologique qui fait la preuve de sa fécondité dans cet ouvrage.