Cette très singulière publication de dix des vingt-deux « carnets » conservés par le philosophe Alexandre Lowit (désormais A.L.), disparu à 96 ans le 16 décembre 2022, alors que l’ouvrage était sous presse, ne laisse d’étonner par son caractère énigmatique. Mais il est vrai aussi que son auteur, dont la carrière philosophique discrète fut parsemée d’un très petit nombre de publications et s’acheva par un long et complet retrait du monde aux confins de l’Italie, partagea probablement ce trait de caractère.
Les Carnets sont d’abord une énigme par leur forme. Ils ne constituent pas un « texte » mais un ensemble de notes, classées chronologiquement, mais par là même éparses dans leur juxtaposition, et inégales dans leur concision, puisqu’elles s’étendent selon les cas sur une ligne ou une page. Ni un texte ni un texte, donc. Deux exceptions à cette règle sont formées par l’incipit du livre, composé d’une trentaine de pages de « Précisions » nettement plus développées que tout ce qui suivra, et destinées à en préparer la lecture, ainsi que par l’excipit, dans lequel l’auteur propose un « projet de travail », inachevé, qui ne saurait par là même avoir valeur de conclusion. Une énigme donc : où commencent les Carnets et où finissent-ils, si le début du livre, probablement rédigé d’ailleurs en dernier, est à lui seul la probable récapitulation d’une aventure qui reste par ailleurs à l’état d’esquisse, de tentatives aussi répétées que suspendues ?
Cette forme libre n’est pas sans rapport au discours qu’elle essaie à sa manière de contenir. Si les Carnets témoignent du fait que l’auteur n’est pas parvenu à donner à sa pensée la forme d’un texte, c’est peut-être que cette pensée ne pouvait prendre cette forme – voilà du moins précisément ce qu’A.L. ne cessera en un sens d’interroger. Par ailleurs, la langue des Carnets n’est pas moins énigmatique. Cette langue se soumet inlassablement à l’impératif des guillemets, afin de « soustraire les nominations à la puissance de l’aujourd’hui », comme aux majuscules, lorsque les mots « n’ont pas besoin d’être protégés » (p. 22). Une langue, donc, à la recherche d’un difficilement dicible, qu’il s’agira de dégager de l’aveuglement quotidien : ce sera un lieu, ou plutôt deux lieux – l’Ici-et-Maintenant, le Ciel-et-Terre –, ce sera un nom propre – « l’Être », « Lui » -, ce seront des relations – « pour-Lui » -, ce seront des événements : « Sa sortie », « Son retrait ». Langue à ce titre typique d’un phénoménologue, mais avec ce souci singulier, inquiétant en un sens, d’une constante mise en doute du discours, langue nourrie de la volonté difficile de problématiser – par les guillemets – les dires avancés par le Soi philosophant, d’attester de la fragilité voire de la vanité de son activité d’écriture. De la vanité précisément, car à plusieurs reprises, et nous y reviendrons, la question de « l’illisibilité » des Carnets en vient à se poser : y-a-t-il meilleure preuve que l’impuissance de la langue à nommer l’originaire que ces mêmes Carnets recherchent vient en question ? Et cette remarque formelle nous conduit plus loin encore : à tâtonner en vue de dire le « site originaire », l’Être en son « règne sans retrait », le livre ne montre-t-il pas que le « mystère » propre à ce site implique finalement le silence, c’est-à-dire non seulement autre chose que la langue bien connue, mais aussi autre chose que la philosophie, autre chose qu’écrire, que publier un livre ? Et cette éventualité, que personne mieux que Lowit, reclus lui-même dans le silence et la retenue sa vie durant, ne pouvait laisser résonner – cette éventualité ne vient-elle pas interroger, de la façon la plus radicale que ce soit, les conditions ultimes de la démarche phénoménologique elle-même, celle qui délaisse l’étant qui nous entoure pour en dégager l’être, au point de ne plus pouvoir dire ce qui est, au point de devoir libérer, pour le dire, de toutes nouvelles possibilités, ou peut-être une foncière impossibilité ?
Ces indications relatives à la forme montrent déjà l’écart qui sépare Lowit, phénoménologue solitaire, doutant constamment de lui-même et de ses dires, phénoménologue doutant constamment en vérité de la phénoménologie elle-même et ne pouvant l’habiter, comme s’il en avait été exproprié – l’écart donc qui sépare Lowit de ses maîtres Husserl et Heidegger, auxquels il est naturellement souvent fait référence dans les Carnets. En effet – Husserl comme Heidegger ont écrit des textes et ont établi une langue : ni l’un ni l’autre n’ont, dans la radicalité qui leur est propre, rencontré une difficulté telle à nommer ce qu’ils prenaient en charge. Est-ce à dire que Lowit va « plus loin » que Husserl et Heidegger – et surtout, nous le verrons de proche en proche, que ce dernier – dans la quête de l’originaire, « plus loin » au sens où il irait jusqu’au point où sa propre posture de « chercheur » s’avère irrévocablement en-deçà de cet originaire lui-même ? Lowit, autrement demandé, accomplit-il, plus que Husserl et Heidegger, la pleine prise de conscience de soi, c’est-à-dire l’absolutisation, du geste phénoménologique ? Peut-être, mais il faudra, pour répondre, poser la question de l’originarité du regard de Lowit par rapport à ceux de ses prédécesseurs : qu’apportent les Carnets à la pensée de l’Ereignis ou à celle de la conscience constituante ? Qu’apportent-ils, c’est-à-dire : qu’apportent-ils de plus, que ni celle-ci ni celle-là ne pouvaient voir ; et de quelle lumière éclairent-ils alors l’aveuglement même de ces pensées ? Lowit, qui dit et voit sans nul doute autre chose que Heidegger, permet-il alors de mieux comprendre les limites propres à Heidegger, permet-il alors de se libérer de ses limites ? Ou bien le regard de Lowit se tient-il tout simplement « ailleurs », auquel cas il ne saurait être dit plus originaire que celui de Heidegger puisqu’il ne permet en aucune façon d’y revenir comme à une pensée moins originaire ? En quoi le « site originaire » où Lowit tente de s’établir amènerait-il, sur la phénoménologie dont Lowit se sépare, sur laquelle il vient trancher, une lumière nouvelle, une lumière venue d’une source elle-même jusqu’alors inaperçue ?
Engageons-nous pour commencer à nous ajuster à ces enjeux dans la lecture des Carnets. Ce livre, disions-nous, se présente en apparence comme une contribution phénoménologique, placée dans les pas de Husserl et de Heidegger sans épouser leur trajectoire, à la question de l’être. Que cette contribution soit dite « antéphilosophique », qu’elle ne thématise pas l’apparition de ce qui apparaît mais bien la « destruction phénoménale », ouvre le champ des questions requises pour sa lecture. Celle-ci est préparée par de longues « Précisions » (sur près de trente pages) dont l’analyse s’avère incontournable.
Commençant à clarifier le sens de sa propre démarche, l’auteur commence par revenir sur un vieux thème : « la destruction… n’est pas une opération phénoménologique, n’est pas une démarche de la phénoménologie, n’est pas une »tâche » à accomplir pour le phénoménologue, c’est une ‘destruction’, par l’Être même, des ‘choses’ mêmes : des phénomènes mêmes » (p. 11). Cette distinction ainsi faite est placée sous la mémoire de Husserl, au sens où il s’agit à sa manière de rappeler que « la chose phénoménale… est la chose elle-même en son existence la plus propre » (p. 11, n. 2). Pourquoi ce patronage ? Parce que pour que « l’Être lui-même » soit invoqué, il faut qu’il soit là, Lui. Or, que les choses, elles, soient là, en leur être – que le phénoménologue ne travaille pas sur de simples « représentations » mais soit travaillé par les choses, il faut cette conversion phénoménologique qui fut le propre de Husserl à partir de 1907 – ou plutôt il faut mesurer la difficulté propre à cette conversion.
Mais cela, Lowit lui-même l’avait développé dès 1973, dans son essai sur L’idée de la phénoménologie où il était démontré que la différence entre ce texte et les Recherches logiques était, très précisément, une « conversion » par laquelle le monde perçu était vu, enfin, comme le monde existant : était vu depuis l’être et non plus depuis la représentation. Mais Lowit décrivait alors, en 1973 toujours, la difficulté essentielle à la démarche husserlienne : comment cette présence de l’être peut-elle être vue et dite, alors que le « préjugé réaliste » tend toujours à séparer l’étant pensé et l’étant en son être ? Réponse de Lowit : seulement à la condition que la présence de l’être soit, précisément, la destruction de ce préjugé.
En 1973, le propos de Lowit partait d’une interrogation apparemment historiographique : comment expliquer que la description des actes de la connaissance dans les Recherches logiques ait été abandonnée au profit d’une introduction à la phénoménologie dans les leçons de 1907 ? La réponse apportée était philosophique : introduire devenait le centre de l’affaire phénoménologique car il s’agit toujours, pour le phénoménologue, de préparer la conversion radicale par laquelle il sera vu que la conscience atteint les choses telles qu’elles sont en elle-mêmes, c’est-à-dire dans leur être, dans le « comment » de leur présence. Mais c’est là que la difficulté est la plus grande : le propre de la situation phénoménale, c’est en effet de laisser penser que ce qui est, est derrière ce qui est perçu, que le perçu est une épaisseur à travers laquelle se présente ce qui est. Que la présence perceptive des choses soit, de manière évidente, la présence immédiate des choses mêmes en chair et en os ; que les choses sensibles constituées pour moi soient les choses sensibles elles-mêmes ; que leur être constitue précisément à être vécu, c’est-à-dire perçu, c’est-à-dire constitué : voilà les thèses, phénoménologiques, auxquelles, contre la situation phénoménale première, il faudra se convertir. Ce qui est premier, et dont il faudra se défaire, voilà ce qui requerra une conversion, visant à atteindre, finalement, ce qui est originaire, et qui ne deviendra pourtant manifeste qu’en dernier lieu.
Conversion, donc, à une nouvelle évidence, suivant laquelle « c’est l’être de la chose, de part en part, que cette évidence enchaîne à la présence phénoménale de la chose, et donc à la conscience qui la constitue », écrivait alors Lowit. Mais comment une évidence peut-elle s’imposer contre une autre, comment introduire à cette nouvelle évidence supposant l’extraction du regard hors de la situation phénoménale « réaliste », dans laquelle ce qui apparaît n’est pas exactement ce qui est mais n’est que l’indice de ce qui est ?
La réponse, selon Lowit, est unique : il faut nécessairement que cette extraction ait déjà eu lieu. La présence de l’être ne pourrait être vue si elle n’était pas déjà là, si elle ne s’était pas déjà donnée à voir. Ainsi, la présence des choses en chair et en os dans les vécus – idéalisme phénoménologique – est le point de départ de la phénoménologie, mais elle est aussi ce que la phénoménologie doit démontrer. Le commencement doit être le résultat, et la phénoménologie, telle que Husserl cherche à y introduire en 1907, apparaît comme un cercle, qui présuppose ce qu’elle démontre, ou démontre ce qu’elle a présupposé.
C’est aussi toute la difficulté propre au motif de la réduction : pour celui qui s’y tient, il est inconcevable qu’un autre être que celui qui se constitue dans la conscience puisse être assigné aux choses. Mais, présentée ainsi, la réduction n’est pas convaincante : elle évacue en effet les choses pour, ensuite, les théoriser ; elle refuse de statuer sur ce qui est pour, ensuite, proposer une ontologie. En fait, la réduction ne donne donc pas son sens à l’identité du monde noématique et du monde existant : elle présuppose que cette identité est déjà vue. Mais pour qu’elle soit vue, il faut que l’obstacle qui empêche de la voir soit levé. Comment se fait-il cependant qu’il y ait obstacle, et que l’on puisse être si infidèles aux phénomènes, en redoublant la chose perçue en une chose réelle qui serait « extérieure » à la perception ? On le peut, et même on le doit, répond Lowit, car le regard continue toujours à hésiter entre la « vision phénoménologique » qui voit les choses perçues comme choses en chair et en os, et la « vision réaliste » qui en redouble l’être hors de la perception. L’hésitation, ici, est structurelle, ce qui veut dire qu’elle appartient à la situation phénoménale. Il lui appartient que les choses perçues perdent alors leur caractère en chair et en os et se dégradent en « simple » présence phénoménale. Autrement dit, le réalisme n’est ni un raisonnement abstrait, ni une infidélité, ni une illusion : il est ce regard possible sur les choses, ce regard que l’être même des choses rend possible. D’où la nécessité, derechef, d’une conversion idéaliste et d’une réduction, qui rebasculent la situation phénoménale dans son authenticité. Toutefois, la conversion est-elle, en 1907, suffisante pour motiver le rebasculement, a fortiori si le réalisme nous fait entrer dans ce cercle par lequel une fois la présence des choses en chair et en os dans la conscience dégradée en une simple « représentation », l’être des choses ne peut plus être conçu que comme « absolument extérieur » à la conscience ? La conversion n’est-elle pas une contradiction dans les termes ?
Non, répond Lowit en 1973. Certes, la phénoménologie peut se donner de sérieux motifs de récuser le réalisme, de critiquer la thèse d’un « être absolu hors de la conscience » – mais il n’en reste pas moins que cette décision de s’engager dans la phénoménologie, cette résolution de frapper de nullité la thèse réaliste en reconnaissant que rien ne la soutient ontologiquement, n’est en rien une décision contraignante. La phénoménologie apparaîtra sans doute comme un regard possible, mais non comme un regard nécessaire sur ce qui est. Pourquoi ce manque de nécessité ? Parce que la réduction ne force pas la conscience à retrouver son « cours originel », à se détourner de son « cours déréglé ». Il faudrait pour cela que la phénoménologie puisse agir sur la conscience constituante. Là encore, cercle : cette action n’est possible que si son but est déjà accompli ; à l’inverse on ne voit pas ce qui la rendrait possible si son but n’est pas accompli. Un réaliste ne restera-t-il pas réaliste sans voir l’intérêt de la phénoménologie ? Un phénoménologue ne veut-il pas l’être parce qu’il l’est déjà ? Qui plus est, la difficulté se pose même pour le phénoménologue en personne : si l’analyse constitutive dénonce, dans le monde, des systèmes intentionnels, la mise au jour de ceux-ci ne va pas sans détruire le monde, sans en affecter la consistance ; qui le voudrait ?
L’ « avertissement » qui inaugure les Carnets rejoint, ainsi, très précisément cette question. Le phénoménologue n’est pas un travailleur dont le travail relèverait de sa propre initiative. Le phénoménologue répond, ici, à la destruction, par l’Être, de la situation phénoménale habituelle, réaliste. Seule cette destruction peut donner la mesure de la phénoménologie en tant que discipline ou « tâche » descriptive.
Les Carnets, de fait, ne sont pas une nouvelle contribution à l’effort phénoménologique mais bien l’écriture d’un drame : celui de la survenue de l’Être même, survenue nous délogeant, nous bannissant de notre relation coutumière à l’étant, rendant cette relation impossible. Mais cette survenue et ce délogement sont-ils pour nous seulement possibles, le drame peut-il être entendu, voire lu – les Carnets sont des pages d’écriture –, ou bien ces pages sont-elles « illisibles », et les « sites » dans lesquels elles tentent de s’établir, « impensables » (p. 11) ? « L’Être lui-même », son caractère « destructeur » est-il susceptible de nous atteindre, suffisamment ébranlant pour nous concerner ?
Cette question de principe, relative à la possibilité même de ce qu’il intente, Lowit lui donne toute son ampleur en interrogeant à nouveaux frais ce que le texte de 1973 laissait alors en suspens : à savoir, le problème de savoir de quelle genre d’initiative – vouloir, se préparer, s’introduire, se convertir – le phénoménologue dispose pour s’établir dans la mémoire de l’Être même. « Espérer que l’Être…, attendre que l’Être… – la décisive, l’abyssale ‘difficulté’ ne se tient-elle pas précisément là ? » (p. 14). Aucun espoir, aucune attente n’auraient la moindre portée si l’Être ne s’annonçait pas lui-même, sans que « la mutation ne soit accomplie ».
En 2018, dans un autre article (Soulèvement du paraître, Revue « Philosophie » n°147, éditions de Minuit, pp. 53-68), Lowit thématisait, déjà, le « soulèvement du paraître », dans lequel le Paraître lui-même s’avance au milieu de ce qui paraît, troublant du même coup l’ordre du paraissant. Le Paraître lui-même n’est pas, en effet, une chose parmi d’autres choses paraissantes, une apparition entre autres ; le Paraître dérange, lorsqu’il s’annonce, l’apparition des choses ; mieux, il la détruit, il y met, d’une certaine manière, entièrement fin. L’illusion reviendrait à penser ce soulèvement du Paraître comme un geste réflexif, celui du philosophe qui, se désintéressant des étants, choisirait de s’intéresser à leur Être : illusion qui fut précisément celle de Husserl. Car Husserl ne s’attache pas à l’Être : il s’attache, c’est bien différent, à la constitution des choses dans la conscience, constitution qui précisément n’est pas leur Paraître, et ainsi ne laisse en rien paraître le Paraître lui-même. La réflexion n’est possible que si les choses ne paraissent plus elles-mêmes mais paraissent comme constituées par la conscience. À ce moment-là, de « choses en chair et en os », il n’est plus question, de la même façon que face aux choses en chair et en os, de constitution il ne peut être question. La réflexion ne peut donc pas placer la conscience face aux choses en chair et en os, et la phénoménologie husserlienne procédant avec des concepts réflexifs, manque le Paraître. À l’inverse, le Paraître paraît lui-même, peut-être plus nettement que jamais, hors de toute réflexion, lorsque l’on s’attache simplement à dire que cela est : à s’en étonner. Non seulement il n’y a plus besoin de quitter la présence des choses en chair et en os pour se réfugier dans la conscience mais on s’aperçoit qu’il n’est pas souhaitable de le faire. Ce qu’on découvrira alors, dit Lowit, c’est la substituabilité du paraître à l’être et retour : paraître il y a, le paraître est, il a lieu ; et ce qui a lieu, c’est toujours un Paraître, ce n’est rien d’autre que lui. S’il arrive que le paraissant laisse paraître le Paraître, alors, ce qui est phénoménologiquement singulier, le Paraître recouvre les paraissants eux-mêmes, qui ne paraissent plus en tant que ceci ou cela, qui s’effacent en leurs déterminations particulières, pour ne plus laisser s’avancer que le Paraître lui seul. Mais de fait, toutes les différences entre les paraissants sont anéanties. Tout paraît un. C’est l’Un qui paraît, lui-même – mais qui paraît comme paraissant, en sorte que c’est le paraître qui règne sur l’un et non l’inverse : survenue radicale, comparable à nulle être, de l’Être lui-même, dont toute initiative humaine, fût-elle celle d’un penseur, est exclue.
La survenue de l’Être efface tout étant en même temps qu’elle dérange l’autonomie du philosophe. Elle la dérange en un autre sens encore, plus radical. Cette survenue, en effet, non seulement efface l’étant mais elle « livre » le regard « au règne d’une souveraine, d’une souverainement libératrice constellation d’impossibilités » (p. 14) : comment, dans cette survenue, continuer à écrire ou à lire un livre ? Comment les « choses », précisément effacées par l’avancée de l’Être, peuvent-elles pourtant se maintenir autour de celui qui accueille cette avancée ? Et le carnet, les Carnets mêmes, les stylos sont pourtant bien ces choses avec lesquelles la mémoire de l’Être est recueillie. Dès lors, Lowit peut écrire, juste après avoir nommé l’avancée de l’Être lui-même le « site de l’Ici-et-Maintenant », que « pour que quelque chose comme un ‘carnet’, quelque chose comme une ‘feuille de papier’, quelque chose comme une ‘écriture alphabétique’, quelque chose comme un ‘lire’, redevienne possible – redevienne pensable -, il faudra que l’Être, qu’un retrait de l’Être, exposant le regard à un ‘bref’ mais abyssal effroi, ‘retire’ le règne au site de l’Ici-et-Maintenant originaire pour – d’une manière, brusquement, chaotiquement ‘progressive’ – le ‘redonner’ au site de l’aujourd’hui » (p. 15). Autrement dit, il s’agira de penser le retrait de l’Être autant que sa survenue puisque la mémoire écrite et académique de sa survenue suppose son retrait. Coappartenance, donc, de la survenue et du retrait qui seront tant la mesure de « l’illisibilité » des Carnets que, nous allons y venir, leur incontournable consonance heideggerienne.
Cette illisibilité implique en tous cas une question décisive. Si l’Ici-et-Maintenant auquel nous renvoie l’Être lui-même et qui est autre chose ou plutôt autre part que notre habitat et nos habitudes dans l’étant – si cet Ici-et-Maintenant nous soustrait à nos stylos et à nos feuilles, alors « ce que le sites comme celui de l’Ici-et-Maintenant originaire… demanderont en dernière instance, ce à quoi ils appelleront, est-ce de les dire ? Est-ce de se rapporter à eux par une phénoméno-logie ? » (p. 17) Face à l’Être, est-il encore temps, y-a-t-il encore lieu d’écrire des livres ? Question mal posée peut-être puisqu’elle suppose l’écriture comme une simple initiative du penseur, s’engageant dans une « mémoire des sites originaires » : or, « n’est-ce pas plutôt, tout à l’inverse, moi-même qui suis ‘quelque chose’ de cette mémoire ? » (p. 18) Mais alors, délogé d’elle à partir du moment où j’écris des livres, où je me tiens à nouveau parmi les choses paraissantes, je suis en même temps délogé de moi-même, et « mon être-un-homme-d’aujourd’hui est tout sauf quelque chose qui va de soi » , une « pensée vide ». Ce vide, n’est-il pas l’Être lui-même, qui m’enjoint de le porter à la langue ? Mais l’Être, me projetant dans un Ici-et-Maintenant, pourrait-il ménager ne serait-ce qu’un « avenir » et une « mémoire », et n’est-il pas déjà offensant pour sa survenue que de le figer dans une temporalité de cet ordre ?
Les Carnets consistent ainsi, on l’aura compris, à creuser inlassablement la question de leur propre recevabilité. Comment pourraient-ils « dire oui au vivre, dire oui à l’aujourd’hui » sans « céder la place au non sans mesure d’un effroi » (p. 20) ? Autrement demandé, la philosophie, en tant que praxis mondaine, n’est-elle pas toujours déjà en retrait de l’originaire, originaire que seule elle, pourtant, peut prétendre chercher, et mieux, n’est-elle pas une étape de ce retrait, se tenant dans un « effroi » qui mesure l’avancée destructrice, expropriante, de l’Être devant son regard ? La philosophie n’est-elle pas une « abdication de la pensée » (p. 21), mais au sens où la pensée serait cette abdication, devrait « consentir, pour rester possible, à aller contre sa maxime fondamentale : consentir à s’interdire d’aller jusqu’aux »choses mêmes » » ?
Toutefois, et il importe de s’arrêter sur ce point, si écrire ces lignes, c’est-à-dire se tenir auprès et cependant déjà en retrait des choses mêmes, dans un « auprès » qui est déjà un « au loin », suppose quelque compétence, « la ‘compétence’ requise ici, seul le premier auteur des Carnets, à savoir l’Être même, la possède pleinement et incontestablement » (p. 21). Si c’est l’Être lui-même, c’est-à-dire lui seul, qui vient bouleverser la situation phénoménale pour y faire intrusion, alors l’Être est l’auteur de la pensée. Il est donc auteur et non seulement destructeur : ouvrant la possibilité de l’effroi, il donne du même coup à la pensée – qu’il faille ou non l’appeler encore phénoménologie – sa propre possibilité ; et peut-être aussi sa propre nécessité, la nécessité qui lui est propre, puisque l’Être, survenant, se laisse dire. La question s’impose alors : ce motif n’est-il pas très proche du nom heideggerien d’Ereignis, indiquant à la fois que l’Être, en son retrait, n’est approprié qu’à sa remémoration par la pensée et que la pensée n’est appropriée qu’à cette remémoration, qu’elle reçoit comme sa tâche propre ?
Sur cette question, Lowit est ambigu. Il affirme d’un côté, au sujet du titre de son livre – Carnets antéphilosophiques – que « l‘antéphilosophique des Carnets n’est pas autre chose que le ne-plus-grec »regardé » par Heidegger » (p. 28, n. 1) ; mais de l’autre, qu’ « il n’y a pas dans les Carnets de démarche correspondante à »l’abandon » heideggerien de l’Être en faveur de l’Ereignis » (p. 23). Une telle ambiguïté ne laisse d’interroger. Lowit retrouve, sans doute sous un autre ordre ou d’une autre manière, l’horizon d’un rapport à l’Être qui soit autre chose que le Paraître des paraissants, qui n’est plus l’aletheia, – dont Heidegger, rappelons-le, faisait le propre du grec – mais qui déborde l’aletheia pour en être la source : un « ne-plus-grec », donc, au sens d’un au-delà-du-grec, d’une percée hors de ce qui est grec. Mais rejoignant un « ne-plus-grec », Lowit ne retrouve pas pour autant l’Ereignis : il n’atteint pas, et ne veut pas atteindre, ce depuis quoi Être il y a, l’événement appropriant qui rend l’Être possible comme affaire de la pensée ; il cherche, lui, l’événement de la survenue de l’Être dans l’étant et contre lui, un événement, donc, que donne l’Être et non, comme Heidegger, qui donne l’Être. Mais dès lors, les Carnets ouvrent face à Heidegger une sorte de chemin de traverse, une autre voie dont on peut légitimement se demander quel est réellement son apport, sa vérité par laquelle à la voie heideggerienne dont Lowit, sans l’emprunter, se tient pourtant si près.
Cet apport pourrait-il être une réflexion sur la langue ? Car il s’agit bien de nommer l’Être, mais en un sens particulier : au sens où l’on va arrêter par des mots la position dans laquelle le penseur se trouve lorsque l’Être survient. Donc : non l’Être abstraction faite de sa survenue mais l’Être tel que nous lui faisons face, tel que nous sommes pour lui : « pas portant de l’être à ‘l’être-pour‘ l’Être » (p. 24). Mais comment cette formule, être-pour-l’Être, peut-elle se dire sans s’offenser elle-même puisqu’elle présuppose l’être avant même sa survenue ? Elle ne le peut qu’en supposant « un mode d’être antérieur à toute ‘différence’ », à « la possibilité de quelque chose comme un ‘différer-de-l’Être’ ». La langue devrait cesser, pour s’ajuster à l’être-pour-l’Être, de placer l’étant d’un côté et elle de l’autre comme ayant à le ommer. Autrement dit encore, elle devrait renoncer à différencier ce qu’elle dit et l’Être lui-même. Alors seulement, elle pourrait dire l’événement de l’avancée de l’Être, dire, enfin, le pour par lequel nous y sommes rapportés. Mais comment « le pour pourra-t-il ne pas impliquer une différence entre ce qui est pour… et Ce pour quoi… ? » (p. 24) Comment remonter en-deçà de l’être, comment la philosophie peut-elle se faire antéphilosophique ? À moins que « ne pas pouvoir dire l’être-pour-l’Être originaire » soit « justement ce qui est essentiel au phainestai, au se-montrer » (p. 25). Dans les deux cas, Lowit diffère manifestement de Heidegger : chez celui-ci, la langue contient, préserve et sauve la vérité de l’être, quand pour celui-là la langue est l’impuissance même de la pensée à voir en face ce qui lui est propre, à le désigner ; elle est déjà en retrait.
La nuance entre Lowit et Heidegger prend une autre forme encore. Alors que le second fait du retrait la vérité de l’Être, l’essence – non-grecque – du grec, le premier, lui, assume une « inquiétante cécité pour la lethè » (p. 27), un refus de considérer le retrait de l’Être comme ce qu’il a de plus propre. Comment comprendre cette revendication ? Pour Heidegger, ce qui est propre à l’Être est la coappartenance du retrait au dévoilement, le fait que l’un ne soit jamais accessible qu’à partir de l’autre. L’aletheia a la lethè pour domaine d’essence, mais réciproquement la retenue propre à l’Être, son « secret », ne résonne jamais que dans l’aletheia qui destine la philosophie à son histoire, et à sa mémoire. Le grec mène donc toujours à l’essentiel, et la pensée de Heidegger revient inlassablement à la tâche de revoir ce que les Grecs ont vu pour parvenir à être « plus que Grecs », à aller plus loin que le grec lui-même. À l’inverse, pour Lowit, ce qui est propre à l’Être est un tout autre retrait, le retrait d’autre chose, un retrait que la lethè grecque ne nomme pas : « le retrait – ‘en particulier’ – du Ciel-et-Terre originaire en faveur de ‘l’étant’, en faveur du ‘Tout’, en faveur du kosmos » (p. 27). Ce retrait, contrairement au retrait heideggerien, n’abrite pas secrètement la vérité, il la détruit, et réciproquement le retour – s’il est possible – à ce retour originaire n’abrite pas la possibilité de revoir ce que les Grecs ont vu, il la détruit. Une fois le « site originaire » atteint, une fois l’Être proprement vu en sa survenue, « l’aletheia… aura disparu dans l’impensable » (p. 28), il ne s’agira plus d’y revenir mais de ne plus jamais y revenir. L’originaire ne conférera plus d’unité à l’histoire de la philosophie, il l’aura quittée à jamais, car il est antéphilosophique, en un sens alors sans doute bien différent du « ne-plus-grec » heideggerien dont il devient alors irrecevable de dire qu’il « n’est pas autre chose » que ce que les Carnets cherchent à atteindre.
Reste alors la question de savoir ce que, précisément, les Carnets atteignent, et à mesurer l’originarité de ces « sites » ultimes – l’Ici-et-Maintenant, le Ciel-et-Terre –, tout comme celle de la dramaturgie relative à leur « illisibilité », ou à l’ « incompatibilité » (p. 30) qu’il y a à vouloir d’une part « se livrer sans réserve aux sites originaires » et en même temps affronter la question de leur « ‘essence’ ». En quoi les sites originaires comme la difficulté qu’il y a à s’y tenir en les pensant peuvent-ils, d’une part éclairer la situation de notre regard face à l’événement de l’Être, d’autre part interroger voire nuancer la manière dont la pensée heideggerienne de l’Ereignis retraçait quant à elle, et de manière différente, cette situation ?
Sans prétendre épuiser par notre description l’ensemble des voies entrouvertes par les Carnets, concentrons-nous sur celles qui apportent quelques réponses aux questions que nous venons de formuler. La voie première, parménidienne en un sens, dans laquelle s’engage radicalement leur auteur est celle de l’Être – auquel il sera toujours attribué une majuscule, voire un singulier pronom personnel, « Lui », et des attributs étrangement divins, « Son règne », « Sa royauté », sans à l’évidence que l’Être ne soit jamais confondu avec le nom de Dieu voire avec Dieu lui-même. Pourquoi une telle attribution, pourquoi de tels emprunts à une désignation théologique – il nous appartiendra chemin faisant de poser la question et certes non d’y répondre. Quoi qu’il en soit pour l’instant, cette voie de l’Être, la « Sienne », est unique et comparable à nulle autre, parce que précisément elle n’est pas une voie parmi d’autres mais la seule et unique voie de la phénoménologie, la voie dans laquelle le regard qui voit l’Être faire irruption au milieu de l’étant est irrémédiablement engagé. L’Être faisant irruption : cet événement, que Lowit aura appelé ailleurs « bouleversement de la situation phénoménale », ne pourra au mieux se désigner que comme « mystère », au regard de son absence absolue de fondement ou de justification extrinsèque : que l’être soit, qu’apparition il y ait, cela ne dépend précisément que de Lui, c’est-à-dire que rien d’autre que Lui ne saurait en répondre, et à ce titre, comme Heidegger, mais avec des accents différents, Lowit se fait penseur de l’anarchie de l’Être, de son événementialité pure : de sa donation. Avec des accents différents faut-il insister, qui se dénotent par exemple dans la discussion du nom de « mystère » par lequel Lowit – et non Heidegger – choisit de désigner l’avancée de l’Être. « Le nom de mystérieux n’aura guère besoin de se proposer : n’est-ce pas par son Règne même, par Son ‘essence’ même qu’il se verra appelé ? En effet : avec la ‘destruction’ du non-originaire, c’est au rang de Son nom – d’un de Ses noms – que le Mystérieux se trouvera porté » (p. 178). L’Être des Carnets est mystérieux à la mesure de son originarité : rien ne peut le précéder, c’est-à-dire le préparer. Mais, c’est là le renversement de la posture heideggerienne, le « mystère » en question n’est pas le « secret » de l’Être tel qu’il est compris par Heidegger, c’est-à-dire comme « »cèlement de ce qui est celé » ». En effet, si l’être, mystérieux en son originarité, est sacré, est le Sacré même, alors « Son règne sans retrait » est plus originaire que la description, proprement heideggerienne, d’un retrait propre à l’être derrière l’étant. Si le propre de la pensée de Heidegger est toujours de penser l’être dans son retrait, comme retrait, Lowit, lui, considère le « mystère » de l’avancée hors retrait comme plus originaire même que cette pensée : « pour se faire déterminer… comme ‘in-approchable’, le Sacré ne doit-il pas rester sans aller pour le regard heideggerien jusqu’à se faire ‘expérimenter’ comme règne de l’impossibilité de toute différence ? » (p. 178, n. 2) Ce qui conduit à une première difficulté décisive : le « Mystérieux », est-ce originairement le « règne de l’impossibilité de tout différer », plutôt que cette différence même ? Cela ne revient-il pas à renverser la priorité de l’Ereignis sur l’être, et de proche en proche à ébranler – sans pour autant aussitôt écrouler – tout l’édifice heideggerien ? À l’inverse, n’est-ce pas la description lowitienne de l’Être qui est rendue problématique par sa fascination pour le « mystère de l’Être » au détriment d’une construction du « secret » propre à ce « mystère » ?
Une deuxième voie ouverte par les Carnets vient confirmer cette difficulté. C’est celle que l’on pourra caractériser comme une réflexion sur le statut de l’acte de pensée. Qu’appelle-t-on penser dans les Carnets ? À nouveau, la proximité et la nuance avec Heidegger doivent sans doute servir de fil conducteur à l’intelligence des propos de l’auteur. Comme chez Heidegger, penser est un laisser radical, le laisser qui donne le champ libre à l’Être, lequel « veut se glorifier », « veut être célébré » (p. 48-49) ; mais non comme chez Heidegger ce laisser n’est ni « rapport » ni « comportement », il est « adoration de l’Être », mot singulièrement théologique, et cette « adoration » est un combat, reposant sur le « but » d’un « non dit à ce qui règne » (p. 52) : la pensée s’avère ainsi, par la langue dans laquelle elle se dit, plus étroitement personnelle que dans Heidegger ; tout dans les Carnets s’avère, à nouveau, absolument personnel, reposant sur la décision d’un Non, d’une destruction menée pour ainsi dire en première personne, sans laquelle rien de ce qui est vu ici ne serait possible – et par là Lowit ne substitue-t-il pas au « il faut » qui gouverne la pensée heideggerienne un tout autre « il faut », une toute autre nécessité, par laquelle nous ne sommes plus les gardiens du secret de l’Être, plus ses ministres, mais ses libérateurs, les auteurs même de l’histoire dans laquelle il pourra être dit ? Et cette mutation ne nous ramène-t-elle pas de proche en proche à la question de savoir jusqu’à quel point cette aventure personnelle qu’aura été la libération de la parole des Carnets est susceptible de concerner le regard de notre temps au-delà de son auteur lui-même ? Plus précisément, si le geste des Carnets est un « dire non », en quoi ce « dire » est-il encore la réponse à un appel auquel il appartiendrait, en quoi relève-t-il d’une histoire à laquelle il prend part ? Ou encore : si le « hors-retrait » de Lowit n’est plus le moment d’un « secret » se montrant dans sa retenue et requérant, pour se montrer, notre coopération, si le « hors-retrait » est plutôt un indépassable, l’expérience qui en est restituée ici et qui apparaît alors comme un singulare tantum n’est-elle pas purement et simplement arbitraire ?
C’est dire trop et trop vite. Lowit construit en effet autour du « bouleversement des situations phénoménales » un propos riche et complexe, dans lequel des strates de description phénoménologique très raffinées se détachent. À ce raffinement il faut faire droit avant d’assigner les Carnets à un sentier exclusivement solitaire. Si ce livre repose sur un « dire non au règne » de l’étant, c’est aussi pour décrire ce règne lui-même, auquel il faut se refuser, comme le règne de la « vie quotidienne », qui n’est pas, contre l’apparence, un simple « vouloir-continuer-à-vivre » : c’est le retrait de l’être qui « impose au manger et au boire ce statut-là » (p.56) ; à l’inverse sa survenue pourrait donc en imposer un autre et le manger et le boire « pourraient devenir eux-mêmes un être-pour-Lui », et avec eux « tous les comportements essentiels du vivre ». La survenue de l’Être hors-retrait apparaît ainsi comme une transmutation de la vie elle-même, qui devient un « pour-Lui » et non un « pour-soi » : contrairement à Heidegger qui a toujours tenu la quotidienneté pour inauthentique, Lowit pense ainsi celle-ci comme pouvant être libérée de son inauthenticité et rendue à la vérité même du champ de laquelle elle relève, celle d’une Royauté qui n’est plus celle de l’homme et pas non plus celle de Dieu mais bien celle de l’Être. Il n’y a pas d’accès à l’originaire sans destruction de l’homme : « comment nommer le rapport de l’homme aux choses dans le manger originaire, dans le se-vêtir originaire… car tant qu’il y a »l’homme’, il y a rapport ‘de’ l’homme ‘aux’ choses’ et non pas seulement règne ‘des’ choses » (p. 75).
Mais là n’est pas encore l’essentiel. Une fois l’homme écarté, une fois le « pour-Lui », le regard voué à l’avancée de l’Être, établi comme seule législation véritable de l’apparaître, Lowit peut distinguer des degrés de cette vérité dans laquelle les Carnets solitairement s’installent. Ainsi, l’Ici-et-Maintenant qui nomme l’expérience radicale d’une avancée de l’Être n’est pas le site originaire : cette expérience dégagera un regard plus radical encore sur un « Ciel-et-Terre ». Mais cette locution apparemment heideggerienne est elle-même entendue par Lowit en un sens tout à fait nouveau. Or, nouvelle différence avec Heidegger qu’il faudra interroger, ni le monde ni les choses ne sont pour Lowit le plus haut degré de vérité ; et le Rien ne l’est pas non plus.
Lowit soutient ainsi que la thèse heideggerienne sur le Néant (que « néant et être sont le même ») « ne dit rien du ‘devenir’, de la ‘naissance’ du Néant ‘à partir’ de Lui, ni de la ‘différence’ abyssale qui sépare Son règne sans retrait du – d’un – règne du Néant » (p. 101). Voir l’être comme néant, c’est déjà une étape dérivée, secondaire, de la survenue de l’originaire ; c’est depuis son retrait, en son absence que l’Être se laisse « voir » ainsi. À nouveau, priorité au Hors-retrait sur toute autre marque descriptive de l’Être. Mais alors, si l’être n’est pas, en vérité, porté le Néant, l’être-pour-la-mort perd à son tour, et fermement, son originarité telle qu’elle avait été posée par Heidegger. Loin de reposer sur l’appartenance à la mortalité, l’expérience de l’Ici-et-maintenant en libère au point de la rendre « impossible » : « impossibilité de la mort tant que c’est le règne de l’Ici-et-Maintenant originaire qui règne : tant que règne le pour-Lui originaire » (p. 209). Pourquoi ? Parce que dans ce règne aucune « disparition de… », « perte de… » ne « peut » « apparaître ». Pour autant, Lowit n’ignore pas la mort et donne une indication sur son « essence cachée », sa « ‘provenance’ » : « la mutation par où l’Ici-et-Maintenant originaire cède la place à un Ciel-et-Terre originaire » ; avec une question sous-jacente : « quel est le ‘visage’ que ‘donne’ à la mort le Ciel-et-Terre originaire ? » (p. 210). La mort s’efface donc, en tant que figure singulière de la vérité, devant ce « Ciel-et-Terre » qui aura priorité phénoménologique sur toutes choses.
Sur toutes choses : précisément, le Hors-retrait ne sera pas non plus celui où les choses s’avancent : il sera, en dernière instance, celui d’un Ciel-et-Terre qui ne communient plus, comme chez Heidegger, avec la présence des « divins et mortels » dans les choses libérées de l’objectivité métaphysique. Lowit décrit ainsi une « station : où les choses – le ‘pain’, les ‘fruits’, l’eau, les ‘rochers’ – alors que le Ciel et la Terre se trouvent ‘détruits déjà’, ‘restent fermement’ possibles ‘encore’ » (p. 110). Et plus loin il demande : « ne faut-il pas ‘reconnaître la possibilité’ d’un site plus originaire encore que celui de l’eau ‘d’avant’ la rivière… celui d’un humide d’avant l’eau » (p. 114) ?
Penser une telle possibilité, qu’est-ce toutefois à dire ? Penser ciel et terre avant les choses, c’est les penser hors du monde, et donc, dépasser le monde en direction d’une essence non-mondaine du site originaire. Lowit ne manque de très clairement l’indiquer : « ‘indication décisive’ : sous le règne d’un Ciel-et-Terre originaire, quelque chose comme »Monde » est impossible » (p. 198), ajoutant : « c’est le retrait – un retrait ‘déterminé’ – du Ciel-et-Terre originaire qui fait ‘l’essence’ – la condition de possibilité – de leur apparition comme ‘Monde’ ». Et Lowit de demander en note : « d’où vient-il que pour le regard heideggerien…, le Ciel et la Terre non seulement ne récusent pas le nom de Monde mais l’appellent le plus expressément ? ». On retournera la question : d’où vient-il que pour Lowit, ils le récusent ? De ce que le Monde, peut-être, est confondu avec le « Kosmos » quand MH n’opère pas cette confusion : « apparaître comme Monde, c’est, pour le Ciel et la Terre, apparaître comme ‘formant’ une unité, un ‘tout’ : or, pour que, dans le rapport ‘entre’ le Ciel et la Terre, ce soit le trait d’unité, de ‘tout’, qui apparaisse comme essentiel, ne faut-il pas que disparaisse ce qui est propre à la ‘figure’ originaire de ce ‘rapport’ ? » Unité, le monde est alors compris « originellement » comme « ordre, arrangement ». Et c’est précisément sous cette dimension que AL comprend la conférence La chose : « le peigne »rassemble » – versammelt – ces multiples rapports, ces multiples à quoi » : « une telle détermination se trouverait récusée ici comme inadéquate, comme commettant même une »injustice » » (p. 202) : « lui accorder, à elle [la chose], dans le rapport entre elle et le Ciel et la Terre, la puissance de »rassembler » – cela ne va-t-il pas contre l’abyssale différence de rang qui n’en règne pas moins entre elle et le Ciel-et-Terre ? » En quoi consiste alors cette « différence de rang » ? En ce que « parler d’un rassembler suppose la possibilité d’un se trouver dispersé – la possibilité en tous cas d’un ne pas être rassemblé » : or, « sous le règne d’un Ciel et Terre originaire », une telle possibilité « n’est-elle pas, le plus puissamment inconcevable ? » Ce qui implique que « le Ciel et la Terre auxquels accède le regard heideggerien… sont essentiellement moins originaires que le Ciel et Terre qui auront requis ici le regard des Carnets » (p. 202, n. 1) ; pour preuve : s’ils avaient été aussi originaires, il aurait fallu que Heidegger s’abstienne de « laisser entièrement dans un ‘non-dit’ son ‘rapport à’ Lui » (p. 203, n. 1). Or, selon Lowit il n’en fait rien : le « ‘weilen’ » qui règne dans la Chose est déjà « séparé » du « pour-Lui originaire ».
Que retenir de cette controverse entre une conception et l’autre du monde, si toutefois il est opportun ici de parler de conception ? Que derechef, en ce lieu comme en d’autres, Lowit recherche, par-delà Heidegger, un originaire absolu, qui ne rassemble plus l’apparaître dans l’unité simple d’un jeu où la chose reçoit son propre du champ dont elle relève – mais qui s’avérera antérieur à toute simplicité, et qui impliquera à ce titre le sacrifice de toute langue, de tout discours, fût-il libéré de l’étant et de la métaphysique qui s’y adosse. À nouveau, l’aventure lowitienne se montre ici en sa nature profondément antéphilosophique, parce que la vérité qu’elle cherche à nommer ne fait pas monde et ne donne la mesure d’aucune dimension recueillante – Ciel-et-terre demeure le nom propre d’une percée à nulle autre semblable, qui, plus radicalement encore que dans la pensée heideggerienne de l’Ereignis où tout se réunit dans un jeu-miroir essentiel, ne mène nulle part.
Tout concourt ainsi à laisser penser au lecteur que le site atteint par Lowit, ce « Ciel-et-Terre » qui n’est plus rien de commun à l’étreinte heideggerienne de la mort et de la finitude, qui n’est plus séjour dans le secret de l’être et d’ailleurs, au fond, peut-être plus séjour du tout – tout concourt à laisser penser que ce site s’écarte profondément des questions heideggeriennes, et délimite un tout autre territoire de la phénoménologie, un territoire centré sur non plus sur la vérité de l’être mais sur la méditation de la situation originaire dans laquelle nous place le bouleversement propre à sa percée. Toutefois, si ce territoire est tout autre, c’est aussi en une autre façon, parce qu’il éclaire d’une toute autre lumière des questions qui furent bien celles de Heidegger, et sur lesquelles Lowit revient d’une manière inédite, c’est-à-dire à nouveau personnelle. La première et la plus frappante de ces questions, frappante d’abord par son omniprésence dans les Carnets, est la question du mal. On sait que sur cette question, Heidegger sans rester silencieux fut à tout le moins énigmatique. Lowit est a minima plus direct : chez lui le problème est constamment formulé de savoir si le règne de l’étant qui vient recouvrir la royauté de l’Être, si le regard sur l’étant venu empêcher le regard sur l’Être, si les sites secondaires venus déloger le site originaire, sont des maux, voire, c’est ainsi que le problème apparaît chez Lowit, sont quelque chose comme des péchés. Soulignons quelques occurrences : Lowit assimile explicitement le fait de « vivre dans la non-vérité » au « péché originel » (p.63-64 et 74) ; il remarque (p. 64) que l’Être doit sanctifier ce qui peut le « laisser régner » mais qui sans lieu, « en ‘étant’ pour eux-mêmes », deviennent « ‘injustes’, ‘impurs’, ‘mauvais’ », et note : « l’injustice des ‘choses’ tient manifestement ici au ‘fait’ que c’est leur ‘être-telles‘, leur eidos, qui a reçu le rang de l’ ‘essentiel’ : le rang de ce qui est plus essentiel que leur ‘séjourner dans‘ l’Être… ». Se pose alors (p. 66) le problème de la genèse de cette « injustice » : « une différence entre un ‘être-pour-Lui’ et un ‘être-tel’ » n’est-elle pas « en effet impensable ? »
Lowit se confronte donc à l’énigme du mal, qui prend chez lui la forme d’une autre énigme, celle qui consiste à demander si le retrait de l’être est un mal, ou encore un « sacrilège : comment comprendre « que les choses, au lieu d’être-pour-Lui, en viennent à ‘différer’ de Lui », « ‘sacrilège’ » qui se « heurte à un ‘interdit’ » (p.80) ? Cette confrontation à l’énigme interroge sur la place du « non » – retrait de l’être, installation dans l’oubli – dans la pensée des Carnets : pourquoi toutes ces analogies au péché contre Lui, c’est-à-dire finalement au mal ? N’est-ce pas cela la mesure, ici, de la « destruction » que l’Être mène dans la quotidienneté : une révélation du bien dans les ténèbres ? Sur ces hypothèses deux remarques surviennent. D’une part, qu’est-ce qui peut justifier l’emprunt au lexique du mal voire du péché – du mal personnellement dirigé contre Dieu – et qu’est-ce qui peut justifier que ce lexique soit explicite chez Lowit là où il est au mieux silencieux chez Heidegger ? D’autre part, et cette question est à lier au thème récurrent de l’illisibilité des Carnets : aurait-on besoin d’une grâce pour penser l’impensable, d’un bien qui nous sauve de ce mal, pour sanctifier le ciel et la terre, le manger et le boire ? Et cette grâce est-elle requise pour comprendre aussi ce qui s’avance ici comme énigme du mal, autre nom lowitien du bouleversement de la situation phénoménale, du retrait de l’Être ? Et n’est-ce pas encore une fois cette grâce personnellement reçue qui fait des Carnets une aventure profondément et peut-être exclusivement personnelle, celle de son singulier auteur ?
Mais cet ordre de questions ouvre aussi sur un autre, qui, peut-être, le précède en importance : à savoir le statut des références à la langue ou à l’expérience chrétiennes dans les Carnets, langue et expérience dont relèvent à leur manière les mentions du mal ou du péché, dont relève encore le thème de la grâce que nous venons d’invoquer. Etrangement, d’une étrangeté peut-être incommensurable à toutes les autres, Lowit emprunte une telle langue, renvoie à une telle expérience, là où nulle théologie ne semble pourtant possible, et surtout là où la théologie est explicitement récusée. Dès les Précisions inaugurales l’auteur soulignait qu’il ne fallait pas, et jamais, confondre l’Être et Dieu, celui-là se voyant attribuer les pronoms personnels de celui-ci. Mais que vaut cet avertissement liminaire lorsque l’Être, qu’il faut, rappelons-le, « adorer », nous délivre la « promesse » (p.88) de nous ramener à Lui ? La question est manifestement difficile pour l’auteur qui tient à plusieurs reprises à préciser, par exemple, que le « salut » propre au « non » par lequel l’Être survient suppose une « différence entre la voie ‘chrétienne’ et la voie ‘suivie’ : celle entre détachement et ‘destruction’ » (p.67), distinction caractérisée par le fait que « c’est l’homme qui se détache des choses, ce n’est certes pas l’homme qui en détruit ». L’ambiguïté persiste : le détachement chrétien ne suppose-t-il pas la grâce, et donc la destruction de l’homme ancien ? Certes, souligne Lowit, rien ne doit dépendre d’un soi : si le retrait de l’être est « injustice première », « aucune humilité ne saurait s’en préserver… tout »s’humilier »…, en maintenant – par définition – un soi, perpétue, accomplit lui-même cette même »injustice » » (p. 68). Mais le propre du salut chrétien n’est-il pas précisément, et exactement comme la survenue de l’originaire, de faire sauter l’inauthentique apparence d’un Soi, apparence injuste pour la vérité, apparence qui est l’injustice même puisque « péché… serait plus originaire que non-vérité » (p.68, n. 1) puisque « l’événement qui retire à l’appartenance à Lui… son règne souverain » est « la première injustice », la mesure de toute injustice ?
Une tension se construit ici entre la dimension assurément personnelle des Carnets, qui dépendent d’un Non fermement proféré, et le refus même de la personnalité que suppose la destruction du Soi philosophant au profit d’une avancée gracieuse et salvatrice de l’Être. Tension mais non contradiction : on doit sans doute comprendre que c’est Lowit lui-même qui est traversé d’une telle tension, parce qu’il est personnellement appelé à renoncer à lui-même par plus haut que lui-même. Certes, mais un tel appel est-il autre que chrétien, peut-il venir d’ailleurs que de Dieu, du moins dans les termes où il est formulé ? A fortiori quand, le temps d’une remarque, Lowit note que « le « plaisir » est théologiquement « mauvais », est une « chute », parce qu’ « apparaître comme ‘plaisante’…c’est, pour la ‘chose à manger’… cesser ‘d’être‘ pour Lui pour en venir à ‘être‘ – immédiatement : ‘phénoménalement’ – contre Lui » (p. 89). Qui est le « Lui » dont il s’agit ici s’il est vraiment que tout comportement est relatif à ce vis-à-vis de quoi il se comporte, que donc le plaisir, rejet de Dieu dans la chose dont on jouit, est toujours relation à Dieu ?
Empruntant les mots de la foi, Lowit n’en propose pas moins une constante critique, notant ainsi que c’est particulièrement dans la foi chrétienne (cf p.77) que ce « rabaissement de la dignité des choses au rang de simples »moyens » au service de l’homme » se produit : le dogme chrétien contribuerait donc à l’obscurcissement de la lumière de l’Être, thème heideggerien. Lowit interprète ce rabaissement comme un « retrait dans l’impensable de la possibilité qu’avec le manger, ‘etc’… les choses en viennent à ‘être’, ‘immédiatement’,, pour Lui » (p.77), retrait supposant à l’évidence que cette dernière possibilité est par ailleurs accomplie. Mais Lowit n’en souligne pas moins la « »pluralité » des voies » du « rapport aux »choses de la terre » dans la »mystique » chrétienne » (p. 78), tout comme l’ambiguïté du dogme d’un « Dieu créateur du ciel et de la terre » (p. 84), qui « laisse les choses… régner comme »créatures de Dieu » ». : car alors il y aurait « rapport »entre… » » et non « ‘Rapport originaire’ » (p. 86). Est-ce à dire que, tout en récusant une certaine métaphysique chrétienne, Lowit en préserve l’expérience propre à la foi au point d’en emprunter la langue ? Peut-être mais quelle est la légitimité d’un tel partage, si, au moment de demander ce que sont les choses pour Dieu, et qui est Dieu pour les choses, ou encore : que sont les choses pour le croyant, Lowit répond : « même si la ‘créature’ en venait chez les ‘croyants’ à se faire ‘expérimenter’ comme telle avec autant de puissance et de pureté qu’elle le fait avec saint François d’Assise : leur vivre – leur manger, leur boire, leur se-vêtir, leur s’abriter – deviendrait par là, certes, tout autre que celui des ‘non-croyants’: pourrait-il ne pas rester pourtant loin encore de recevoir le rang d’un ‘pour’-Lui – d’un ‘pour’-Lui originaire » (p.87) ? Si le christianisme est impuissant à atteindre l’avancée de l’Être et la recouvre au contraire, alors pourquoi se tenir si près de son domaine d’expérience ? Pourquoi demander par exemple : « comment serait-il possible de penser que l’être-pour-Lui, auquel le règne de l’Ici-et-Maintenant élève tout ce qu’il ne ‘détruit’ pas, ‘confère’ moins d’excellence » que « le corps du Christ… pour le regard du croyant ? » (p. 126), si ce n’était pour référer une excellence à l’autre et donc faire de ces deux situations les versants d’une seule et même excellence ?
Peut-être parce que c’est à un renversement du dogme chrétien que Lowit prétend, au fond, se livrer. Si « le nom »Dieu » devenait à même de nommer Ce qui règne ‘sur’ et ‘avec’ le ‘vivre’ originaire », alors « il cesserait de pouvoir nommer Celui qui »au commencement créa le Ciel et la Terre » » (p.90). La création est spécialement ce dogme qui doit selon Lowit être renversé, ce dogme auquel il faut dire « non ». Mais la question demeure entière : comment penser « le ciel et la terre » voire « ciel-et-terre » hors de toute paternité divine ? Est-il possible, citant « Notre père qui es aux Cieux » par opposition à « au commencement Dieu créa le ciel et la terre », de subordonner et en même temps d’opposer ces deux paroles l’une à l’autre en affirmant : « »…es aux Cieux » est essentiellement plus originaire : dans quelle ‘mesure’ le Ciel doit-il être devenu non-originaire, dans quelle mesure doit-il cesser de pouvoir être Son où, Son lieu, pour que »créa le Ciel » devienne possible – devienne pensable ? » (p.148). Lowit ne s’enferme-t-il pas ici dans un questionnement théologiquement difficile à suivre ?
Par ailleurs, est-il possible de « penser » encore cette conjonction, ciel et terre si ce n’est plus depuis la création ni depuis la Versammlung heideggerienne des quatre dans le monde qu’elle est pensable ? La voie lowitienne ne s’avère-t-elle, ici aussi, impraticable, plutôt d’ailleurs qu’illisible ? Lowit lui-même revient sur sa propre exclusion en réhabilitant plus loin la notion de création : s’agissant de penser le rapport entre Lui et ce qui n’est pas Lui, donc le « rapport à Lui », il remarque que pour penser ce rapport, « création », « créature » paraissent plus probants que « l’étant, le réel, la réalité, l’univers, les choses » (p.173) : qu’est-ce à dire sinon que la référence chrétienne, fût-elle renversée, demeure indispensable à la désignation d’une situation qui pourtant l’exclut ?
Référence d’autant plus incompréhensible parfois qu’elle sert à Lowit à se retourner contre Heidegger et notamment sur la question de la mort. Ainsi, il est noté que la voie chrétienne est celle de « l’oubli de soi », à distinguer de la « destruction de la possibilité », en un sens ici bien précis : « si »l’âme », lorsqu’Il règne sans retrait, »ne songe plus » à sa propre vie… c’est plus radicalement, parce que la ‘temporalité’ de Sa gloire, en ‘détruisant’, en tenant le temps du pas encore et du ne plus dans l’impossible, rend quelque chose comme la mort ou l’immortalité » (p.131). La grâce de Dieu est ici le modèle de cette avancée hors-retrait qu’aucune retenue ne vient nimber, autrement dit la condition de possibilité d’une extase, tout autre que l’ek-stase du Dasein – mais toute autre aussi que l’extase chrétienne. Lowit demande au sujet de cette dernière, « sortie de l’âme hors d’elle-même », si elle ne ne pourrait pas désigner « Sa sortie hors de tout retrait » (p.205-206), et il répond aussitôt négativement : « mais justement : rester sans jamais entendre »extase » ainsi, n’est-il pas essentiel au discours mystique ? » Essentiel, en effet, car l’extase « ‘enlève’ » le saint à un espace non-originaire (« l’espace des »cloîtres », des »promenades »… ») sans l’ouvrir à un « espace du Ciel-et-Terre originaire », voire de « l’Ici-et-Maintenant originaire » (p. 206). De fait, l’extase chrétienne est une pure « exception », mais n’est pas « Sa sortie », et ne peut l’être. À cette exception, Thérèse de Lisieux peut encore « préférer le sacrifice », c’est-à-dire en récuser l’originaire, et par ailleurs cette extase « laisse ‘encore’ régner une ‘nécessité de la vigilance’ » (p. 207), ce qui prouve à nouveau qu’elle est pour une part au moins déficiente en radicalité.
Le statut de l’expérience chrétienne et des paroles bibliques dans les Carnets demeure donc, à nos yeux du moins, inintelligible ou plutôt indécidable. D’une part, que la langue chrétienne soit invoquée, ou même traduite, pour nommer une situation absolument étrangère à la Révélation ne laisse d’interroger ; d’autre part, il est clair que la pensée de Lowit n’est pas une pensée chrétienne, et ne le devient surtout pas parce qu’elle invoque une langue qui n’est pas propre à la situation descriptive qu’elle essaie de cerner. Statut indécidable, définitivement énigmatique, de la référence chrétienne, donc. Mais ce problème n’appartient-il pas lui-même à une question, à nouveau plus large – la dernière que nous poserons ici –, celle de la langue elle-même ?
Nous l’avions annoncé, la question de la langue est un autre point, mais peut-être le point central, sur lequel Lowit s’écarte de l’enseignement de Heidegger. Dans l’oeuvre de ce dernier, la langue est centrale : elle est « le plus propre des modes de l’Ereignis », elle est l’essence même du rapport qui se noue entre l’être et la pensée : l’être se donne initialement dans la parole et la parole est initialement maison de l’Être. Lowit récuse quant à lui plus ou moins explicitement cette centralité, et problématise incessamment les relations de la langue à l’être. Ainsi, il note qu’il n’y a d’espace que « sacré », dans la donation de l’Être ; mais dès lors toute nomination du sacré ne peut atteindre « Son essence, Sa ‘vérité » : il faut que la nomination, au lieu d’être appelée par Lui-même, ne fasse que » se référer » à Lui »de loin » » (p.73) : cela revient à dire que la langue n’appartient pas au site originaire, autrement dit qu’elle relève d’une dimension secondaire du regard, proposition strictement antiheideggerienne. « Le ‘comportement’ qui ‘répond’ au règne, le ‘comportement’ que le règne d’un Ciel-‘et’-Terre originaire ‘appelle », est-il celui d’un nommer ? » (p. 217), demande Lowit, précisant aussitôt que le « et » du Ciel-et-Terre « suppose une différence », ce qui atteste la secondarité de la conjonction nominale puisque quant à lui ce règne est « autre que celui d’un différer ». Le « et » n’est donc pas originaire, et la langue non plus.
C’est que la langue, parlée ou écrite, s’inscrit toujours dans un « après » l’expérience du regard, qu’elle vient tardivement « restituer » sans cependant le reproduire : « comment déterminer, comment, surtout, ‘assumer’ l’énorme ‘non-vérité’ à laquelle la parole doit consentir pour pouvoir en rester à nommer et dire le Sacré ‘par écrit’ ? », demande ainsi Lowit (p.138), ou encore plus nettement : « dans quelle ‘mesure’ doit-Il se tenir retiré pour que Son rapport à l’homme puisse prendre la figure d’un message ? » (p.135) ; « à quel ‘espace’ l’Ici originaire doit-il céder la place – dans quelle mesure, autrement dit, l’Être doit-il se retirer – pour que devienne possible quelque chose de tel qu’une »maison » et quelque chose de tel qu’une »langue »… ? » (p.173). « Relativisation », dit encore AL, « qui attend des paroles heideggeriennes capitales ».
Si Heidegger « attend » encore d’être « relativisé », la relativisation menée par Lowit les atteint-elles pour autant ? Rien n’est moins sûr, si, soustraire arbitrairement peut-être au site de sa vérité, la langue devient aussitôt « illisible » d’une part et habitée de références chrétiennes au statut indécidable d’autre part. Disons-le pour conclure, refermer les Carnets laisse ouvertes et sans réponse bien des questions qu’ils suscitent, bien des percées qu’ils intentent. Pour parler formellement, Lowit, sur son sentier solitaire, un tournant « mystique » de la phénoménologie, plutôt qu’un tournant « théologique ». Quelle issue à ce tournant ? Peut-être, risquons-le, une forme de compromission de la pensée elle-même : retirée dans le silence de l’énigme et de l’étrangeté du singulier. Ne fut-ce pas la vie de l’auteur des Carnets et n’est-ce pas la forme de son texte, un ensemble de percées ne faisant pas « texte », ni « langue » d’ailleurs – comme l’indique la place douloureuse des guillemets ? Une impasse, donc ? Oui, mais la chose même en est une : chercher à apposer sur un « bouleversement phénoménal » les mots d’une phénoménologie, c’était se risquer à porter la langue à sa propre limite, la méthode descriptive à son extrémité, et il y a de la part de Lowit une sorte d’héroïsme à s’être engagé dans cette voie jusqu’à publier un écrit, car cette publication est d’une certaine façon le sacrifice de ce que le site circonscrit par Lowit avait de propre. Pour autant, quelle est précisément l’originarité de ce « propre » ? Elle est ambivalente. D’un côté, Lowit, s’arrêtant sur sa radicale conversion personnelle vers l’Être, sur ce « pour-Lui » dont les Carnets font état, stationne là où Heidegger poursuit en vue d’une construction de la « pensée de l’Être », et reste probablement en-deçà de l’Ereignis. D’un autre côté, Lowit ne « voit »-il pas de son côté ce à quoi Heidegger est quant à lui aveugle, à savoir des motifs descriptifs très profonds, pour lesquels l’être laisse être ce « non » par lequel il s’ensevelit dans l’oubli, pour lesquels « le mal » appartient à son « mystère » ?
Peut-être. Mais dès lors, la « phénoménologie » – s’il s’agit encore de quelque chose de tel – a-t-elle, pour elle-même, quelque chose à retenir de cette courageuse entreprise ? Ne doit-elle pas s’en retourner, soit vers l’Ereignis dont Lowit abandonne la mémoire sans véritablement la troubler, soit vers l’Esprit du Dieu chrétien dont Lowit fait résonner la langue sans véritablement la rejoindre ?