Le livre d’Alexandre Féron, paru en 2022 chez Springer, est la reprise de sa thèse soutenue en 2017 et menée au sein de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de Renaud Barbaras. Publier son travail chez l’éditeur spécialisé Springer a permis à Alexandre Féron de ne pas avoir à retirer beaucoup d’éléments par rapport à son travail de thèse et, même si cela ne facilite sans doute pas la lecture de l’ouvrage, cela donne néanmoins une profondeur de champ et une amplitude théorique très précieuses pour aborder un sujet aussi vaste et encore trop mal connu.
Le livre se centre sur trois auteurs, Trần Đức Thảo, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre dont il analyse les parcours et les évolutions théoriques et politiques sur trois périodes historiques : de 1944-1947, de 1948 à 1953 et de 1953 à 1961.
Introduction : marxisme ou phénoménologie ? Un moment, trois figures
Le sujet même de l’ouvrage pourra interroger – et intéresser. Comme l’auteur le rappelle au seuil du livre, l’idée d’une synthèse entre marxisme et phénoménologie peut paraître atypique voire « saugrenue » (P. Naville) tant les deux traditions de pensée peuvent sembler s’être constituées sous des latitudes extrêmement différentes. La phénoménologie comme retour aux choses mêmes telles qu’elles apparaissent immédiatement à une conscience qui met entre parenthèses le monde et les savoirs qui en sont produits ; le marxisme comme théorie critique qui replace la conscience et la subjectivité au sein du monde et des mécanismes sociaux et économiques qui les ont historiquement produites. Le livre d’A. Féron entend donc montrer non seulement que ces tentatives de synthèse ont effectivement eu lieu, à une certaine époque, en France, mais également qu’elles n’ont pas consisté en une simple annexion d’un domaine philosophique sur l’autre ou en une déformation des intuitions originales des systèmes qui les rendrait méconnaissables. L’introduction, comme la conclusion, insistent sur l’étrangeté que revêtent nécessairement les tentatives de synthèses menées par Trần Đức Thảo, Merleau-Ponty et Sartre pour les lecteurs contemporains de la phénoménologie et du marxisme. On a effectivement perdu de vue ce moment de leur histoire commune en France et A. Féron estime qu’à partir des années 1960 le tournant « théologique » (D. Janicaud) pris par la phénoménologique et le tournant « structuraliste » pris par le marxisme sous l’impulsion de Louis Althusser ont durablement marqué nos grilles de lecture de ces traditions et participer à cet oubli collectif (cf. pp. xxxii-xxxiii).
Plusieurs possibilités s’offraient à A. Féron pour restituer ces trois tentatives de synthèse entre phénoménologie et marxisme. Il était par exemple possible de traiter chacun des trois auteurs séparément tout en ménageant des espaces de confrontation et de dialogue. Il était aussi possible de proposer une étude entièrement théorique qui analyserait les points de jonction et de tension entre les systèmes philosophiques afin d’aboutir à la « synthèse idéale » dont on retrouverait des éléments chez chacun des trois auteurs. Par souci de cohérence et par fidélité au programme de ceux qui se sont essayés à cette synthèse, A. Féron choisit d’historiciser son étude en distinguant trois périodes dans le « moment » marxiste de la phénoménologie française et en étudiant, pour chacune des périodes, la manière dont chaque auteur intègre diversement des éléments de la tradition phénoménologique et de la tradition marxiste en fonction de ses propres orientations politiques, du milieu social et institutionnel qui est le sien et de sa manière de s’inscrire dans le contexte politique de son époque et de réfléchir cette inscription. C’est en effet l’un des grands tours de force de l’ouvrage d’A. Féron que de retravailler la notion de « moment » qu’il reçoit de l’ouvrage bien connu de F. Worms (La philosophie en France au XXe siècle. Moments, 2009). En insistant sur les inspirations communes de toute une génération de penseurs mais aussi sur le rapport qu’ils entretiennent au climat politique de leur époque et à ses événements marquants (guerres d’indépendance, affrontement polarisé entre les deux blocs de la guerre froide, etc.) il montre qu’il y a bien un moment marxiste qui travaille de l’intérieur le moment de l’existence identifié par F. Worms. De ce point de vue, la méthode historico-philosophique d’A. Féron est parfaitement en phase avec l’idée même qui préside aux différentes tentatives de synthèse entre phénoménologie et marxisme : donner une assise historique et sociale aux développements de la phénoménologie, constituer la conscience et la subjectivité comme des éléments à part entière du marxisme. Dans l’exposé d’A. Féron, les développements théoriques et leurs évolutions sont toujours rattachés au contexte politique et social de leurs auteurs et à l’inscription de leur singularité dans ce contexte. De ce point de vue, les efforts fournis pour produire une synthèse convaincante de la phénoménologie et du marxisme s’ils répondent certainement à des impératifs théoriques d’explicitation de la réalité et du monde humain, obéissent aussi à des enjeux biographiques – si l’on entend ce terme au sens élargi de l’inscription d’une vie individuelle dans les structures sociales et culturelles de l’histoire collective. Chaque partie de l’ouvrage d’A. Féron a donc la difficile tâche de donner à voir la connexion entre les problèmes philosophiques, la structuration du champ intellectuel et le contexte politique de l’époque afin de donner sa dimension pleine et entière à la synthèse proposée entre phénoménologie et marxisme.
« Il nous semble possible, quant à nous de faire droit à cette inscription sociale et historique de la pensée de ces auteurs sans pour autant diminuer la portée théorique et philosophique de leurs recherches. Et cela d’autant plus que l’un de leurs soucis premiers est de ne pas perdre ce contact avec leur époque. » (p. III)
Afin de rester dans les limites qui sont les nôtres et de donner une vue d’ensemble de l’ouvrage, nous choisissons pour notre part de traiter chacun des trois auteurs, en insistant sur les évolutions qu’étudient A. Féron et la spécificité de chaque manière de lier phénoménologie et marxisme dans les différents cheminements philosophiques.
- Trần Đức Thảo : la phénoménologie dépassée dans le matérialisme dialectique ?
La figure de Trần Đức Thảo est certainement celle qui présente la plus grande nouveauté pour le lecteur. Bien moins connu que Merleau-Ponty ou Sartre, Trần Đức Thảo est pourtant présenté par A. Féron comme un maillon essentiel pour comprendre le moment marxiste de la phénoménologie française. D’abord parce qu’il est l’auteur d’un Phénoménologie et matérialisme dialectique dont A. Féron nous montre qu’il sera lu et commenté par de nombreux intellectuels, marxistes ou non, en formation dans les cercles de l’École Normale Supérieure et de la Sorbonne ; mais aussi parce que sa situation personnelle et politique – statut de « colonisé » vietnamien – l’amène à se rapprocher des milieux marxistes et à prendre une part active dans le mouvement anti-colonialiste et dans la lutte pour l’indépendance de l’Indochine. À sa connaissance initiale de la phénoménologie au moment de la Libération (« l’un des meilleurs de l’œuvre de Husserl en France », p. 66), vient donc s’ajouter une fréquentation de plus en plus assidue de la théorie marxiste. A. Féron nous fait donc parcourir la genèse et le développement de la pensée de Trần Đức Thảo en insistant sur le passage, dans la première période étudiée, d’une tentative de « correction » mutuelle de la phénoménologie et du marxisme envisagés de manière complémentaire et synthétique, puis, dans la seconde période, à l’élaboration d’un nouveau modèle hégéliano-marxiste qui semble davantage porté vers l’élaboration d’une dialectique générale de la nature et du social qui n’inclut plus la perpective phénoménologique mais va jusqu’à la dépasser. On verra que ce parcours peut-être mis en regard de celui de Merleau-Ponty qui, par certains aspects, suit un cheminement inverse.
Féron insiste bien sur le fait que le rapport de Trần Đức Thảo à la phénoménologie est placé, dès le début, sous le signe de la critique et de l’insatisfaction. C’est sous cet angle qu’il faut comprendre le point de départ de Trần Đức Thảo qui consiste à élaborer une « phénoménologie de la phénoménologie » qui doit permettre d’aller jusqu’au bout de la démarche transcendantale de la phénoménologie.
« L’enjeu est donc pour la phénoménologie de faire retour sur elle-même pour tenter de comprendre sa propre condition de possibilité et d’élaborer des concepts au moyen desquels elle peut rendre raison d’elle-même. » (p. 66)
Ce qui fait l’originalité de la démarche de Trần Đức Thảo et qui la rend, il faut bien le dire, fascinante pour le lecteur contemporain, c’est que c’est dans une certaine conception de la dialectique marxiste que Trần Đức Thảo estime trouver la voie pour réaliser ce retour de la phénoménologie sur elle-même et sur ses propres conditions de possibilité. C’est cette possibilité qui rend possible la synthèse et l’élaboration d’un « marxisme phénoménologique ».
Il va ainsi s’agir dans un premier temps de ressaisir le « sens authentique » de la phénoménologie et du marxisme en remontant à leurs intuitions les plus originelles et dégager ainsi un sol commun possible, avant que les développements ultérieurs et les contradictions internes non-résolues des deux doctrines ne rendent la tâche apparemment impossible. C’est donc une méthode d’étude des systèmes de pensée qui se situe à mi-chemin entre l’anamnèse et la réduction pour laquelle Trần Đức Thảo trouve l’inspiration dans la phénoménologie husserlienne elle-même et qui doit permettre d’en dépasser les limites :
« Il s’agit de reconduire [la doctrine philosophique] à l’expérience du monde de la vie à partir de laquelle le penseur l’a originellement créée. La vérité d’une doctrine réside alors dans le geste empirique à partir duquel est instituée cette signification, dont la valeur dépasse pourtant son moment empirique de création (et qui peut donc être reprise par d’autres). » (p. 83)
Cette opération doit permettre, selon Trần Đức Thảo, de rendre compte de « l’expérience totale », commune au marxisme et à la phénoménologie qui ressort d’après lui du mouvement de pensée qu’ont en commun les deux doctrines philosophiques et qu’A. Féron résume ainsi : « en partant d’une même conception ontologique (qui se donne dans l’expérience totale), chacun reconnaît que celle-ci est méconnue ou aliénée, et qu’elle exige donc d’être redécouverte ou réappropriée » (p. 85). Trois niveaux sont donc identifiés qui sont autant de caractéristiques de l’expérience totale partagée par le marxisme et la phénoménologie. D’abord, marxisme et phénoménologie ont en commun d’adopter une extension maximale de la notion d’être (ontologies non-réductionnistes et « totales). Ensuite, ils adoptent tous les deux une conception activiste et dynamique du réel qu’ils conçoivent comme le résultat d’une activité humaine (à tous les niveaux et degrés que peut comporter cette notion d’activité). Enfin, les deux doctrines s’accordent à la fois sur le diagnostic de la situation d’aliénation dans laquelle se trouvent les hommes et sur la nécessité de penser les conditions de possibilité de la sortie de cette situation d’aliénation.
Trần Đức Thảo considère donc que les oppositions qui existent entre marxisme et phénoménologie ne viennent pas d’une incompatibilité radicale et originelle mais plutôt d’une incapacité des doctrines elles-mêmes à traduire dans leurs énoncés théoriques l’expérience totale qui est à la racine de leurs intuitions philosophiques premières. Chacune de ces doctrines agit comme un révélateur des limites de l’autre. Pour Trần Đức Thảo, la phénoménologie échoue à comprendre comment le sujet historique est conditionné par une situation matérielle et le marxisme néglige le domaine des superstructures et de leur autonomie, les concevant comme de simples reflets des infrastructures et des rapports de production qu’elles déterminent.
C’est la perspective génétique de la phénoménologie d’Husserl qui sert à Trần Đức Thảo à édifier sa synthèse du marxisme et de la phénoménologie et à combler l’espace apparemment infranchissable entre une théorie générale des infrastructures et une théorie des superstructures qui comprennent à la fois les conditions de leur émergence, leur lien avec l’expérience la plus immédiate du monde et leur autonomie par rapport à l’ordre strictement économique. Il s’agit donc à la fois de proposer une genèse des suprastructures qui les rattache aux formes d’expérience les plus élémentaires, de proposer une conception de l’histoire et de la lutte des classes qui fasse droit à l’inscription des individualités dans les classes sociales et dans les superstructures, et, enfin, de proposer une théorie de l’engagement qui insiste non pas sur la dimension absolue de la liberté de celui qui s’engage (Sartre) mais sur la compréhension de l’inscription de son existence dans un ensemble de conditions objectives sur lesquelles elle repose et se fonde.
« La phénoménologie génétique fournit ainsi au marxisme des concepts pour élaborer une théorie des “idéologies”, qui est présente implicitement dans différents textes marxistes (et en particulier dans L’idéologie allemande), mais qui ne fait jamais l’objet d’un traitement thématique. » (p. 100)
Mais la genèse de ces structures idéologiques ne rend pas encore compte de ce qu’A. Féron appelle « l’idéalisation primaire » c’est-à-dire « le processus de genèse de l’être conscient lui-même à partir de l’être objectif non-conscient ». C’est donc un mouvement qu’on verra se reproduire, quoique de manière différente, chez Sartre et Merleau-Ponty : la tentative de synthèse entre marxisme et phénoménologie aboutit à la nécessité de s’expliquer avec le matérialisme dialectique et l’idée d’une dialectique de la nature qui rendent compte de l’inscription du monde humain (historique et social) dans le mouvement dialectique plus général de la nature.
C’est, entre autres choses, à ce cela que s’attèle Trần Đức Thảo à partir de 1948 avec l’idée d’une « genèse matérialiste dialectique du transcendantal » dont A. Féron énonce ainsi le principe :
« …une tentative de reconstruction matérialiste et dialectique de la phénoménologie – laquelle consiste à réinscrire l’ensemble des structures transcendantales dégagées par l’analyse phénoménologique dans leur fondement matériel effectif. » (p. 179)
Cette genèse est réalisée à partir de deux bases théoriques importantes dans le parcours intellectuel de Trần Đức Thảo : d’un côté le matérialisme dialectique qui est devenu, au sortir de la guerre, la doctrine officielle des intellectuels communistes mais que Trần Đức Thảo réinvestit dans les coordonnées de sa propre perspective marxiste-phénoménologique, bien loin du dogmatisme stalinien ambiant ; de l’autre côté, à partir d’une réinterprétation du sens et de la portée de la notion de dialectique par un retour à sa version hégélienne, contre l’interprétation de Kojève dont Trần Đức Thảo signale les insuffisances ou les contradictions et contre laquelle il produit sa propre conception de la dialectique. Passer par la médiation hégélienne permet à Trần Đức Thảo de proposer une genèse « complète » des formes transcendantales en les réinscrivant non seulement dans leurs processus historiques et sociaux de formation (ce qui était déjà en puissance chez Marx) mais aussi dans la dialectique naturelle dans son ensemble dont l’existence humaine est une partie. Une théorie dialectique conséquente doit donc rendre compte de l’intrication d’une dialectique de la nature et de la dialectique émergeante du monde humain :
« Il s’agit pour [Trần Đức Thảo] de comprendre comment l’« Être réel existant en tant que Nature » produit par son propre mouvement un être qui existe autrement et est capable de saisir de manière consciente cette nature, c’est-à-dire comment le mouvement dialectique de la nature produit une nouvelle dialectique, celle de la dialectique de la conscience et de la société humaine. […] L’enjeu est donc pour Trần Đức Thảo de comprendre le processus d’anthropogenèse, de manière à faire droit à la fois à la naturalité intrinsèque de l’humanité (et dont l’émergence ne peut s’expliquer que par une dialectique naturelle), et à sa spécificité comme être social et historique, dont le comportement n’est intelligible que restitué dans une dialectique sociale et historique. » (pp. 191-192).
Du côté de la phénoménologie, cette approche permet d’en souligner cette fois clairement les insuffisances et on a bien le sentiment qu’entre 1948 et 1952, Trần Đức Thảo semble avoir « fait son choix ». La phénoménologie en reste trop strictement au niveau intentionnel et Husserl en reste à une logique purement philosophique. C’est donc à un dépassement radical, qui aboutit même à une forme d’abandon de la perspective phénoménologique qu’est conduit Trần Đức Thảo. Ainsi, A. Féron expose comment il commence, dans la première partie de Phénoménologie et matérialisme dialectique, par produire une genèse matérialiste de l’idéalisation primaire, il s’agit de comprendre ici « comment la matérialité peut devenir idée » (p. 210). Trần Đức Thảo propose de repartir des premières formes vivantes et d’analyser comment, tout au long de la chaîne évolutive des vivants, les types de comportements et de rapports sensori-moteur au monde, évoluent jusqu’à la situation de l’homme capable de médiatiser son rapport au monde via le concept et la prédication. Cette médiatisation complexe trouve sa base et son origine dans le phénomène d’inhibition du mouvement qui permet de comprendre comment un détachement du milieu peut être opéré pour introduire de nouveaux motifs pour l’être vivant.
« Le sujet véritable est pour [Trần Đức Thảo] le corps vivant et agissant, et ce corps est toujours déjà en rapport réel avec son environnement : vivre c’est en effet, au sens minimal, être en échange métabolique avec la matérialité hors de soi et agir dans le monde. Le processus d’inhibition constitutif de toute idéalisation consiste justement à interrompre ce lien immédiat avec le monde réel, et à produire ainsi un rapport idéal qui n’est que l’idéalisation de ce rapport réel inhibé. » (p. 216).
Mais cette dialectique de la nature doit rendre compte de l’émergence, en son sein, d’une autre dialectique qui va acquérir une certaine autonomie : la dialectique des sociétés humaines. L’apparition de l’espèce humaine implique une nouvelle forme dialectique, celle des « formes humaines » qui se distingue de la dialectique précédente par le fait que ce sont cette fois des structures sociales objectives extérieures aux individus qui provoquent de nouvelles formes d’inhibition et donc de comportements et de rapports au monde :
« Le rapport au monde n’est plus celui de la « certitude sensible » immédiate, mais est maintenant toujours médiatisé par des structures sociales symboliques. » (pp. 223-224).
Conformément à ce qu’envisageait dès le départ Trần Đức Thảo dans sa tentative de synthèse-dépassement du marxisme et de la phénoménologie, sa nouvelle conception matérialiste-dialectique aboutit à une théorie du phénomène de l’aliénation et à une perspective concernant la sortie possible de cet état. Ce qui finit par échapper aux hommes c’est l’insertion de leur activité productive dans un ensemble social donné et « le fait que ce sont les structures sociales qui déterminent la manière dont leur apparaît le monde » (p. 224). Le développement historique de l’homme peut alors être envisagé comme l’action progressive sur les structures sociales qui empêchent la prise de conscience, par l’être humain, de la vérité de son activité productive.
Si l’œuvre de Trần Đức Thảo peut paraître inachevée en plus d’être méconnue, A. Féron nous explique que cela s’explique pour des motifs qui sont d’abord politiques et biographiques. Le contexte politique amène Trần Đức Thảo à rentrer au Vietnam et à laisser de côté son projet philosophique. On est frappé à la fois par l’ampleur du projet philosophique de Trần Đức Thảo et par l’influence qu’il a exercée sur un grand nombre de penseurs de premier plan au XXe siècle. Il faut souligner ici le grand mérite du travail d’A. Féron : donner à voir, dans la continuité d’une œuvre, les différents facteurs qui président à sa mise en place : la particularité d’une biographie, le contexte intellectuel et politique, le rapport aux textes et aux sources, sont autant d’éléments qui doivent être pris en compte pour comprendre le sens plein et entier de l’entreprise de synthèse entre marxisme et phénoménologie. On verra qu’avec Sartre et Merleau-Ponty, un agencement différent entre ces facteurs produit un autre résultat théorique.
- Merleau-Ponty : de l’existentialisme marxiste à l’ontologie dialectique, l’indépassable « crise » du marxisme ?
Comme avec Trần Đức Thảo, A. Féron parvient, en ce qui concerne Merleau-Ponty, à montrer comment sa version du projet d’une synthèse du marxisme et de la phénoménologie (et les évolutions que subit ce projet) sont liées au contexte politique et intellectuel des périodes étudiées et à la manière dont le philosophe s’efforce de tenir ensemble les différents ensembles auxquels il participe et les contradictions qui en émergent.
Dans le cas de Merleau-Ponty, A. Féron montre que la première période est caractérisée par un fort intérêt pour la philosophie marxiste qui se caractérise par la volonté de dépasser les antinomies pratiques et théorique du marxisme en se servant de la notion de Gestalt, issue de la phénoménologie husserlienne et recalibrée dans les coordonnées conceptuelles de l’existentialisme d’inspiration marxiste. L’évolution du contexte historique – qui amène une réévaluation de la portée historique du marxisme dans la deuxième période étudiée – conduit alors Merleau-Ponty à proposer une critique philosophique du marxisme et de ses « impensés » et à chercher des paradigmes alternatifs dans le champ des autres sciences humaines et, là encore, dans une conception renouvelée de la dialectique. Ce qui frappe dans l’évolution que trace A. Féron pour le lecteur c’est qu’à partir de ce qui semble être les mêmes préoccupations que Trần Đức Thảo, Merleau-Ponty fait en quelque sorte le chemin inverse : la perspective marxiste du début et est peu à peu mise en retrait pour des motifs aussi bien théoriques que politiques et la possibilité de lier enjeux politiques et philosophiques est abandonnée au profit d’un « divorce » entre politique et philosophie.
La première période étudiée chez Merleau-Ponty nous montre comment il tente d’abord d’élaborer une voie d’approche du marxisme et de la phénoménologie qui dépasse les limites des deux traditions de pensée en repartant de leurs intuitions fondamentales pour arriver à leur « vérité première » :
« Le travail de reformulation conceptuelle qu’effectue Merleau-Ponty se veut donc d’une certaine manière plus fidèle à ces auteurs que leurs propres écrits, dans la mesure où il pense avoir à sa disposition un langage philosophique qui peut rendre plus adéquatement leurs intentions profondes. » (p. 121)
Féron définit le cadre général d’appréhension des philosophèmes marxistes et phénoménologiques comme « existentialo-gestaltiste » ce qui renvoie à la fois au travail de reprise et de transformation que Merleau-Ponty opère sur la notion classique de Gestalt en phénoménologie mais aussi à la manière dont il essaye de dépasser les antinomies entre le plan théorique et le plan politique et social de l’existence concrète. C’est essentiellement à partir d’un travail sur les Thèses sur Feuerbach (1845) que Merleau-Ponty tente de dépasser les antinomies entre le pôle subjectif et le pôle objectif de la réalité, antinomies qui sont à la fois au cœur de la « sortie de la philosophie » que sont en train de réaliser Marx et Engels dans cette période charnière de leur œuvre et au cœur du projet de synthèse entre la critique marxiste des abstractions philosophiques et les enjeux théoriques d’une intentionnalité « rematérialisée » (p. 128).
En ce qui concerne les antinomies théoriques, il s’agit de résoudre les antinomies du côté du sujet, de l’objet et celles qui existent entre la Nature et l’Humanité. Du côté du sujet, cela passe notamment par un travail sur l’intentionnalité qui devient, chez Merleau-Ponty, la médiation par laquelle les représentations de l’individu reçoivent leur inscription dans le social. S’inspirant du travail du philosophe Georges Politzer, Merleau-Ponty théorie le « drame économique et social » qui encadre l’existence individuelle et le cheminement des subjectivités. Du côté de l’objet cette fois, c’est la notion phénoménologique de Gestalt. A. Féron montre bien comment Merleau-Ponty utilise le potentiel philosophique de la notion pour, à la fois, la dégager des aprioris subjectivistes et idéalistes de la phénoménologie et, en même temps, donner à voir la révolution conceptuelle qui se joue dans la conceptualité de Marx. Le statut même de la Gestalt place ce concept entre le sujet et l’objet et lui permet de ne se « compromettre » ni d’un côté (idéalisme subjectiviste) ni de l’autre (réalisme naïf) :
« L’objet, en tant que Gestalt, a donc un statut ambigu, à la fois objectif (renvoyant à quelque chose de l’objet) et subjectif (c’est le sujet qui le fait apparaître à partir de sa perspective), et désigne le sens même de la réalité. Marxisme et phénoménologie se rencontrent donc au moyen du concept de Gestalt, qui permet de formuler rigoureusement l’idée marxiste d’« objet humain » et d’éviter la conception idéaliste de l’objet présente dans certaines analyses phénoménologiques. » (p. 136)
La notion de Gestalt permet donc à Merleau-Ponty de revenir sur l’antinomie entre la conception objectiviste qui voit dans les infrastructures économiques le principe explicatif dernier de la réalité sociale et la conception subjectiviste qui pose un élément spirituel au fondement de l’unité du corps social. Contre une certaine doxa marxiste, Merleau-Ponty rappelle que les superstructures ne sont pas chez Marx de simples reflets secondaires mais bien des réalités sociales à part entière, qui ont leur structuration et leur logique propre.
Féron montre ensuite comment ce caractère hybride de la Gestalt peut jouer aux différentes échelles et résoudre des antinomies qui ne se sont imposées que par la mauvaise compréhension et la déformation des thèses de Marx. En ce qui concerne l’histoire (« L’histoire est une Gestalt », Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, cité p. 141) il s’agit là encore d’échapper à l’alternative entre un rationalisme absolu qui voit l’histoire comme l’enchainement mécanique et nécessaires d’un ensemble de faits et un subjectivisme relativiste qui ne voit dans l’histoire qu’une projection de la conscience sur des événements contingents du passé. Au contraire, pour Merleau-Ponty :
« Comme la société, l’histoire est une forme ou structure, qui appartient à un ordre propre de phénomènes dont on peut dégager la signification et qui est irréductible à un sens projeté par le sujet : les événements passés ne sont pas des faits atomistiques dépourvus de signification auxquels une conscience historique extérieure imposerait une forme, mais ils s’organisent spontanément devant le regard et suggèrent eux-mêmes une certaine forme. […] Mais parce que la forme qui s’esquisse dans l’histoire ne fait que s’esquisser, il y aura nécessairement toujours un écart entre le sens suggéré par la constellation d’éléments et le sens choisi par la conscience historique (la « Sinngebung décisoire »). Cela ne tient pas au fait qu’elle n’a qu’une perspective partielle sur la constellation, mais à ce que, dans l’histoire elle-même, les formes ne sont jamais tout à fait achevées. » (p. 142)
Il reste enfin, en ce qui concerne les antinomies théoriques, celle qui concerne la Nature et l’Humanité. A. Féron note que, dans cette première période, Merleau-Ponty laisse encore inexploré ce champ et maintient des ambiguïtés importantes qui sont dues à la tension entre son refus de l’alternative entre le monisme ou le dualisme ontologiques et à la notion de Gestalt qui ne peut pas être une réalité physique mais bien un objet de perception. Pour l’instant, Merleau-Ponty ne va pas – comme Trần Đức Thảo – jusqu’à poser une dialectique de la nature. On verra que ça ne sera plus tout à fait le cas à partir de 1952, en particulier dans les cours au Collège de France.
Le paradigme gestalto-existentiste de Merleau-Ponty le conduit naturellement à prendre en charge les antinomies pratiques qui concerne les aspects les plus directement politiques de la conceptualité marxiste lorsqu’elle est reprise dans les coordonnées d’une phénoménologie « rematérialisée » :
« Les antinomies sont en effet l’expression d’un monde lui-même déchiré par les antagonismes et la violence, et leur résolution ne pourra advenir que par une transformation du monde lui-même. Le projet théorique de Merleau-Ponty est donc indissociable de son engagement en faveur de la constitution d’une société nouvelle où auront disparu tous les antagonismes, c’est-à-dire en faveur d’un projet communiste. » (p. 164)
Ainsi, la question du rapport entre le cadre socio-économique et la formation des subjectivités se mue, sur le plan pratique, en réflexion sur le rôle et la fonction de la violence en politique, sur le rapport stratégique aux masses et à leur conscience de classe ou encore sur le rôle du parti dans la direction des mouvements politiques. Ici encore, A. Féron parvient à exposer le lien que Merleau-Ponty fait entre les conséquences théoriques de sa relecture « gestaltiste » de Marx et les enjeux politiques immédiatement concrets. Dans l’immédiat après-guerre, Merleau-Ponty porte encore le souhait d’une unité du théorique et du politique incarnée dans l’idée d’un « communisme occidental », un « mouvement communiste qui ne soit pas soumis au communisme soviétique et qui puisse être à la hauteur du marxisme classique » (p. 165). A. Féron va montrer avec beaucoup de précision comment la disparition de cet idéal politique dans les années suivantes entraîne inévitablement un remaniement important sur le plan philosophique.
Les deux chapitres suivants consacrés à Merleau-Ponty (allant respectivement de 1948 à 1953 et de 1953 à 1961) s’attachent à montrer comment l’évolution du contexte politique et les désillusions qu’expérimentent les intellectuels de l’époque en ce qui concerne la portée révolutionnaire effective du marxisme va infléchir grandement la manière dont Merleau-Ponty envisage l’articulation du marxisme et de la phénoménologie. Merleau-Ponty comprend en particulier que la surdétermination du champ intellectuel par des motifs politiques et militants liés à la situation de guerre froide pose des problèmes théoriques trop importants. Cela le conduit à mener ce qu’A. Féron nomme une « réduction du marxisme » et qui vise à centrer l’analyse sur un domaine d’objets particulier afin de neutraliser les « thèses classiques » sur le domaine en question (p. 232). C’est ainsi qu’il faut comprendre le fait que Merleau-Ponty adopte un paradigme linguistique dans son approche du social à partir des années 50 : il pense pouvoir réaliser à partir de Saussure ce que ni Marx ni les marxistes n’ont réussi à faire, c’est-à-dire proposer une explication des formes historiques de l’organisation sociale qui permette de dépasser l’opposition entre individus et structures en faisant notamment de l’espace symbolique, propre à l’ordre langagier, un espace d’entre-deux qui ne peut être intelligible qu’à condition de faire droit à la fois aux praxis individuelles et à la structure sociale d’ensemble :
« L’expérience de l’expression révèle que l’expression n’est ni une pure invention individuelle (puisqu’on ne peut s’exprimer que dans une langue et en respectant les normes de cette langue, lesquels ont un caractère non pas individuel mais social), ni un pur reflet de la structure de la langue (puisqu’on exprime bien quelque chose qui nous est propre et qui peut n’avoir jamais été » dit auparavant). Ainsi, à travers l’analyse de la praxis langagière (parole ou expression), Merleau-Ponty cherche à saisir la manière dont toute praxis s’inscrit dans une certaine normativité sociale tout en gardant une irréductible dimension individuelle (comme écart même minimal par rapport à la norme). » (pp. 249-250)
Derrière l’analyse du langage se joue en fait quelque chose de plus large pour Merleau-Ponty, il s’agit de poser les bases d’une théorie de la culture et de l’histoire puisque le langage articulé n’est qu’une instanciation d’un langage plus général et qui correspond à la manière dont les différentes sphères qui composent les sociétés et ordonnent les existences individuelles se croisent et empiètent chacune sur le domaine des autres. Ce que Merleau-Ponty cherche, d’après A. Féron, c’est un « matérialisme historique purement méthodologique » (p. 260) qui permette de rendre compte du mode d’existence et de fonctionnement des formes historiques. Or, dans l’étude structurelle de la langue, se fait jour la même dynamique que celle dont il est question en ce qui concerne l’histoire : la rationalité de la structure d’ensemble (synchronique) n’est telle que parce qu’elle englobe diachroniquement des variations contingentes et situées :
« L’expérience de la langue que font les linguistes (et que met au jour une « phénoménologie du langage ») révèle donc l’existence d’une « rationalité immanente » qui « émane » du processus lui-même et qui correspond à celle dégagée par le marxisme à propos du processus historique. » (p. 262).
Cette rationalité, en ce qui concerne l’évolution de la langue, est une « rationalité immanente qui émerge de l’activité même des locuteurs » (p. 266) et Merleau-Ponty entend montrer que c’est la même chose en ce qui concerne l’histoire en général. La notion d’institution lui sert à rendre compte du fait que la praxis ne cesse d’agir et de se transformer par le fait que les hommes ne cessent de l’instituer de différentes manières et de la composer en un ensemble de réalisations et de manières de percevoir et de représenter le monde, de résoudre des problèmes qui se posent dans la pratique. L’articulation de la structure et de la genèse est donc, dans cette deuxième période, ce qui donne la nouvelle direction à la tentative de synthèse entre marxisme et phénoménologie.
Dans la dernière période, les évolutions de Merleau-Ponty sur le plan théorique et sur le plan politique semblent s’accentuer encore et la perspective d’un langage unifié pour aborder les différents champs (science, politique et philosophie) semble encore s’éloigner. Alors que l’on considère souvent que Merleau-Ponty abandonne la perspective marxiste à partir des années 50, A. Féron propose une autre hypothèse de lecture qui fait droit à une pluralité de rapports possibles à la pensée de Marx :
« Il nous semble au contraire que le marxisme, loin d’avoir été un obstacle au développement de sa pensée, joue ici encore un rôle de catalyseur, dès lors qu’il ouvre à Merleau-Ponty le domaine de recherche dans lequel ce dernier s’engage au milieu des années cinquante » (p. 378)
C’est ici que la méthode « génétique » à plusieurs niveaux d’A. Féron semble vraiment porter ses fruits : en suivant le déroulement d’une pensée et en la mettant en relation avec les différents enjeux de la période – aussi bien théoriques qu’historiques et politiques –, on sort des scansions habituelles proposées par les lectures internalistes des œuvres qui cherchent d’abord à rendre compte de la cohérence systématique d’une pensée. Impossible de comprendre les inflexions que Merleau-Ponty fait subir à son rapport au marxisme et les impasses théoriques qu’il finit par y identifier sans les réinsérer dans le contexte politique de l’époque et sans prendre en compte les enjeux de positionnement pour les intellectuels. A. Féron nous donne donc à voir la manière dont une pensée individuelle (qui ne peut être appelée telle que par une première abstraction) « absorbe » son temps et en exprime quelque chose, jusque dans ses options théoriques apparemment les plus spéculatives.
Merleau-Ponty va donc approfondir sa lecture de Marx et de Husserl dans un projet ontologique global. Dépasser la phénoménologie en radicalisant sa perspective pour interroger l’être même du monde, avant toute « réduction » et, du même coup, dévoiler au marxisme l’ontologie dialectique qu’il n’a pas su produire, qui est resté dans son impensé. Merleau-Ponty repart de ce qu’il considère être les deux origines philosophiques de la crise du marxisme : au niveau ontologique, le marxisme ne possède pas l’ontologie sociale lui permettant de rendre compte de la matérialité concrète des infrastructures et de leur position si particulière dans la dynamique de formation des sujets ; au niveau dialectique, Merleau-Ponty note que le marxisme ne parvient pas à tenir jusqu’au bout la vérité du processus dialectique qui se tient dans l’inachèvement de sa dimension négative, qui nie la négation mais ne pose pas, pour autant, une positivité définitive et aboutie. Il y a donc une tension irréductible entre le projet théorique premier et son aboutissement dans le système marxiste qui comprend nécessairement des contradictions laissées irrésolues à la postérité. Les ontologies sur lesquelles s’appuient les grands systèmes philosophiques dialectiques sont en fait encore pré-dialectiques. C’est le basculement vers une ontologie véritablement dialectique que Merleau-Ponty entend opérer :
« Merleau-Ponty cherche à […] élaborer une ontologie qui puisse faire droit à la fois au sens d’être commun à la Nature et au Logos, ou culture (et donc à la continuité fondamentale entre les deux ordres), d’une part, et à la différence phénoménologique entre les deux ordres (l’être naturel et l’être institué n’ont en effet pas la même manière de se donner phénoménologiquement à nous) d’autre part. Cette articulation de l’identité et de la différence ne peut être comprise qu’au sein d’une ontologie dialectique. » (p. 361)
Cette ontologie portée par Merleau-Ponty et dont A. Féron retrace les grandes lignes repose avant tout sur une conception dynamique de l’être, toujours en excès par rapport à ce qu’il est, toujours porteur d’une certaine négativité. Le parcours qui est proposé dans l’œuvre de Merleau-Ponty est encore l’occasion de relire son œuvre et d’ouvrir d’autres possibilités de lecture. Ainsi, les derniers travaux sur la notion de « chair » et sur la dynamique du « visible » et de « l’invisible » sont-ils à comprendre dans le projet général d’une ontologie véritablement dialectique qui repose sur les impensés du marxisme et les limites de la phénoménologie classique et qui envisage, pour la première fois, une nouvelle manière de poser la question des rapports entre nature et culture :
« …si la nature est davantage du côté du visible (c’est ce qui se donne dans la sensibilité) et la culture davantage du côté de l’invisible (c’est-à-dire des idéalités, qui en tant que telles ne se voient pas), il y a pour Merleau-Ponty un invisible du visible et un visible de l’invisible. En effet, la nature qui se donne dans l’expérience sensible est structurée d’une certaine manière – structure qui sans être elle-même visible, est ce qui rend visible les choses. […] L’acte culturel consiste à faire s’inverser les rapports du visible et de l’invisible dans le sensible, c’est-à-dire à faire ressortir l’invisible et à mettre à l’arrière-plan le visible (la chose même) – et à fixer cet invisible dans des créations culturelles. » (pp. 366-367)
Si la fin du chapitre est consacrée aux conséquences politiques de ce changement de direction dans l’approche du marxisme et de la phénoménologie, on est d’abord frappé par les nouvelles perspectives qui sont ouvertes quant à la lecture de l’oeuvre de Merleau-Ponty. A. Féron fait la démonstration que la mise en contexte, qu’elle soit politique, biographique ou même institutionnelle, n’amène pas nécessairement à la perte de la systématicité d’une pensée ou à l’introduction de l’arbitraire et de la contingence. Au contraire, ce sont bien les motifs et les ressorts profonds de l’œuvre de Merleau-Ponty qui se révèlent et sont explicités, aussi bien sur le plan des croisements entre philosophie et politique que sur le plan de la comparaison avec les trajectoires des deux autres philosophes qu’étudie A. Féron.
- Sartre : le devenir marxiste de l’existentialisme français ?
L’opération philosophique et historiographique consistait, avec Trần Đức Thảo, à mettre en avant le parcours et l’œuvre d’un philosophe méconnu et à en montrer l’importance et la paradoxale « centralité » pour comprendre les relations de la phénoménologie et du marxisme. Avec Merleau-Ponty, il s’agissait plutôt de montrer que les biais de lectures de l’œuvre de ce « classique » de la phénoménologie française, sans doute trop internalistes et trop centrées sur la dimension strictement phénoménologique justement, ne permettaient pas de saisir l’enjeu du positionnement vis-à-vis de Marx et du marxisme qui a été constant et décisif pour Merleau-Ponty et qui permet de comprendre les cheminements et les variations de son œuvre. Avec Sartre enfin, c’est encore autre chose qui se joue. L’idée que le social et le politique s’infiltrent progressivement dans la théorie sartrienne et le force à mettre de l’eau marxiste dans son vin existentialiste et à passer de l’Être et le Néant à la Critique de la raison dialectique semble bien connue. A. Féron, fidèle à sa méthode, fait s’entrecroiser les perspectives philosophiques et politiques pour montrer comment se réalise concrètement ce passage de l’Être et le Néant à la Critique de la raison dialectique en insistant sur les crises successives que traverse l’œuvre de Sartre du fait de ses interactions avec les débats qui agitent le champ intellectuel de son époque et les événements historiques qui viennent les nourrir. Comme pour Trần Đức Thảo ou pour Merleau-Ponty, ce sont bien les « crises » qui sont au centre de l’analyse puisque ce sont elles qui nous permettent de situer les moments d’infléchissement dans la pensée d’un auteur et de nous donner à voir le caractère multi-causal de ce qui fait une philosophie. On sort des simplifications que l’on aura apprises sur « l’existentialisme » ou « le marxisme » de Sartre pour entrer dans une compréhension vraiment concrète de ce qui se joue aux différents moments de sa pensée.
Le premier moment étudié par A. Féron, comme pour Trần Đức Thảo et Merleau-Ponty, nous montre le Sartre de l’immédiat après-guerre qui estime pouvoir porter la critique au marxisme depuis un existentialisme qu’il estime plus authentiquement révolutionnaire. Le Sartre de cette période est dans une « confrontation en extériorité » (p. 11) avec le marxisme, ce qui signifie qu’il ne cherche pas à adopter les perspectives du marxisme ou à renouveler sa philosophie. Le premier Sartre propose donc une critique de la philosophie marxiste à partir d’une perspective phénoménologique et existentialiste qu’il estime plus à même de réaliser la conciliation entre la dimension politique révolutionnaire et la théorisation philosophique qu’il appelle de ses vœux, au même titre que Merleau-Ponty et Trần Đức Thảo. A. Féron montre que ce qui occupe Sartre à ce moment c’est la critique du matérialisme dialectique dans lequel il identifie à la fois des contradictions ontologiques entre la fixité de la dialectique de la Nature et son mécanisme abstrait et la dynamique propre aux phénomènes humains et à leur historicité. Estimant que la théorie des rapports entre en soi et pour soi qu’il développe dans l’Être et le Néant permet au contraire d’échapper à ses contradictions et à l’alternative mortifère entre un « dogmatisme scientiste » (qui correspond à l’ontologie fixiste) et un relativisme pragmatique (qui cherche à « situer » toute réalité par rapport à la conflictualité historique mais sans aboutir à une épistémologie cohérente). Pour le Sartre de l’Être et le Néant, l’attitude des intellectuels communistes – avec lesquels il entretient des rapports pour le moins conflictuels – ne peut s’expliquer que par la mauvaise foi dont il vient de proposer une théorie et qui consiste toujours en un renoncement plus ou moins conscient à sa propre liberté au profit de l’adhésion à un certain état du monde et aux contradictions qu’il porte.
« La “foi” des intellectuels communistes dans le matérialisme dialectique ne peut être comprise qu’à partir de l’attitude existentielle de l’individu qui cherche à fuir sa propre liberté dans l’esprit de sérieux. » (p. 20)
Ce premier moment critique est complété par une élaboration des objectifs que Sartre assigne à une « philosophie de la révolution » dont, là encore, Sartre estime qu’elle est davantage approchée par la conceptualité existentielle de l’Être et le Néant que par le marxisme de ses contemporains. Une telle théorie doit faire droit au devenir révolutionnaire des opprimés, elle doit proposer une perspective universaliste sur l’humanité, repartir du travail comme rapport originel de l’homme au monde, élaborer une théorie de l’émancipation, de la liberté possible, et, enfin, mettre sur pieds une philosophie de l’histoire qui ne saurait être entièrement déterminée (pp. 22-28).
Féron explique comment cette remise en cause de la légitimité du marxisme pour occuper le champ théorique et révolutionnaire amène Sartre à développer la première version de son ontologie sociale, c’est-à-dire une théorie qui rend compte de la spécificité du social et de ses objets, ainsi que du mode de connaissance qui permet de les comprendre. Dans la première période, cette ontologie sociale reste profondément marquée par les coordonnées théoriques de l’existentialisme de l’Être et le Néant. De ce fait, A. Féron insiste sur la nécessité de dépasser les nombreuses lectures et critiques de Sartre qui ont affirmé l’absence de véritable théorie du social dans sa première philosophie et ont ainsi fabriqué l’image d’un Sartre largement idéaliste et d’« ultra-subjectiviste » (Bourdieu). Fidèle à la méthode qu’il a appliquée à Merleau-Ponty et Trần Đức Thảo, A. Féron montre que ce n’est pas sur ces critères (forcément un peu caricaturaux) que se situent les tensions inhérentes à la théorie du social chez Sartre. Il rappelle même que le pour soi de Sartre est beaucoup plus « marxiste » qu’on le croit habituellement :
« Le Pour-soi sartrien, rappelons-le, n’est pas fondement de son être : il ne choisit pas les conditions de son choix, c’est-à-dire sa facticité. Il ne choisit pas d’être né à tel endroit, dans telle société, dans telle classe sociale, ou dans telle famille. Sartre peut donc à peu près tout concéder au marxisme : l’individu naît dans une classe sociale, qui renvoie à une certaine place dans les rapports de production ; cette place conditionne le type de travail auquel il se consacre, et cette activité conditionne sa manière de penser le monde, de sorte que c’est bien la praxis socialement conditionnée qui détermine la conscience de l’individu. » (p. 30)
Ce que Sartre veut préciser c’est l’articulation, le passage, entre le conditionnement social et la formation de la conscience individuelle, c’est-à-dire, à proprement parler, la « socialisation ». Ce que le marxisme est selon lui incapable de faire. A. Féron nous montre que c’est à partir de la structure ternaire entre le « Nous-Sujet », le « Nous-Objet » et le « Tiers » que Sartre va poser les fondements de sa première ontologie sociale, échappant ainsi à l’écueil d’une réduction de la réalité sociale à une intersubjectivité à deux termes. Le social n’est ni exclu, ni posé comme une réalité indépendante externe, il est compris dans le jeu de relations qui rend possible l’inscription sociale de l’individu.
« Sartre propose un double paradigme pour penser cette appartenance sociale de l’individu – renvoyant, d’une part à la dualité empirico-transcendantale qui traverse l’individu et son corps (sujet faisant paraître le monde et objet pour-autrui, corps-pour-soi et corps-pour-autrui), et d’autre part à la dualité gnoséologique du sujet (conscience irréfléchie et implicite, et conscience réfléchie ou explicite). » (p. 34)
Pour cela, Sartre investit, à sa manière, le concept de techniques du corps (notamment développé par Marcel Mauss) et développe la dialectique bien connue de l’être-pour-autrui qui découvre sa propre visibilité par la médiation des autres consciences, visibilité qui lui reste pourtant, à proprement parler, invisible. D’où la nécessité absolue d’autrui et la tension existentielle fondamentale qui repose sur l’impossibilité de faire coïncider l’être-pour-autrui et l’être-pour-soi. Cette approche ouvre le champ à des analyses des trajectoires individuelles et de leurs particularités « biographiques », perspectives absentes des théories marxistes contemporaine de l’entreprise existentialiste de Sartre. Après l’avoir resituée dans son époque et dans le contexte intellectuel, A. Féron redonne une certaine cohérence à la première théorie du social chez Sartre et trace une perspective pour la suite de son cheminement :
« Si le cadre théorique que propose Sartre à partir de l’Être et le Néant ne permet certes pas de comprendre les dynamiques collectives, ni de saisir la force propre du social (insuffisances qui se révéleront peu à peu à Sartre dans les années de l’après-guerre), il faut reconnaître toutefois sa cohérence générale et sa capacité à révéler certains aspects du social qui n’ont pas toujours leur place dans les analyses sociologiques ou marxistes de l’époque. Sartre peut donc, non sans une certaine légitimité, penser que sa conception existentielle du social est plus heuristique et constitue un véritable dépassement des conceptions objectivistes. » (p. 40)
La deuxième période étudiée par A. Féron (1948-1954) est marquée, on l’a déjà vu, par une crise profonde, aussi bien sur le plan théorique que politique. Comme pour Trần Đức Thảo et Merleau-Ponty, Sartre se retrouve confronté à l’impossibilité de lier conceptualisation théorique et perspective révolutionnaire comme il imaginait le faire jusque-là.
« Cette situation de crise théorique provient de ce que Sarte découvre, durant ces années, les limites et certains impensés de la synthèse existentialiste qu’il proposait au moment de la Libération. Cette prise de conscience le conduit à repenser en profondeur le rapport entre existentialisme et marxisme. » (p. 280)
L’idée d’A. Féron, c’est que la pensée de Sartre « entre en crise » au contact de trois penseurs et de trois œuvres, ceux qu’ils appellent « la génération 1908 » : Merleau-Ponty qui publie Humanisme et terreur, Simone de Beauvoir qui publie Le Deuxième Sexe et Lévi-Strauss qui publie Les structures élémentaires de la parenté. Ces trois œuvres « viennent mettre en crise la pensée de Sartre, en ceci qu’ils présentent un certain nombre d’idées que Sartre reconnaît à la fois comme vraies et comme pourtant inassimilables par sa philosophie de l’existence » (p. 280). A. Féron présente donc tout le cheminement philosophique de Sartre entre 1948 et 1954 comme une grande tentative pour résoudre les crises engagées par la rencontre avec ces trois contemporain·e·s. Ainsi, on voit se déployer chez Sarte, une nouvelle théorie de l’histoire lorsqu’il incorpore à sa propre pensée les idées de Merleau-Ponty. La rencontre avec Le Deuxième Sexe et la pensée de Beauvoir l’amènent à une conception renouvelée des liens entre aliénation et subjectivité dans le processus de socialisation qui modifie substantiellement la manière dont il envisageait auparavant les rapports entre l’autre et le soi et leurs rapports conjoints à la norme sociale. Enfin, sous l’influence de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss Sartre propose une nouvelle approche de la dialectique de l’exclusion et de l’inclusion dans le corps social et de la manière dont les deux dynamiques participent à la cohésion sociale. La possibilité pour chaque individu d’être porteur d’une extérorité par rapport à la normativité sociale ouvre la voie à une émancipation possible vis-à-vis de l’aliénation (p. 307).
L’enjeu central pour Sartre au point de vue politique c’est, nous dit A. Féron, de dépasser les deux positions intenables que sont le « subjectivisme » et l’« objectivisme » et qui représentent l’une comme l’autre des impasses dans la conception du social et dans la compréhension de ce que peut être la formation d’une subjectivité dans le social.
« D’un côté, les intellectuels (notamment existentialistes) doivent se faire marxistes sans renoncer à leur subjectivité ; de l’autre les militants communistes doivent reconnaître une place à la subjectivité dans leur marxisme. » (p. 310)
Continuant son histoire croisée des œuvres, A. Féron montre de manière convaincante qu’il s’agit pour Sartre d’investir la conceptualité déployée dans Humanisme et terreur pour l’intégrer en la transformant dans le projet sartrien de cette période :
Ainsi, tous les textes de Sartre de la fin des années quarante et du début des années cinquante visent à élaborer […] une politique « merleau-pontyienne » (quoique fort éloignée de la politique de Merleau-Ponty lui-même). […] Il s’agit à chaque fois de dépasser l’objectivisme du militant er le subjectivisme de l’aventurier vers une nouvelle figure de la subjectivité qui répondrait à l’exigence d’une morale concrète et historique. C’est vers cette figure que doivent converger intellectuels et communistes, existentialistes et marxistes, afin de rendre possible un véritable renversement de l’aliénation en liberté. (p. 313)
Si la première période était marquée par une extériorité vis-à-vis du marxisme et une double critique, théorique et politique, la seconde période étudiée par A. Féron est celle d’une intégration réciproque et progressive de l’existentialisme et du marxisme. Sartre inscrit, d’une manière de plus en plus explicite, ses thèmes existentialistes dans une structure marxiste et, ce faisant, il enregistre les mutations qui se produisent au contact de cette pensée qu’il n’avait jusque-là pas encore véritablement explorée. Dès lors, la compréhension de ce qui se joue dans le troisième moment est d’autant plus aisée, puisque « de cette volonté d’intégration réciproque de l’existentialisme et du marxisme sortira la synthèse originale que proposera la Critique de la Raison dialectique » (p. 321).
Comme on l’a vu avec Merleau-Ponty, la troisième période s’ouvre la crise du marxisme qui est en proie à une restructuration politique et intellectuelle pendant la guerre froide et la déstalinisation progressive du marxisme. A. Féron fait l’hypothèse que la Critique de la Raison dialectique constitue à la fois la réponse sartrienne à la crise philosophique de l’époque – crise qu’il identifie comme une crise de la dialectique – et, en même temps, une réponse aux Aventures de la dialectique de Merleau-Ponty. Plus globalement, il s’agit pour Sartre, comme pour Trần Đức Thảo ou Merleau-Ponty, de trouver dans une reprise de la notion de dialectique dans sa dimension la plus englobante d’articuler les différents domaines qui ont jusque là été morcelés pour des raisons théoriques ou pratiques :
« La Critique de la Raison dialectique est le point d’aboutissement du travail philosophique que Sartre mène depuis 1947-48 et qu’on peut définir comme celui de la recherche d’une anthropologie, au sens maussien d’un savoir totalisant qui articule les connaissances des différentes sciences portant sur l’être humain. Cette anthropologie se donne pour tâche d’élaborer des concepts et des méthodes qui soient à même d’une part de prolonger et fonder les analyses des sciences humaines, d’autre part de favoriser un projet politique d’émancipation de l’humanité – projet qui correspond assez précisément à ce que nous avons identifié comme étant le programme théorique structurant de nos trois auteurs, à savoir celui d’élaborer une « syntaxe commune » à même de rendre possible une communication entre les langues philosophiques, scientifiques et politiques. » (p. 385)
À partir de ce premier constat général, A. Féron va achever son long cheminement historique et philosophique en montrant ce qui se joue encore au niveau des relations entre marxisme et existentialisme dans le projet d’une « anthropologie structurelle et historique » qui est celui de la Critique de la Raison dialectique. Cette anthropologie ne peut être que marxiste mais il faut maintenir une « idéologie existentialiste » du fait même de la crise traversée par le marxisme et des risques liés aux contradictions qu’il traverse dans la période historique en question :
« L’existentialisme a ainsi pour vocation de se dissoudre dans le marxisme au moment même où ce dernier se sera de son côté fondé sur l’existentialisme : le devenir marxiste de l’existentialisme est donc en même temps un devenir existentialiste du marxisme. » (p. 396)
Cela permet ensuite à A. Féron de désamorcer toutes les lectures partielles et partiales qui ont été faites de la Critique de la Raison dialectique en retrouvant les racines profondes de l’œuvre et en lui redonnant une cohérence forte, non pas au sens d’une cohérence systématique et interne mais bien d’une cohérence « existentielle » qui resitue l’œuvre dans le cheminement biographique, politique et théorique d’un penseur et dans les multiples ramifications qui rendent raison de sa formation. De ce point de vue, il faut reconnaître la très grande efficacité de la méthode historique et critique d’A. Féron, en particulier en ce qui concerne un auteur aussi important que Sartre. Il se propose ainsi, après avoir resitué la Critique dans le contexte et dans les relations avec les intellectuels contemporains, de montrer que la méthode critique est à rattacher à une relecture que fait Sartre de Kant et de Husserl et que sa méthode dialectique doit, elle, être comprise en rapport avec le dialogue entretenu par Sartre avec le corpus hégélien et marxiste. A. Féron termine par une analyse cette fois plus « internaliste » qui utilise les acquis de toute l’enquête précédente pour montrer que les incompréhensions ou les rejets dont la Critique de la Raison dialectique a pu être l’objet sont à rapporter au style d’écriture de l’œuvre qui se veut lui-même dialectique et à la manière dont ses principales notions sont toujours enserrées dans les coordonnées théoriques qui se sont développées (et transformées) dans la pensée de Sartre entre 1943 et 1961.
Conclusion
Au terme du parcours philosophique et historique que conduit magistralement A. Féron, le lecteur se trouvera nécessairement bousculé dans ses certitudes sur l’histoire de la philosophie française et sur les grands partages qui la jalonnent. Tout l’intérêt de sa méthode est justement qu’elle nous sort du fixisme quelque peu artificiel des « moments » pour nous redonner à voir les mouvements plus souterrains et les influences réciproques, souvent recouverts par les scansions habituelles de l’histoire de la philosophie. Elle nous ouvre aussi sur des possibles théoriques qui offrent de nouvelles perspectives et de nouvelles grilles de lecture sur des auteurs et des pensées que l’on croyait pourtant largement connus.
Par-delà les trois figures de Trần Đức Thảo, de Merleau-Ponty et de Sartre, A. Féron nous montre aussi que la phénoménologie et le marxisme n’ont pas toujours été conformes à l’image que nous nous en formons rétrospectivement et que le croisement de ces deux courants théoriques, dans trois parcours bien différents, signale au contraire, là encore, des possibles théoriques stimulants. On y découvre une phénoménologie pleinement aux prises avec les enjeux sociaux et politiques de son temps et qui cherche à ressaisir les conditions ontologiques originelles de l’aliénation et des bouleversements sociaux et un marxisme qui s’intéresse aux processus de formation des individualités et qui cherche à comprendre les rapports entre les biographies individuelles et les structures sociales qui les sous-tendent.
Aussi bien parce qu’il permet de mettre en avant l’œuvre encore trop peu connue de Trần Đức Thảo, de redécouvrir de nouvelles manières de lire Merleau-Ponty et Sartre et de déjouer nos grilles de lecture et d’analyse traditionnelles, le livre d’A. Féron, qui peut effrayer par sa longueur et sa densité, s’impose pourtant comme un ouvrage incontournable pour l’histoire de la philosophie française en même temps qu’il met en place une méthode dont pourraient s’inspirer bien des ouvrages contemporains.