Les éditions Gallimard ont fait paraître le texte inédit d’un cours d’Alexandre Kojève intitulé Identité et Réalité dans le « Dictionnaire » de Pierre Bayle1, ouvrage duquel Bayle est curieusement absent. Cette absence transparaît par exemple dans le fait qu’il n’y a qu’une seule citation du théologien calviniste. Encore est-elle tirée non pas du Dictionnaire historique et critique mais du Commentaire philosophique et de plus elle est fautive ! Que les choses soient claires en effet : Bayle ne constitue qu’un prétexte, Kojève le reconnaît d’ailleurs lui-même à demi-mots. Après avoir évoqué l’attitude de Pierre Bayle vis-à-vis de l’erreur, Kojève continue : « Mais peu importe. Ce qui est important, c’est que la raison a perdu sa confiance en elle-même. »2 Il est donc bien entendu que Bayle importe peu, qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage destiné à éclaircir la réflexion de l’auteur des Pensées diverses sur la Comète. Lecteurs avides de découvrir le théologien auteur d’un traité sur la tolérance, passez votre chemin. Pourtant la présentation de Marco Filoni nous le promettait : « Contrairement à ce que l’on a toujours cru, Kojève n’a pas consacré ses leçons uniquement à la Phénoménologie de l’Esprit hégélienne. »3 Promis, juré. Et de fait, Kojève réussit à tenir sept pages avant de donner dans le Berlinois. En effet, le livre est consacré à une thématique typiquement hégélienne : il examine la possibilité d’un réel qui ne soit pas identifié au rationnel. Kojève y distingue entre différentes figures de la raison qu’il nous donne à voir en une succession de dépassements. En plus de la légitime déception qu’éprouvera tout amoureux de Bayle, une autre difficulté peut s’avérer rebutante. La lecture se révèle en effet assez vite pénible pour ceux qui, comme l’auteur de cette chronique, sont allergiques à la multiplication des tirets, des guillemets, des italiques, à la « « théorie » mystique uni-totale de l’Un-Tout » à « l’ir-rationalisme « positiviste » » ou autres « ex-Raison-participant-à-la-Raison-divine ». Il faut néanmoins reconnaître à Kojève le mérite de s’exprimer clairement malgré ces irritants tics de langage et, si la lecture est parfois fastidieuse, en revanche on comprend assez bien de quoi il retourne. Un autre défaut rend cependant la lecture assez malaisée : on pourra déplorer de la part de l’éditeur, sinon de l’auteur, l’absence de chapitrage qui oblige pratiquement à lire l’ouvrage d’une seule traite. Enfin, la multiplication des « ismes » s’avère assez vite lassante : ainsi par exemple à la page 13, la position de Bayle est qualifiée à quelques lignes d’intervalles de « scepticisme », de « positivisme critique » et de « positivisme sceptique ».
Kojève part de l’affirmation d’une triple exigence de la Raison. Celle-ci exige que ses productions remplissent les critères de communicabilité, de cohérence et de démontrabilité pour mériter le titre de théories rationnelles. C’est l’incapacité à satisfaire tous ces critères (ainsi que celui de totalité) simultanément qui va amener la Raison à prendre conscience de ses insuffisances et à passer par toute une succession de formes qui vont du rationalisme naïf illustré par Hegel au scepticisme. Le schéma que nous brosse Kojève est en effet le suivant. Dans un premier temps, la Raison va procéder indépendamment de toute réalité. C’est d’abord le moment du dogmatisme où la Raison produit et adore ses productions. Mais très vite celles-ci lui apparaissent déficientes. C’est d’abord l’exigence de totalité qui est reconnue par la Raison comme impossible à satisfaire : il n’est pas possible à un homme de « produire en acte la totalité des ensembles significatifs pouvant être produits par la Raison ; ce qui veut dire : par tous les hommes raisonnables. »4 C’est pourquoi l’on est contraint d’opérer une première distinction entre ma Raison et la Raison. Le deuxième temps consistera donc à façonner de nouvelles théories à l’aide des seuls matériaux dont on dispose : les diverses raisons particulières ; il s’agit ainsi d’une constitution dans l’intersubjectivité. L’expédient consiste alors à faire de la recherche de la vérité une œuvre collective au travers d’une République des lettres. Mais l’on se heurte alors à un deuxième obstacle puisque l’on observe que la Raison produit des théories incompatibles et donc des erreurs.5 Cela ne signifie pas seulement l’incertitude quant aux énoncés produits par la Raison mais aussi la fragilité de notre mode de connaissance.6
C’est pourquoi, dans une troisième étape, la Raison va se muer en Raison critique, non pas au sens de Kant, mais au sens où elle procède par identification, négation des différences présentées comme de simples points de vue différents d’une même chose. Kojève fait ici une brève allusion à Meyerson et justifie ainsi le titre de son ouvrage mais la figure emblématique de ce rationalisme critique est Parménide chez qui l’identification est maximale. Là encore, cette solution échouera parce que la Raison ainsi conçue est incommunicable et inapte à penser le divers. C’est pourquoi, dans une quatrième étape, la Raison se fera réfléchie, distinguant à l’intérieur d’elle-même des théories vraies, c’est-à-dire communicables, démontrables et cohérentes mais qui n’épuisent pas la totalité de la Raison. Ce rationalisme réfléchi est illustré selon Kojève par Platon mais aussi par Kant et Descartes. L’évidence cartésienne qui s’impose à moi possède en effet ces qualités. Mais, et c’est à cette occasion que Kojève cite Bayle, « l’évidence est une qualité relative. »7 Bien des choses considérées comme évidentes par les uns ne le sont pas pour les autres et ont été reconnues fausses par la suite. Ce scepticisme acte l’échec d’une Raison qui procéderait de manière purement internaliste.
Dans un second temps, la Raison va donc devoir se résoudre à faire appel à autre chose qu’elle à savoir la réalité, ce que Kojève appelle positivisme. C’est d’abord un premier positivisme naïf selon lequel « la Raison est en contact immédiat avec la Réalité trans-rationnelle. Elle peut dénommer tout ce qui est réel, et le sens du mot dénommant « révèle » le réel tel qu’il est « en soi », indépendamment de sa dénomination par la Raison, à et par laquelle il se « révèle ». »8 Ce premier positivisme souffrant des mêmes défauts que le premier rationalisme est dépassé pour les mêmes raisons et fait place à un second positivisme « critique » qui admet que le réel n’est pas toujours correctement dénommé. Ce positivisme critique prétend produire des théories partielles qui révèlent une partie du réel tel qu’il est en soi. Mais comme précédemment avec le rationalisme réfléchi, il devient délicat de distinguer entre les théories satisfaisantes et celles qui ne le sont pas. Kojève donne l’exemple des qualités premières et qualités secondes qui ne diffèrent en rien pour l’expérience sensible, ce qui illustre l’échec de ce positivisme critique qui ne peut distinguer le vrai du faux. En définitive, Kojève affirme l’échec inéluctable du positivisme puisque celui-ci suppose nécessairement une réalité diverse dont il est par conséquent impossible de rendre compte de manière cohérente à une Raison qui identifie. Il est donc définitivement impossible de rabattre l’une sur l’autre : « Par définition, le réel étant défini comme divers et la Raison comme Identité, la Réalité et la Raison sont définies comme des contraires. La Réalité est tout ce qui n’est pas raison, et la Raison tout ce qui n’est pas Réalité : le réel est non raisonnable et le raisonnable est non réel ; en rendant compte du réel la Raison ne peut pas être en accord avec elle-même, et en restant en accord avec elle-même elle ne peut pas rendre compte du réel. Bref, la notion positiviste de la « vérité », c’est-à-dire de la « coïncidence » entre le contenu rationnel (du discours) et le contenu réel (de l’expérience) – cette notion n’a aucun sens. »9 Kojève conclut son étude en examinant deux tentatives pour sortir de cette impasse. Mais celles-ci sont vouées à l’échec. La première consiste à faire de la réalité un mélange du Même et de l’Autre pour éviter l’antinomie entre Réalité et Raison mais cette solution s’avère insuffisante. Enfin, la dernière tentative consiste à substituer la notion d’« hypothèse probable » à celle de vérité mais cela même ne peut satisfaire la Raison puisque cette hypothèse ne peut être cohérente. En effet, plus elle est cohérente, moins elle a d’amplitude. C’est pourquoi la raison finit par s’abîmer dans le scepticisme, mais un scepticisme qui offre l’avantage de la lucidité. Le scepticisme n’est donc pas une forme concurrente et jumelle du dogmatisme, il n’en possède pas la stabilité nécessaire, mais constitue un moment de dépassement. C’est pourquoi avec le second scepticisme, on peut considérer que l’on a effectué un retour au point de départ à ceci près qu’on a substitué la tolérance à l’intolérance. L’homme du second scepticisme est un mythographe lucide dont l’œuvre est « purement et simplement littéraire. »10
C’est donc un petit bréviaire sceptique que nous offre Kojève. L’ouvrage d’à peine une centaine de pages est très rapide ; c’est sans doute la raison pour laquelle certains arguments apparaissent assez peu rigoureux. C’est par exemple le cas lorsque Kojève prend l’exemple classique depuis Russell de l’ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes. Kojève semble en effet mélanger l’ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes (pour qui le paradoxe est valable) et l’ensemble de tous les ensembles (qui ne pose pas de difficulté logique). De même, Kojève mobilise la découverte des géométries non-euclidiennes pour remettre en question la notion d’évidence. Cet exemple n’est guère pertinent car contrairement à ce qu’affirme Kojève, ce n’est pas « la Raison elle-même »11 qui a changé mais la géométrie euclidienne qui a été « enveloppée » pour reprendre le mot de Bachelard par une pangéométrie plus vaste. Cet exemple amène à formuler une troisième critique : on l’a vu : Kojève distingue deux moments qu’il appelle rationalisme et positivisme mais que l’on pourrait appeler vérité-cohérence et vérité-correspondance. Le premier moment correspond en effet à celui où « ce n’est pas un « réel » trans-rationnel qui vient introduire « du dehors » l’incohérence dans la Raison. C’est la Raison elle-même qui fait naître l’incohérence, en produisant des théories « incompatibles » qui – par ailleurs – peuvent être comprises comme purement a priori. »12 Le second moment correspond à celui où la Raison ne peut espérer réaliser son idéal « qu’en faisant appel à quelque chose d’autre qu’elle et d’indépendant d’elle. Et lorsque la Raison fait appel à ce quelque chose d’autre, elle l’appelle Réalité. »13 Selon Kojève, la vérité-cohérence est donc première ; ce n’est que son échec qui instaure la vérité-correspondance en guise de pis-aller. Ce point est tout à fait contestable. En mathématiques par exemple, on sait que lorsque Euclide parlait d’axiomes, il visait par là des vérités physiques évidentes. A ses yeux la géométrie était une description du monde réel. Ce n’est qu’avec la découverte des géométries non-euclidiennes que l’on a admis que des propositions pouvaient être vraies sans être conformes à la réalité ce qui a conduit les mathématiciens et notamment Hilbert à abandonner le terme « axiomes » pour ne plus parler que de postulats et à ne voir dans les mathématiques qu’une construction formelle puisqu’il est possible de construire plusieurs géométries contradictoires entre elles. Car si le schéma que propose Kojève ne prétend pas être chronologique, on peut s’interroger sur la nature de ce cheminement. Enfin Kojève semble défendre une conception absolue de la vérité à laquelle on pourra opposer la notion de vérité scientifique révisable. Si les sciences produisent des énoncés que l’on peut qualifier de vrais alors qu’ils sont provisoires, c’est précisément parce que l’on considère que leur caractère provisoire n’est pas contradictoire avec leur prétention à décrire la réalité. Cela tient notamment au fait que ce que Kojève considère comme un obstacle insurmontable à savoir que l’augmentation du degré de probabilité correspond à une réduction de l’étendue n’en est un que si l’on met cohérence et étendue au même niveau alors que les scientifiques passent leur temps à hiérarchiser les valeurs14. En définitive, Kojève traite d’une raison abstraite et désincarnée qui n’est en tout cas pas celle dont font preuve les scientifiques.
L’ouvrage est donc loin d’être sans défaut. Il n’en demeure pas moins qu’on peut être séduit par le caractère grandiose de l’œuvre. Dans un ouvrage traitant de la raison et de la vérité, Kojève prétend tracer une fresque allant de Hegel au scepticisme en passant par Parménide, Descartes, Platon, Kant et consorts. Reste à ce qu’on n’en dise pas l’inverse de ce qu’Ovide disait de Phaéton : il a grandement essayé mais il a grandement échoué.
- Alexandre Kojève, Identité et Réalité dans le « Dictionnaire » de Pierre Bayle, Paris : Nrf, 2010.
- Ibid., p. 31.
- Ibid., p. 7.
- Ibid., p. 24.
- Kojève adopte ici le point de vue d’Aristote développé en Métaphysique, K, 1 selon lequel la pluralité des opinions est preuve d’erreur : « Attacher une valeur égale aux opinions et aux imaginations de ceux qui sont en désaccord entre eux, c’est une sottise. Il est clair, en effet, que ou les uns ou les autres doivent nécessairement se tromper. »
- Fontenelle le résume admirablement en écrivant dans son Histoire des oracles : « Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux… »
- Alexandre Kojève, Op. cit., p. 60. C’est aussi le sens du mot que l’on attribue tantôt à Leibniz, tantôt à Helvétius : « Descartes a logé la vérité à l’hostellerie de l’évidence, mais il a négligé de nous en donner l’adresse. » On notera que si Bayle distingue bien entre plusieurs types d’évidence que l’on pourra, ainsi que le fait Kojève, qualifier de pseudo-évidences et d’« évidences rationalistes », en revanche il est éminemment discutable que sa remarque s’applique à ces secondes. En effet, quand il écrit cette phrase il est en train de parler de l’éducation, etc. bref on est davantage dans les idées reçues que dans les idées produites par la raison.
- Ibid., p. 70.
- Ibid. p. 90.
- Ibid., p. 106
- Ibid., p. 64.
- Ibid., p. 27. On notera la proximité avec la définition que Hilbert donnait de la vérité dans une lettre à Frege de 1899 : « Si des axiomes, arbitrairement posés, ne se contredisent pas entre eux ni ne contredisent aucune de leurs conséquences, alors ils sont vrais, et tous les objets mathématiques qu’ils définissent existent. C’est, pour moi, le critère de vérité et d’existence. »
- Ibid., p. 68. On notera cette fois la proximité avec la définition classique de la vérité comme conformité de l’intellect et de la chose. Cf. par exemple Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, 16, 2.
- Par exemple le philosophe des sciences Paul Feyerabend privilégie l’étendue à la non-contradiction. On pourra consulter sur ce sujet le livre d’Anastasios Brenner, Raison scientifique et valeurs humaines, Paris : Presses Universitaires de France, 2011.