Le nouveau film de Hugo Santiago, Le Ciel du Centaure, est un conte fantastique dont la fable nous fait parcourir un Buenos Aires aussi onirique que reconnaissable. Il s’agit d’une quête témoignant d’une fidélité, d’une chasse au trésor alimentée par une convoitise, d’une recherche visant le seul plaisir du beau. Un étranger arrive à bord d’un navire dans le port de la ville. Chargé de déposer un colis chez un ami de son père avant le départ du bateau, il s’enfonce dans le dédale urbain sans toutefois connaître le contenu de ce qui lui a été confié. Le destinataire semble avoir disparu, et l’étranger suivra un itinéraire improvisé au fur et à mesure de ses rencontres, à moins que le parcours ne soit conçu d’avance. Très vite il tombe dans les mains d’une bande qui lui vole son paquet et, ne trouvant pas à l’intérieur l’objet cherché, menace de le tuer.
Le périple commence. Quel est son véritable enjeu ? L’étranger n’en sait rien. Même si le hasard intervient dans l’enchaînement des scènes, on dirait que l’étranger est attendu à Buenos Aires, ou que les traces de son errance contribuent à former une constellation dans laquelle il s’insère. Il avance et il recule sous le ciel du Centaure. Et le film dont chaque plan a été imaginé avant le tournage et chaque paramètre a été fixé pendant le montage, ou le réglage, guette déjà le spectateur virtuel afin de le capturer et l’emporter avec lui. Mais une fois que l’étranger et le spectateur acceptent le défi, que la caméra enroule l’espace avec ces mouvements incessants, que la couleur inonde les images pour se retirer aussitôt, que la musique de tango, toujours prête à démarrer, s’impatiente, le divertimento que Hugo Santiago propose soulève encore une question. Qu’est-ce qui nous arrive lorsque, curieux, aveuglés, exaspérés, amoureux, accablés, émerveillés, traqués, étourdis, attirés, nous nous apercevons de ceci : que nous avons pris du plaisir, ou qu’il y avait là du sens, un sens qui nous échappe, qui doit nous échapper et côtoyer le non-sens s’il ne veut pas se figer dans une signification appropriable et manipulable ? Est-ce une sorte de grâce ?
Badiou, Garcia Düttmann et Nancy : trois voix de la philosophie pour penser
un film énigmatique.
Né en 1939 à Buenos Aires, Hugo Santiago vit en France depuis 1959. De ses universités (études de littérature, philosophie, musique, pourtant), il dit volontiers qu’il les a faites avec Jorge Luis Borges, la Cinémathèque Française et Robert Bresson, dont il fut l’assistant.
Il réalise en 1969 Invasion, son premier long-métrage, puis Les autres en 1974, tous deux écrits avec Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares. En 1975, scénario de La mise à nu, écrit avec Danielle Mémoire. En 1979, il réalise Écoute voir, écrit avec Claude Ollier. En 1985, Les trottoirs de Saturne, écrit avec Juan José Saer.
Entre 1986 et 2001 il fabrique une douzaine de ce qu’il appelle ses objets audiovisuels : deux « films de théâtre », cinq « films de musique », deux « films de lieux », deux « portraits »…
En 2002 il revient aux grandes formes : Le Loup de la côte ouest, écrit avec Santiago Amigorena.
Ecrit entre 2003 et 2005, les scénarios de Mylène et l’homme aux milliards et de Duchamp 1918 ou bien Buenos Aires n’existe pas, composé avec Alan Pauls.
En 2006 il entreprend l’écriture de Adiós — troisième volet de La trilogie de Aquiléa, (dont les deux premiers sont Invasion et Les trottoirs de Saturne).
Projet qu’il interrompt cinq ans plus tard pour tourner à Buenos Aires fin 2013 Le ciel du Centaure, écrit avec Mariano Llinás.
Alain Badiou : Le film de Hugo Santiago est en quelque sorte une œuvre d’art classique parvenue à une sorte de perfection dérangeante. Il y a un côté hégélien, puisque le sens de l’œuvre n’est autre que son propre trajet. Et aussi un côté platonicien : on peut dire par exemple que les couleurs sont plutôt, dans un noir et blanc léger, l’apparition, de-ci de-là, d’une Idée de la couleur. Ou encore que les « personnages » sont – sauf le narrateur, homme sans qualités – des archétypes. Et, finalement, que la ville de Buenos Aires est l’espace clos des pensées possibles, le Lieu intelligible cent fois parcouru pour qu’advienne la décevante réponse à toute énigme apparente.
Alexander Garcia Düttmann : Les images qui composent Le ciel du Centaure visent le plaisir que le spectateur ressent à les regarder. Mais le plaisir est aussi l’idée qui est au cœur de ce film. Que cherche Víctor Zagros, le personnage presque insaisissable dont les autres personnages suivent la trace ? Il cherche à réunir toutes les figures appartenant à l’échiquier d’un ancien jeu indien. Car cette complétude lui procure du plaisir, comme il dit. On peut se demander alors ce que c’est qu’une partie de plaisir. Et ce que fait un metteur en scène qui assume le rôle de maître de plaisir quand il met ensemble les éléments de son film…
Jean-Luc Nancy : Un film s’enroule sur lui-même. Il est son propre ciel, sa propre ville, son propre cadeau tenu, perdu et retrouvé. Il n’a pas de « soi », pas de sens ou de destination. Sinon sa propre constellation, qui pour cette raison est le Phénix immortel : il dévisage le Centaure, auquel Hugo Santiago raconte le film.