Sylvaine Gourdain : Sortir du transcendantal (partie I)

Ce livre de Sylvaine Gourdain, Sortir du transcendantal[Sylvaine Gourdain, Sortir du transcendantal. Heidegger et sa lecture de Schelling, Bruxelles, Ousia, 2018[/efn_note], est le deuxième volet d’une lecture de lecture : celle de Heidegger lisant Schelling. Le mystère de l’absence, dans son précédent ouvrage intitulé Ethos de l’impossible dont on peut consulter une [recension à cette adresse, d’un examen approfondi du grand cours de 1936 que Heidegger fit sur les Recherches sur l’essence de la Liberté Humaine de Schelling, cours édité dans le tome 42 de la Gesamtausgabe, est éclairci. L’auteur voulait préparer l’exposé qu’elle fait ici de la métamorphose de Heidegger dans ces années où il écrit aussi les Contributions à la Philosophie. Elle montre que grâce à Schelling, Heidegger concrétisa son projet de Tournant vers la vérité de l’être. En effet, Heidegger

1° dans un premier temps, et en phase avec Schelling, s’éloigne du transcendantal (kantien et husserlien) par une méditation sur l’ambiguïté du pouvoir humain (« Können »), qui, entre Abîme et existence singulière, attend l’Ereignis – cette soudaine appropriation mutuelle de l’être et de l’homme induisant un nouveau commencement historique ;
2° dans un deuxième temps, en se démarquant de Schelling, ose une interprétation non volontariste du pouvoir comme amour (« Mögen »), en dénonçant non seulement la volonté d’une subjectivité close sur soi (Eigenwille, Selbstigkeit) – ce que faisait déjà Schelling – mais tout vouloir en général – ce que Schelling était loin de faire, puisqu’il interprétait l’essence de l’être comme Vouloir.

Le passage par Schelling explique donc le chemin qui mène de l’« Ereignis » à la « Gelassenheit », cet abandon qui ne l’est pas seulement AU déploiement de l’être, mais DU transcendantal, définitivement. Et cela, afin que naisse une nouvelle éthique qui, cessant d’opposer l’homme à la nature, cesse également de conforter la guerre de tous contre tous. Notre recension renoncera à aborder tous les thèmes du livre, tant ils impliquent une discussion et de Schelling, et de Heidegger, et de Heidegger interprétant Schelling. Nous signalerons ce qui, dans cette tresse de réflexions, éclaire de manière nouvelle l’espoir d’une éthique qui, à la mesure de notre époque, partirait d’une conception du Possible libre du concept de condition subjective de connaissance – un ethos libéré du transcendantal. En faisant cette lecture de lecture de lecture de lecture, nous désirons inviter tout lecteur de l’excellent livre de Sylvaine Gourdain, à continuer la chaîne herméneutique.

INTRODUCTION (p. 13) & PRELIMINAIRES (p. 35)

Car l’autre commencement de la pensée de l’être doit sortir de la voie transcendantale imposée par Kant et renouvelée par la Phénoménologie. Certes, le jeune phénoménologue qu’est Heidegger lit (p. 24) la « Freiheitsschrift » de Schelling dès l’époque existentiale. Mais c’est seulement lorsqu’il vise l’être en tant qu’être qu’il le relit avec la soif d’un tournant du sens de l’être hors du traitement transcendantal du phénomène. Il retrouve chez le philosophe de l’Indifférencié sa propre aspiration à comprendre le « fundamentum » (Grund) non comme « ratio » mais comme sol de l’être même. Prendre au sérieux l’expression que l’être « nous regarde » ! Sylvaine Gourdain signale chez Heidegger le glissement du vocable schellingien, « Ungrund », en « Abgrund », « fond abyssal » plutôt qu’abîme. Elle en souligne toutefois la reprise : il ne s’agit pas d’un principe de conditions de possibilité de connaissance, mais bien DU principe, de l’ἀρχή qui précède toute différence d’étant et toute métamorphose. Elle a raison de ne pas insister sur la critique postérieure et injuste que Heidegger fera subir à Schelling : trop générale, elle gommera la singularité de sa pensée en l’assimilant à la subjectivité de la métaphysique occidentale.

Notre auteur, bien au contraire, avait déjà mis l’accent, dans son premier ouvrage, sur le legs du concept schellingien d’im-pré-pensable (« Unvordenklichkeit ») à Heidegger. Et cela, non seulement dans ces années 30, mais sur toute la suite de son chemin. Ce concept lui servit en effet à distinguer entre l’être en tant qu’être de l’étant – ET le Déploiement d’être (désigné par Heidegger de son titre schellingien, « Seyn »). Notre auteur pointe l’éthique qui peut jaillir du lien entre un concept ontologique extrême de possible (recelant la possibilité de l’impossible) et l’acceptation de ce qui précède tout possible. Le « un » de « unvordenklich » a donc le sens d’une double impossibilité, logico-métaphysique et ontologico-temporelle, de rabattre l’être sur la pensée. Préséance, sur l’Être, de ce que les idéalistes, férus d’Héraclite, appelaient « le Devenir » (« das Werden »). C’est dans ce contexte que notre auteur revendique derechef le concept derridien d’im-possible utilisé dans son premier ouvrage.

Mais ce nouveau sens de l’être, pris dans le débat contradictoire propre au Possible, débat interne à l’Être (« Inständigkeit ») – ce nouveau sens détruit l’opposition entre être et étant, au profit d’une littérale réhabilitation de l’étant, qui, pour ainsi dire, revient à la maison ! La question du sens de l’être passe en effet par le sens de l’étant en tant que pris dans le feu entre les deux instances séparées, l’une (méditative), de im-pensable et l’autre (éprouvée) de l’im-possible. La question éthique, encore traitée traditionnellement dans Être et Temps au moyen des concepts exclusivement humains de faute et de conscience morale, s’élargit désormais, pour englober l’exigence de ne pas détourner le « participe » du verbe « être » (l’étant, « das Seiende ») sur le savoir. Il s’agit de s’ouvrir à l’étant tel qu’il est (annehmen, wahrnehmen) : de dépasser le transcendantal par une expérience directe qui fonde « l’intuition intellectuelle » par laquelle Schelling se démarquait de Kant et que Heidegger a d’emblée attribuée aux structures mêmes du Dasein.

On sait que Heidegger a répondu à cette question éthique du respect direct de l’étant – en tant qu’étant, sans le réserver à la « personne » humaine, transcendante à la Nature – en ciblant le Lien entre l’être et le temps. Car le temps, pris comme être et non comme fait mental, déstabilise le concept traditionnel d’être (p. 29) d’être, lequel est désormais pensé comme Mouvement. Heidegger, dans une lignée qui vient du Dynamisme d’Aristote au Devenir de Schelling, prend la mesure de la négativité à l’œuvre dans le temps lui-même, négativité qui déstabilise toute application de « conditions » – concept qui implique la fixité –, non seulement à l’étant, mais à l’être.

Notre auteur fait donc précéder l’examen du Schelling de Heidegger par celui de son Aristote (étudié dans le tome 33 de l’Edition Complète). Chez Aristote en effet, la δύναμις – concept-clé de l’éthique – engage à penser le négatif : l’« estre » (« das Seyn ») n’est pas, mais se déploie (« west ») et comme être (« Sein ») et comme non-être (« Nichts ») – ET comme contrepoint (« Fuge ») des deux. Or la négativité propre au temps était pour Aristote le fait de l’être en puissance, « possibilité » au sens ontologique. Il y a donc un accomplissement propre à la puissance (p. 30), une « énergie » qui est la mise en œuvre (ἐνέργεια) de la puissance elle-même, hors de tout acte accompli, de toute « entéléchie ». Il s’ensuit un concept de finitude de l’être, désormais baptisé « estre » (déploiement contrasté, oscillation entre être et non-être). L’identité de l’être, son unité, ne l’est que d’unification d’un fond résistant à toute individuation, l’engagement de l’existence dans un déploiement singulier (p. 31) étant à la fois entrée en présence et exposition à la menace d’anéantissement.
Cela correspond chez Schelling à la « possibilité de l’impossible » immanente tant au Fond qu’à l’Existence, dans leur nécessaire et toujours préalable Jonction des deux. Si pour Aristote, l’origine du Mal est la « puissance accompagnée de savoir » (δύναμις μετὰ λόγου), la version biblique que retient Schelling est la possibilité de se décider pour le bien ET pour le mal, suivant le « et » biblique de la « connaissance du bien ET du mal ». Or la finitude humaine liée à cette liberté puise sa source non dans un libre-arbitre imposé du dehors, mais dans le pouvoir de l’être, en l’homme, de n’être pas équivalent à « ce » qu’il est, mais de se déployer comme être ET comme non-être.

Car ce qui est en puissance peut AUSSI cesser d’être, et c’est cet « aussi » qui exclut tout horizon fixe des conditions tant de pensée que de décision. Ainsi se fait le passage d’Aristote à Schelling : la liberté n’est plus la raison munie de puissance, mais la puissance munie d’esprit : le choix est un acte de l’être en l’être, non la manifestation de frontières cognitives. Cela implique que la faille de la déchirure (« Unter-Schied ») propre au déploiement d’être (das Seyn, das Wesen) ne soit plus la Différence ontologique mais la séparabilité des « attributs » de l’estre (éclaircie ET assombrissement, délivrance simplificatrice ET recel épuisant la complexité chaotique, Lichtung UND Verbergen). Ce n’est pas une somme, une simple concomitance, mais une tension où, dans les deux cas, l’impossible est possibilisé autant que le possible.

On comprend mieux l’application du concept derridien d’im-possible (et, plus loin, de la référence à Deleuze, tous deux meneurs d’une destruction de toute idolâtrie d’unité) au couple foncièrement idéaliste que forme Heidegger et Schelling ! Il s’agit invalider toute idée de transcendantal, la vérité n’étant plus adéquation entre la pensée et le réel, mais déploiement contrasté et lié DE l’estre lui-même (Sylvaine Gourdain y reviendra p. 151). Il s’agit de montrer que le comportement humain ne peut prendre une forme juste qu’en s’avisant (« Er-äugniss ») que ce qui se déploie, se déploie en tant que possibilité que le possible ne soit pas possible. Prudence, retenue, vertu dont Heidegger fait grand cas, Sylvaine Gourdain le rappelle sans cesse, dans ses «Traités » de la même époque que le Cours de 1936.

Conséquence éthique extrême d’un axiome épistémique que le jeune Heidegger tirait de Husserl : le possible prévaut sur le réel (cf Sein und Zei, page 51-52 de l’Edition complète : « Höher als die Wirklichkeit steht die Möglicheit ». Mais la possibilité pensée désormais par le filtre de Schelling n’a plus rien à voir avec des conditions de possibilité, non seulement de connaissance, mais même de décision. La conscience que l’impossible est autant possibilisé que le possible jette donc l’existant dans une nouvelle exigence éthique, qui doit faire son deuil du pouvoir ontologique de la subjectivité de la volonté, et se reposer sur un autre pouvoir, déterminé par le bien-vouloir, l’amour. Notre auteur a déjà largement expliqué, dans son premier ouvrage, comment Heidegger en vient à penser ainsi. L’homme doit revenir de ses menées savantes (il comprend qu’elles servent l’esprit de la technique moderne, qui n’émane pas d’un projet humain, mais se déploie en tout projet moderne). L’homme n’a plus qu’à se reposer sur « quelque chose » qui n’est pas une « chose », et donc qu’il ne peut maîtriser : non le vouloir, mais le bon vouloir, le lâcher-prise, que Heidegger pressent au moment où il relit le Traité de Schelling. Sylvaine Gourdain montrait en effet comment « Eigentlichkeit » (manière d’être soi-même en propre) devint « Er-eignis » (appropriation de l’être dans son déploiement) et « Gewissen-haben-wollen » (vouloir avoir sa conscience) devint « Gelassenheit » (abandonnement à l’étant non comme étant ceci ou cela, mais dans la transparence même de son déploiement).

Mais revenons aux pages présentes du livre. Sylvaine Gourdain pose la question : cette interprétation de l’être en puissance comme δύναμις qui excède la modalité de la possibilité (par contraste avec le réel et le nécessaire), est-elle infidèle à Aristote, lui qui identifiait la perfection à l’être en acte ? Mais le même Aristote critique les Mégariques : pour lui, le Mouvement (κίνησις) est l’essence de la nature, non seulement en tant que totalité des étants matériels, mais en tant qu’essence tout court, ce que Schelling rend en allemand par le terme de « Wesen », qui indique à la fois l’ensemble, le devenir, la propriété et l’essence, l’οὐσία au sens grec premier d’un « avoir » propre au Principe même. La puissance peut donc acquérir une effectivité propre justement en tant que non-effectif, comme « non-encore » : la capacité de subir en est une preuve. Car être mû est, autant que mouvoir, une manière d’être : l’expérience de la force est réceptivité de l’estre comme Force (« Ertragsamkeit »). Celui qui ne peut ressentir la souffrance est aussi impuissant que celui qui ne sait s’en défendre. D’ailleurs, notre auteur remarque que pour Aristote la puissance est la force d’unifier le ποιεῖν ET le πάσχειν, mouvement entre deux pôles (beides als eines), rapport d’inclusion (Einbezug). Ce qui derechef prépare le chemin qui va de l’Ereignis à la Gelassenheit en les interprétant tous deux comme des « forces » de l’estre.

Mais l’auteur montre l’hésitation de Heidegger. Car en décrivant le pouvoir sur fond d’impuissance (ce qu’il appelait à l’époque existentiale la Facticité, terme fichtéen) – il définit la liberté comme poussée contre ce qui lui résiste, non comme lâcher-prise :

Les conditions de possibilité se heurtent à une résistance et c’est en même temps cette résistance qui engendre… l’oscillation (Schwingung) du possible, le tremblement du sens, qui se joue dans la temporalité et qui seul rend possible le « projet ». (p. 43)

Cela s’oppose à l’opposition entre possibilisation et obstacle, car l’obstacle appartient à la situation – mais aussi à l’opposition entre la négativité de la δύναμις et la possibilité de l’ἐνέργεια (p. 44). Car l’effectivité DE la force contient une non-force (Entzug) parente de la négativité où le choix rejette le non-choix : une privation essentielle (στέρησις) menace intérieurement tant le pouvoir de connaître que celui d’entrer en présence. La finitude est transparente à la possibilité d’errer, elle-même inhérente à la nécessité de choisir, celle-ci découlant de l’Impondérable propre au déploiement de l’être. Mais est-ce que parce que la force est en soi ambivalente que le choix existe ? Ou parce que le Logos, loin de se réduire à la raison, humainement transcendantale ou divinement transcendante, est Lien entre deux possibilités, force ambivalente ? Car la toute-puissance, univoque ou équivoque, implique l’absence de liberté. Il faudra donc que la liberté soit ambiguë : dé-cidante et re-liante.

La préséance du pouvoir sur l’effectuer détruit celle de l’éternité sur le temps : nul présent ne se détache du cours du temps (p. 55). Sylvaine Gourdain remarque qu’à la nécessité d’une pré-présence de l’étant se joint une autre nécessité, qui en découle : que l’homme manifeste son pli entre le déjà présent et sa perception. N’était-ce pas là le propos de la Phénoménologie : marier la révélation du phénomène en l’être-là assumant sa propre constance (Selbigkeit des Daseins) à l’autonomie de l’étant (Selbstständigkeit des Seienden), à la « chose même » ? Notre auteur indique les conséquences d’une telle fidélité à la Phénoménologie, p. 63 : l’être de la possibilité ne se réduit pas à la disponibilité de la chose, encore moins à son ustensilité. Ethique envers la chose, si liée à la pratique artistique !

PREMIERE PARTIE (p. 67 à 134)
LE COMMENTAIRE DE 1936 SUR LES RECHERCHES DE SCHELLING : LA POSSIBLE IMPOSSIBLISATION DE L’ÊTRE

Cette éthique supposait une nouvelle approche de la liberté, non métaphysique, non platonicienne. (Être et Temps), encore plein de Kant, ne s’était pas encore détaché des attendus transcendantaux du concept de liberté, même ramenés du savoir à l’existence de la personnalité, et du phénomène au noumène. Dans les cours qui suivirent, il exprimait encore l’intention de penser le sujet « au bon sens du terme ». Dans les années 1930, il s’agit désormais de partir d’une pensée des forces, pensée qui propose une conception dynamique du Tout, ne se focalisant pas sur l’étant mais sur l’être comme Déploiement (« estre »). L’immanence (Inständigkeit) suppose une Jonction entre l’Instabilité de ce que Schelling appelle le « Fond » (« Grund ») et l’émergence de ce qu’il nomme « Existence » (« Dasein »). Heidegger foule une terre connue, il s’y retrouve

(p. 67) chapitre I : LE TOUT DYNAMQUE : L’IDENTITE EST DIFFERENCE

Cette marche avec Schelling fait que Heidegger, quittant le fondement transcendantal de l’être-là, lie désormais le « système » de la liberté, à l’instabilité du fond abyssal du déploiement d’être, qu’il appelle « Ungrund », tréfonds. C’est auprès de Schelling que Heidegger apprend à fonder la liberté humaine sur l’être en tant qu’être – sans quoi elle resterait un concept sans force, un pur concept transcendantal dont la loi morale intérieure ne serait que le masque de normes subjectives. La loi doit l’être « de » l’être, douce loi qui pose la liberté non seulement comme être-au-monde mais comme être-dans-le-déploiement-du-tout, à commencer par celui de la terre, comme nous le verrons plus loin. Système » signifie cette articulation de « l’estre » sur lui-même, immanente. Alors que le nihilisme inféode la fin aux moyens, l’identité de l’estre est le dépassement « systématique », « baroque », des moyens par une fin nouvelle. Cette fin consiste dans le possible diaphane au nécessaire – l’im-possible, la tournure de l’urgence, « das Notwendige », et cela dans un mouvement contradictoire. Nous ajoutons : l’élan de Bergson (« Schwung ») est devenu oscillation (« Schwingung »), et l’Evolution, Relativité.

Sylvaine Gourdain souligne (p. 78) la finesse de l’analyse de Heidegger : non seulement la forme « est » caractérise, en toute proposition, le jointement de l’étant en son Tout, mais l’identité établie dans la proposition par le « est », n’est pas une mêmeté (Selbigkeit) réduite à une assimilation (Einerleiheit), mais un mariage, une coappartenance du Divers (das Verschiedene) en un. Le modèle de la proposition d’identité n’est donc plus : « le bien est le bien, le mal est le mal » – propositions qui tombent précisément sous le coup de la « connaissance du bien et du mal », qui éloigne, en tant que savoir transcendantal, de l’expérience directe du Bien : Schelling a lu l’Ethique ! Non, la proposition paradigmatique est « le bien est le mal », « le parfait est l’imparfait ». Le verbe « est » sonne ici de manière forte, dans son mouvement originel. Heidegger omet de signaler que Schelling pense au verbe être dans sa pleine acception vétérotestamentaire (הָיָה), qui ignore l’usage grec de la copule. Ainsi, l’Ecclésiaste, avance que si nul homme juste sur terre ne fait le bien sans jamais faillir, c’est que « ce qui est », non seulement met le bien et le mal « en compagnie », mais qu’en tant que tel, il est inconnaissable (« Loin, ce qui est (מַה-שֶּׁהָיָה), profond, profond ; qui le découvrira ? »). Pourtant Heidegger lit bien Schelling, qui comprend le « ist » au sens de « lässt sein », « laisse-être » ET « fait-être » (« lassen » a les deux sens). Ce que Heidegger traduit ainsi : l’union entre les contraires vient de l’estre, qui relie les contraires dans son déploiement, son « estre », désormais appelé « le Même » (« das Selbe »). L’unité n’est donc pas transcendante, elle est unité d’une unité et d’une opposition (Einheit einer Einheit und eines Gegensatzes).

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Ainsi, pour Heidegger, s’il ne peut y avoir identité de l’étant singulier que parce qu’il y a Différence radicale (p. 79) entre le déploiement d’être et l’étant, c’est qu’il n’y a ni hiérarchie ni opposition à l’intérieur de l’étant : il n’y a qu’une diversité de configurations. Or ce refus de mettre de l’ordre dans les « créatures » venait de Schelling : pour lui, la possibilisation qui appartient au Fond n’a rien à voir avec une causalité, donc une mise en ordre : elle émane d’une Préséance ontologique. Théorie qui souffle à Heidegger de déplacer son éthique de la Résolution, site du libre-arbitre, sur l’ouverture à l’estre qui se manifeste dans la « situation », « cercle » de l’être à l’être dans le « là », « ronde » du sens de l’être. C’est ainsi que l’être mondain se dépasse en direction de sa vie sur terre. Heidegger puise en Schelling sa propre pensée de l’identité (« das Eigene », le propre, « die Eigentlichkeit », la propriété de l’existant) comme métamorphose : être authentiquement soi-même, c’est passer par autre chose – par l’Autre qui est le Même, par l’amour. L’essence du Différent n’est plus « l’être » l’essence de l’étant, mais de se lier à lui, et de lier ensemble ce à quoi il se lie (p. 82-83). C’est pourquoi l’Existence au sens schellingien – le Jaillissement (ex) du déploiement d’être de et dans son obscure temporalité – devait être elle-même comprise comme le mouvement de l’Amour. Contrairement à une tradition qui refuse de voir dans la philosophie de Heidegger une pensée de l’amour, le premier ouvrage de Sylvaine Gourdain avait déjà montré qu’il avait, ça et là comme clandestinement, et parfois de manière explicite, reprise ce concept schellingien si spécial. L’idée d’amour, que Kierkegaard n’avait pas réussi à souffler au jeune Heidegger, Schelling la lui apporta dans toute sa profondeur. Une référence au Cours ultérieur sur Schelling (tome 49 de l’Edition Complète), où Heidegger, avant de commenter Schelling, confronte sa propre pensée avec celle de Kierkegaard, eût été judicieuse.

La bataille autour du concept de « Dasein » mettait en effet en jeu un trio problématique (Schelling, Kierkegaard, et lui-même, Heidegger). Mais, dès les Contributions à la Philosophie, entre le premier Cours sur Schelling (1936) et le second (1941), Heidegger pense l’expérience directe d’une Appropriation mutuelle entre l’homme, mondain et terrien, et le déploiement d’être. Son nouveau trio est : Hölderlin, Kierkegaard, Nietzsche. Schelling aura été jugé trop attaché à la métaphysique. Notre auteur montre le combat intérieur qui se livre dans le cœur du Heidegger du Cours de 1936 : entre l’impulsion donnée par son propre projet éthique à partir de la conscience morale d’Être et Temps – et l’élargissement du comportement humain, mondain, au développement de l’être lui-même, éprouvé immédiatement, avant toute transcendance non seulement du savoir, mais du vouloir.

Or le seul à ne pas être éliminé, parmi les compagnons de quête, sera Hölderlin. Il y avait là matière à réflexion éthique, et non seulement interprétative. Pourquoi est-ce un poète qui montre, finalement, le chemin de l’Ethos ? Pourquoi, quand il s’agit de « bien se tenir » (Haltung), le dire pensant reste-t-il toujours derrière le chant sacré ? Cela a-t-il un rapport avec le fait qu’aucune éthique pour notre temps ne peut conserver le culte du transcendantal – la poésie étant par essence étrangère au transcendantal ? N’était-ce point ce que Heidegger était en train de découvrir, au moment où, avec ses compatriotes, il devait endurer la conséquence de leur choix d’Hitler ? Un passage du Cours de 1941 (p. 122, trad. p. 147) avoue que préférer à la définition schellingienne de l’être comme Vouloir, la volonté de puissance de Nietzsche, fait sombrer la métaphysique occidentale dans le culte du chef, l’irrationalisme, et l’exclusion de la pensée individuelle. Ce n’est pas dans la « métaphysique d’artiste » qu’il trouvera l’antidote de la bêtise (Dummheit), mais chez un poète – cet Hölderlin que le nazisme s’est approprié, ce qui suscite les foudres de Heidegger ! Ces points d’érudition n’éclairent-ils pas le sentier peu commode d’un Heidegger assidu à une seule randonnée – aller du commentaire philosophique au commentaire poétique ?

(p. 85) chapitre II. L’ESTRE, CONFLIT ENTRE UNE FORCE ET UNE CONTREFORCE

Au centre de ce chapitre se trouve non seulement la distinction schellingienne entre le Fond de l’estre (qu’on l’appelle « Grund » ou « Ungrund ») et l’Existence (« Existenz », singularité qui perce du processus créatif) – mais aussi la Jonction entre les deux moments du Déploiement (« Seynsfuge »), l’un qui cache, l’autre qui révèle. Ni les modes de manifestation ne quittent leur statut de forces, ni la tension entre fond et existence ne se résout, comme dans la Dialectique, en une unité transcendante : il y a contrepoint, et non harmonie hiérarchisée. Il y a « Fuge » (fugue), duo horizontal d’abîme et de singularisation, contrepoint de temporalité (« gleichzeitig ») au sein du même déploiement. Jamais une écriture verticale, avec un « fond » asservit à la mélodie conductrice, le « dessus ».

Sylvaine Gourdain rappelle (p. 90) certes l’origine théologique de cette manifestation fuguée de la Possibilité : il s’agit de l’émergence de la phénoménalité hors de soi de Dieu. Mais elle indique que ce Fond sur lequel la créature peut compter sans raison est non-causale. Car Dieu, en existant comme Existant, laisse son Fond être le fond où puisent les étants : il se retire en donnant du fond aux étants. Il s’en suit que l’Eternité n’est plus contraire au Mouvement, pas plus que l’estre ne l’est de la négativité. Car Dieu se retire de lui-même, et en ce sens, il y a identité entre Dieu et le Néant, en face de l’identité entre l’être et l’étant. C’est à l’usage subtil du principe d’identité (le bien est le mal, Dieu est l’homme) que ressortit l’Identité (p. 92), Union du Tréfonds et de l’Existence. Sylvaine Gourdain rappelle ce qu’elle a établi dans son premier livre : Schelling, évoquant l’Abîme, songe au nom du Dieu Vivant, תהום, le Vide. Mais pourquoi Heidegger néglige-t-il de mentionner cela ? Pourquoi, quand il présentera sa nouvelle pensée, celle de « l’estre » comme déploiement du Vide, il préfèrera le Tao à la Bible ? Heidegger, d’origine catholique, manqua-t-il l’érudition vétéro-testamentaire de Schelling et l’alternative spinoziste à l’ontothéologie ?

Mais ces questions reviennent à la question la plus aiguë : a-t-il vraiment tenu compte de l’hapax que constitue – notre auteur le souligne (p. 93) – la philosophie schellingienne de la Nature qui ciblait, dans l’opposition immanente entre matière et lumière, une véritable dualité ontologique ? Heidegger traduit celle-ci par le couple de concepts philosophiques : « Retrait » et « Dispensation ». Il sait bien que ces noms ne sont pas des métaphores, mais renvoient à des processus complexes et reprend l’idée schellingienne d’une dualité dédoublée dans l’estre même : l’obscur est éclairé par l’éclaircie, et c’est pourquoi, plus l’obscur est éclairé, plus il a la nostalgie d’une propriété d’un Soi qui s’oppose à l’éclaircie. Et que dit Schelling ? Ce qui relie la dualité entre une lourdeur se rétractant en images malades d’elles-mêmes (la gravité) et la divinité de l’Esprit dispensant son amour (la Lumière) (p. 97-98), c’est le Langage (la Parole, le Verbe, « das Wort »). Heidegger en a déduit, nous dit notre auteur, le statut ontologique de la parole (« die Sprache »). Mais ce statut vient de la Bible (דבר, « davar », parole, signifie aussi chose, événement et loi). De la lecture de ces pages, on peut décemment en conclure que si Heidegger est pressé de mentionner l’origine grecque de la métaphysique (à la fin, même Héraclite ne sera pas épargné), il n’est pas enclin à chercher l’origine biblique de « l’autre pensée », ce que Schelling avait pourtant, au milieu d’une foison d’idées exploratrices, tenté de faire.

En effet, c’est dans le contexte exégétique que Heidegger réconcilie l’être avec l’étant, dépassant la Différence ontologique par la grâce de la manifestation DE l’estre lui-même en sa tautologie, qui présente l’Unité comme telle. Le Logos est l’Eclaircie elle-même, l’unité qui réconcilie l’obscur et le lumineux. L’auteur laisse entendre (p. 99) que la quête d’un terme unique (« Logos ») pour qualifier la vie de l’estre ne vise plus, contrairement à la pensée de Schelling, l’insondable essence divine, mais le rythme du déploiement d’estre. L’Un unifie plus qu’il n’est ; l’Un joue ; il y a du Jeu dans l’estre.

Cette vision relativiste, rythmée, de la Nature, montre que l’infinité de l’univers « moderne » est plus clos sur sa subjectivité triomphante que le monde soi-disant clos d’un Aristote. Mais seul le Sans Nom (p. 100) peut, aux yeux de Heidegger, donner des noms. La référence implicite à Héraclite (auquel Schelling fut plus fidèle que Hegel) consonne avec l’interdiction de prononcer le nom de Dieu en vain, c’est-à-dire en vue du seul étant. Heidegger rabat l’opposition entre Caché et Révélé sur les facultés schellingiennes de l’esprit, l’entendement et la nostalgie, en un espace-temps qui recueille leur opposition : l’effectivité gît dans l’être en puissance comme « Sehnsucht » (conatus, Kraft, δύναμις).

Mais venons-en à ce qui est le plus intéressant, selon nous, dans l’analyse de la lecture heideggérienne respective d’Aristote et de Schelling. A savoir : moins le glissement d’une philosophie de l’être (qui se réclamait encore du « Sein ») vers une pensée du Devenir (qui reprend le « Seyn » schellingien) – que le parallèle entre la possibilité d’autodestruction concomitante à celle d’autocréation ET le Conflit entre Monde et Terre, que Heidegger développe alors dans ses écrits sur l’Art. En effet :
– le Fonds de l’estre est ce « Reste » biblique repris par Schelling et transformé par Heidegger en un « Bleibendes » qui « est » le Même (das Selbe) ; il peut venir renverser l’ordre des choses du fait de son ambiguïté foncière de pouvoir un non-pouvoir ;
– la Fermeture secrète de la Terre est ce fonds de l’étant qui reste inassimilable au monde humain bâti sur des décisions déterminées par la transparence de la phénoménalité.

Un autre rapport du monde à la Terre puise à cette « métaphysique de la Nature » schellingienne de nouvelles exigences de comportement – une éthique consciente de l’im-possible. Heidegger qui, en plus de son cours sur Schelling, médite d’une part sur l’Art et d’autre part sur l’Ereignis, suggère cette analogie : l’occultation du déploiement d’estre est à son éclaircie ce que la Terre est au monde humain. Résumons cette analogie :
Verbergung (Occultation) Erde (Terre)
– – – – – – – – – – – – – – – – – – – – = – – – – – – – – – – –
Lichtung (Eclaircie) Welt (Monde)

A première lecture, cette analogie nous a semblé incongrue, puisque l’opposition entre l’occultation qui refuse et l’éclaircie qui dispense, sont les deux temps du même Rythme de l’estre, tandis que le contraste entre le secret propre à la Terre et l’ouverture propre au Monde est interne au royaume de l’étant. Cette différence n’est pas ontologique, car elle est calée sur la différence ontique entre le Sacré et le Profane. Heidegger a découvert cette différence en commentant Hölderlin, tension interne entre l’étant mortel et les forces immortelles de l’étant naturel, qui n’est ni « utile » (« zuhanden ») ni « disponible » (« vorhanden »), mais pourvu d’une présence spéciale.

Mais si l’auteur passe outre cette différence entre la Différence ontologique (LA Différence !) entre être / étant – et la distinction entre sacré et profane, dualité qui induit celle de la pensée et de la poésie, de l’art et de l’artisanat, etc.), c’est justement parce qu’elle montre que Heidegger est en même temps explicitement sorti du transcendantal, et implicitement de la différence ontologique. Dans cette mesure, l’analogie qui court dans tout le livre permet justement d’étayer l’hypothèse d’une éthique enfin ouverte au respect de la Terre grâce au renoncement à une volonté de transparence niant tout mystère. La Terre allégorise vers l’être, et le Monde vers l’estre.

De même, on comprend pourquoi (p. 101) Schelling, aux yeux de Heidegger, vaccine de la tentation hégélienne de tirer Héraclite vers la Dialectique. Contre la conciliation hiérarchique du conflit entre émergence du phénomène (existence) et son maintien (insistance), Schelling décrit l’effort tragique du phénomène pour se renforcer en puisant au Tréfonds de l’estre. Car le tragique invalide la hiérarchie, et l’amour déboute la nécessité logique. Sylvain Gourdain s’engage ici dans une polémique sur la place de l’amour dans la philosophie de Heidegger. Elle l’a développée dans son premier ouvrage et la confirme ici :

Seule une parole enracinée dans l’élément de l’amour pourra permettre aux étants – choses, animaux, hommes – d’acquérir leur être propre. Dans la pensée tardive de Heidegger, la véritable « maison de l’estre » sera non pas tant le langage ou la parole que l’amour, en un sens à la fois proche du « laisser-être » et du « lâcher-prise » comme Gelassenheit. (p. 103)

Renvoyant (p. 103) à Emmanuel Cattin, elle range explicitement Heidegger et Schelling dans la lignée de Jean Eckhart et, faut-il l’ajouter, d’une « fine amor » mystique se distinguant de la tradition platonicienne et chrétienne, qui lie l’amour à la chair. L’esprit ne veut pas être scission, conflit, mais unité éclairant la scission qui pourtant origine le lien amoureux. L’amour est en effet diaphane à l’auto-séparation de Dieu, qui se veut lui-même (mag) parce qu’il aime le Créé (liebt). L’auteur prend soin de distinguer le « Gegensatz », mouvement contrasté interpellant l’amour, du « Widerspruch », démarche oppositionnelle qui n’isole les séparés que pour les inféoder à un élément transcendantal commun.

Certes (p. 104), si Schelling juge le libre-arbitre humain capable de choisir le maintien en Dieu malgré l’individuation, Heidegger voit toute phénoménalité lutter contre le Voilement du Tréfonds Ce n’est que plus tard qu’il substituera l’amour à un contexte de conflit. Mais le recours à la « Minne » est ici en germe. Cela viendra, note Sylvaine Gourdain (p. 107-108), de son futur rejet du concept de volonté (quoique celui de Schelling soit aux antipodes d’une puissance voulant pour elle-même, et finalement se rapproche davantage du « will » ancien, le Désir, le Mögen). Plus tard, Heidegger escamotera ces échafaudages de sa propre pensée…

(p. 111) chapitre III. LE POUVOIR DU BIEN ET DU MAL ET LA DIS-JONCTION DU TOUT

Mais pour sortir du transcendantal (p. 111), il faut paradoxalement chercher les conditions de possibilités de l’existence du mal (non de son concept). Schelling renoue avec la tradition biblique, qui refuse de nier l’être au mal en le traitant comme simple privation – chose que fait la métaphysique depuis Platon. Ainsi s’élargit le concept de liberté : le vouloir de l’esprit est pouvoir pour le bien comme pour le mal. C’est le pouvoir de la dissension du vouloir, disharmonie positive qui ne se manifeste le plus clairement en l’homme que parce qu’il habite le lien de l’estre et que son Unité s’élève en lui en augmentant l’opposition entre le fond indifférencié et l’existant individuel. En lui, le logos se sépare du Logos du Tout.

Sylvaine Gourdain souligne l’insistance heideggérienne sur cette possibilité du Mal comme pouvoir de se séparer de tout, « comme si, pour Heidegger, il ne pouvait pas y avoir de pouvoir (Können) du Bien » (p. 115). Mais pour Schelling déjà, être un esprit inclinait au glissement (Verkehrung), volte-face de la volonté contre le déploiement de l’estre comme tel. C’est pourquoi « Dieu » devient chez les fanatiques le nom d’un Fond qui prend toute la place en refusant la Jointure du Tout au sein du Dasein : ils figent la lumière et interdisent la musique.

Ainsi (p. 117), l’Histoire commence avec le Mal, et celui-ci avec le pouvoir de manipuler les contraires. Le principe d’individuation devenu conscient de lui-même se fait unité en soi divisée, entre deux possibilités, selon un penchant qui se décline en penchant pour le bien ET en penchant pour le mal. Mais le penchant, par lui-même, du fait qu’il crée une division, penche d’ores et déjà pour le Fonds chaotique, conformément à l’angoisse vitale, qui replie le Dasein (le vocable est de Schelling) sur lui-même sans lui permettre d’accueillir Dieu qui pourtant s’y révèle.

Ainsi, Sylvaine Gourdain montre qu’avec Schelling, nous ne retrouvons pas seulement les concepts bibliques, mais (p. 121 à 123) la δύναμις μετὰ λόγου d’Aristote – ce qui permet une sorte de sécularisation du péché originel. Heidegger voit en effet, dans le glissement du « et » qui unit, au « et » qui sépare, l’origine de la pensée oppositionnelle qui sous-tend l’hybris humaine. Schelling montrait déjà qu’en mimant la Division Créatrice, la liberté est d’ores et déjà exposition au Mal : le Fond est le Grand Attracteur, car il offre d’emblée la jonction entre le possible et sa réalisation.

C’est pourquoi toute décision humaine l’est pour le bien ET le mal (zwiegerichtet und zwiespältig). On voit comment Heidegger pose là – et contre Schelling, qui adhère encore au libre-arbitre malgré son spinozisme – sa future critique de la volonté. Car celle-ci est déjà un pouvoir (Vermögen) qui traduit un Mögen, un désir – « Sehnsucht » – et ce désir, en tant qu’incluant l’autoinsistance (Selbstigkeit), est désir du mal (p. 124). Heidegger déplace ainsi l’authenticité du Projet vers l’Instant, ce point de l’historialité la plus aiguë, dans la mobilité de l’estre et la flexibilité du sens de l’Histoire :

Or, si être libre, pour l’homme, signifie s’engager dans la nécessité de son être propre, alors cela implique, effectivement, de s’engager non dans une direction établie, mais pour la mobilité, pour la dynamique, autrement dit pour le bien et le mal. (p. 125)

Pour Schelling, le bien doit avoir assumé le mal afin de le surmonter. Ce n’est pas de la dialectique, puisque le rythme reste binaire, et non ternaire. C’est seulement l’application du principe d’identité « revisité » qui fait du « est » le principe d’un déploiement binaire, de lumière et d’ombre. L’éthique est d’effacer la distinction morale traditionnelle entre le bien et le mal comme moteurs de valeurs, en montrant que là n’est pas la voie éthique – celle-ci commandant de savoir d’une part que le mal radical se manifeste dans le logos humain et d’autre part que l’origine du phénoménal est une occultation irréductible.

Toutefois (p. 128 à 133), le refus d’une nécessité métaphysique du mal (comme effectivité), que Sylvaine Gourdain soutient contre Heidegger, au profit d’une simple nécessité de possibilité du mal, s’appuie bien sur une fidélité à Schelling, fidélité qui est théologique : Dieu ne peut supprimer le Tréfonds qui, en Lui, veut être laissé être. Et si Dieu le laisse exister, l’homme, qui « est » Dieu – qui lui appartient en toute autonomie – peut soit faire exister le mal, en insistant sur sa propre attraction pour le fond obscur, que faire exister une force de résistance à l’attraction pour le fond. Et ainsi amener l’éclaircie.

*

DEUXIEME PARTIE (p. 135 à 211)
LE RENVERSEMENT DU TRANSCENDANTAL DANS LE SILLAGE DE SCHELLING

Le but de ce développement et de révéler les résonances schellingiennes contrapunctiques entre Fond et Existence en invoquant la dualité heideggérienne entre Terre et Monde, analogie du couple entre Dissimulation (« Verbergung ») et Dévoilement (« Lichtung »). Cette analogie, nous l’avons vu, est l’un des deux foyers de l’ellipse démonstrative de Sylvaine Gourdain, l’autre étant l’origine schellingienne de l’Ereignis, thèse intéressante mais moins originale pour son propos, l’ethos. Le couple Terre-Monde étant mis à jour dans la conférence qui porte sur l’art, contemporaine du cours sur Schelling, il est nécessaire de s’y reporter pour comprendre de quoi il s’agit. Ce qui fait que le titre du livre cache un tiroir secret : l’importance de l’esthétique dans le projet moral. Pour aller dans le sens de Sylvaine Gourdain, ajoutons que si Heidegger rejette le terme d’esthétique pour parler de la vérité de l’art, c’est qu’elle s’inféodée depuis Kant à l’imagination transcendantale, cette « force » de représentation (Einbildungskraft). Or tout son effort est justement de libérer la possibilité de la force, ou plus précisément d’interpréter le « können » comme un mögen, ce qui suppose qu’on libère les vues sur l’art de toute dépendance non seulement envers la connaissance (Kant l’a fait) mais envers la représentation d’un sujet qui se sert de son monde pour dominer la terre.

(p. 137) chapitre I : LES ECHOS SCHELLINGIENS DANS DER URSPRUNG DES KUNSTWERKES (1936)

La Terre (p. 140) appartient au phénomène, mais, quoique n’étant pas la même chose que le Retrait du Fond, elle lui est comparable, si on la confronte au règne du Monde humain, dont le principe est l’Ouvert et la mise explicite en relation. Mais la Terre, ainsi considérée comme « der tragende Grund » (le « fonds » porteur, l’entité foncière, le sol), révèle paradoxalement force non-apparente (là commence ce que Heidegger appellera plus tard une « phénoménologie de l’inapparent »). Et cela, davantage par sa puissance d’abriter que par sa résistance. L’homme se confie donc à la Terre comme il confie un secret à un mot. Nous abordons ici une spécificité de la pensée de Heidegger, qui place la patrie, la « Heimat », dans la Parole, la « Sprache », et même dans le dicton, le pro-verbe annonçant le destin (« Spruch »). Bref : la vérité étant événement, parler en est la face humaine, celle du monde qui fait apparaître la Terre. Certes (p. 143), « la terre désigne le mouvement de retrait dans la manifestation qui est propre à la matérialité, lorsque celle-ci est laissée se déployer comme telle » (p. 143). Mais la matérialité de la Terre résonne dans les signes humains ; elle est configurée par l’œuvre, cette « chose » qui corrige la réduction du matériel à l’outil. Le Temple ne manifeste la Terre que dans l’orbe du monde grec :

Mais la Terre ne se refuse qu’en tant qu’elle est éclairée ou se manifeste, elle ne représente pas le non-phénoménal par opposition au phénoménal, mais bien plutôt ce qui, au cœur de la phénoménalité, empêche toute transparence, autrement dit, elle indique un retrait phénoménal. (p. 145)

Le Monde (p. 146) désigne l’ordonnance d’un sens humain, et quoique n’étant pas la même chose que l’Existence, il figure l’être de l’étant face à l’Abîme. La lutte incessante entre Monde et Terre que préserve l’œuvre d’art n’est certes pas LA lutte menaçante propre à l’intimité de l’estre – mais elle la figure. Le litige entre Terre et Monde, qui vibre dans toute œuvre d’art, est de l’ordre de la coappartenance du divers au sein de l’étant, mais il présente la tension entre apparition et inapparence comme un conflit problématique (cf. p. 149).

L’art est donc (p. 152) la sortie vivante hors du transcendantal : car il paraît et sa transparence même est apparition. Or il ne peut y avoir de conditions de possibilité à ce dont l’essence est d’advenir. L’art est donc la Figure même de l’Evénement, du « Geschehnis » qu’est l’appropriation de la vérité de l’estre. Il met la vérité en œuvre, « énergie » du dévoilement : Heidegger transcrit Unverborgenheit par ἀλήθεια. Il montre dans le même phénomène la double dissimulation : du Fond qui résiste à l’Ouvert – et de l’étant dissimulé (la Terre) par l’étant révélé (le Monde). L’œuvre est à la fois fenêtre et écran de l’occultation.

C’est pourquoi aussi (p. 160) l’instauration de la vérité par l’art est une manière de faire surgir l’étant qui signale le déploiement d’estre : le concept de création est rejeté par Heidegger au profit d’une phénoménalisation, accessibilité aux deux dimensions de l’étant, la mortelle et l’immortelle. Cette instauration est diaphane au litige originaire entre éclaircie et dissimulation : la vérité a besoin de supporters (« Träger ») et l’œuvre est le « Stand » où se joue la bataille entre « fermé » et « ouvert ». Plus exactement (p. 162) – et cela règle le différend entre le semblable (l’analogique) et le même (l’un) – : le litige ontologique entre occultation et ouverture s’instaure dans le litige ontique entre terre et monde, litige dont l’art est l’institution (Stiftung). Ce miracle advient dans la forme, le trait (« Gestalt »). Plus loin (p. 224), l’importance de la Figure comme site dynamique entre provenance et destination, conjonction de retrait et d’ouverture (p. 226), renvoie au rapport entre privation et révélation.

(p. 169) chapitre II. LE DEPLACEMENT DE L’ÊTRE A L’EREIGNIS : DES CONDITIONS DE POSSIBILITE AU FOND DE POSSIBILITE

Mais revenons à la philosophie pure. La démarche phénoménologique et herméneutique (p. 172) que représente l’abandon du transcendantal dans les années 1930 dépasse l’échec de l’ontologie fondamentale, qui manquait le Lien entre être et être-là, entre « Sein » et « Dasein ». Pour cela, il faut prendre en compte l’identité de l’être, qui n’est pas l’être de l’étant, mais la Vérité. Et la vérité est l’Ouvert reliant les modes d’être :

L’advenir de la phénoménalité depuis la non-occultation a lieu comme un événement d’appropriation-désappropriation se jouant entre plusieurs composantes, parmi lesquelles l’homme reçoit un rôle capital – et pourtant non transcendantal. (p. 173)

Ce passage (p. 177) du concept plein de l’Être à un concept relativiste comporte un risque d’aporie, comme si l’être « était » le néant. Mais ce manque d’être de l’estre fait que ce qui est « est à » nous : le déploiement d’être est l’Histoire même de l’Avoir à être. L’être n’est pas système, mais contrepoint. Nous trouvons ainsi sous la plume de notre auteur une excellente analyse du terme affectionné par Heidegger : « die Fuge » et du radical « fug- » qui indique la jonction et qui concurrence le « système ». C’est l’instant (p. 182) qui rassemble les pôles antithétiques. Il est le site de l’appropriation du Même Rythme de l’estre sous différents modes se joignant en un seul événement, une « mélodie » chaque fois différente – une manière (eine Weise, ein Wie).

Nous pensons qu’il aurait été bon de parler ici de l’innovation théologique portée par Schelling, et à laquelle Heidegger, déjà passé du catholicisme romain à la Réforme, et désormais détaché du christianisme même, écoute avec attention et traduit à sa mode. L’articulation du Tout, disait Schelling, est au centre de chacun – d’où la pieuse citation de citation faite par Schelling, de l’Apôtre Jean cité par Spinoza en exergue de son Traité Théologique et Politique : « nous savons que nous sommes en Dieu et que Dieu est en nous ». Dieu comme Caché, Dieu comme révélé, Dieu comme joignant les deux faces de sa propre nature relative. Telle était la théologie de Schelling, et Heidegger l’écoute, y puisant la certitude que parler du divin peut fuir l’ontothéologie, en sauvant à la fois la spécificité du sacré (libéré de la scolastique) – et la pertinence d’Aristote (libéré du christianisme). Certes, il est également en train de lire Nietzsche et, il faut l’avouer, de baigner dans l’hostilité à la religion qui caractérise ce mélange d’athéisme et de paganisme que promeut l’idéologie nazie. Mais il lutte aussi contre cette tendance (son jugement sur Nietzsche est sans appel : la volonté de puissance porte à son comble l’aveuglement à l’estre). Et il ne lit pas Hölderlin en païen (il s’insurge contre cette récupération étatique de Hölderlin par les Jeunesses Hitlériennes). Enfin, comme Sylvaine Gourdain le rappelle, il est presque obsédé par l’attente d’une nouvelle forme de divin. Par conséquent, le parallèle entre une prise en compte enfin sérieuse de la Réforme, qui sortait de l’ontothéologie, et l’écoute attentive de Schelling, qui montre la sortie hors du transcendantal (notamment avec son « intuition intellectuelle ») – ce parallèle aurait été intéressant. En le couplant avec le souffle hölderlinien, ce parallèle aurait peut-être expliqué pourquoi Heidegger se tient loin du dieu chrétien – mais aussi pourquoi il freine des quatre fers avant d’en assumer la conséquence, que Schelling avait déjà acceptée. A savoir : de même qu’il faut remonter en-deçà de Platon vers Parménide et Héraclite, de même il faut revenir au texte biblique – sans toutefois adhérer à la représentation de Dieu qui, de siècle en siècle, a fini par remplacer le « vieux Dit » lui-même.
Or Heidegger voit très bien que le « Dieu » de Schelling est plus « vrai », justement parce qu’il ne sert aucune certitude (p. 184) : ainsi pensé, il suscite le questionnement. Il le traduit ainsi : la révélation de l’abîme de l’être produit ce saut dans l’inconnu qui confronte à l’Imprévisible. Heidegger abandonne ainsi, grâce à Schelling, sa propre ontologie fondamentale, à savoir : celle d’un Dasein s’auto-fondant authentiquement en passant de l’étant à la vérité de l’Être. Car désormais, la Présence (Anwesenheit) est première, il n’y a plus de sujet « au bon sens du terme ». Et l’étant – grâce à l’Art qui joint concrètement le Caché à l’Ouvert – est la présentation, non la représentation, de la Présence, sa « production » au sens où l’on dit qu’un acteur se produit sur une scène. Et cela explique pourquoi on aime (ou on n’aime pas) les œuvres d’art. Car le « Seinkönnen », le pouvoir-être, glisse d’un Vouloir interprété comme Amour, vers les possibilités incluses dans le bien-vouloir. Ce qu’apprend l’œuvre, c’est que bien-aimer l’étant dans son déploiement, c’est là vraiment pouvoir, et que pouvoir n’est pas avoir la force, mais le désir qui conforte l’étant non seulement dans son « être », mais dans son déploiement : « mögen ».

Schelling apprend ainsi à Heidegger (p. 189 à 192) à refuser de considérer l’être comme simple condition de possibilité de l’étant, donc à délivrer la différence ontologique du principe de causalité et des formes a priori que peut prendre la possibilisation. L’homme est le « là » de l’être de manière historiale, au sens d’un « fond de possibilité » (« Grund der Möglichkeit »). Fidèle à la préséance de l’avenir sur le passé, projet et être possible priment sur toute structure a priori : « là » n’est pas « ici », et peut même fuir au loin, « là-bas » (« weg »). Notre auteur insiste sur cette mutation du jeu de concepts qui se fait jour grâce à cette écoute de Schelling. Car si Être et Temps gardait un attachement au transcendantal, du fait de la Phénoménologie, c’était du fait du choix exclusif du Temps pour cibler les existentiaux. Or, dans les Contributions à la Philosophie, Heidegger prend au sérieux le « da » du « Dasein » comme spatialité conjointe à sa temporalité. En redonnant à l’espace son volume ontologique, si l’on peut dire, Heidegger remet l’Histoire sur Terre :

Ainsi, le Da-sein, comme espace-temps historial, n’est pas un fondement causal, mais un sol, et un sol seulement possible, qui inclut en soi une possible impossibilité : le Da-sein peut rester Weg-sein. (p. 192)

Cet éclatement des « formes de la sensibilité » hors de leur cadre transcendantal kantien :
1) cesse de figer l’étant dans des déterminations a priori ;
2) relie l’étant au fond ontologique qui éclaire l’existence humaine : son espace de possibilité.
Le là de l’être humain, enfin écouté comme tel, par sa possibilité de recevoir l’avènement de la vérité, rejette le possible transcendantal qui, depuis Kant, avait conditionné non seulement le champ cognitif, mais le champ éthique, en « ratant » le champ esthétique qui aurait pu sortir le regard sur l’art de la doctrine transcendantale de l’imagination. Le repère démonstratif du livre – la réhabilitation du statut ontologique de la Nature face à l’Histoire et de la Terre face au Monde – est conforté par la levée de la censure que Heidegger s’était imposée à lui-même, à savoir : ne pas écouter le sens spatial de « da » dans « Dasein ». La levée de ladite censure s’est produite en lui grâce à sa découverte de la vérité dont témoigne l’art : le dévoilement abritant, l’abri fourni à un étant spécial, qui témoigne du déploiement d’être, en-deçà de l’analyse existentiale elle-même, ultime rejeton du transcendantal – c’est du moins ce qui travaille Heidegger à cette époque, d’où cette auto-interprétation inquiète qu’on entend surtout dans le cours suivant sur Schelling, en 1941.

Heidegger plaide donc contre lui-même pour une existence désormais définie sans transcendantalité, qu’il rendra désormais par Da-sein, pour le différencier du Dasein d’Être et Temps. « Da-sein », cela signifie : « être le là ». Traduction française un peu lourde, mais proposée par Heidegger lui-même, et qui rend compte de la nécessité, pour sortir du transcendantal, de suspendre le privilège du temps afin de recevoir la place de … la place ! Donner de l’espace à l’espace serait donc la version heideggérienne de la critique de la métaphysique, dont Kant ajoutait que son dogmatisme, qui ne jure que par le pouvoir incritiqué de connaître, la « raison », était la véritable source de l’attitude éthico-sceptique – refus de la morale tout aussi dogmatique que la métaphysique elle-même. Sylvaine Gourdain a trouvé la cheville ouvrière de la critique heideggérienne de la métaphysique : la « destruction » du transcendantal. Elle aurait pu montrer que ce projet, loin de l’éloigner de Kant, en reprenait l’intention d’origine, qui était de montrer le rapport entre l’imagination et l’être lui-même et de réfuter l’inféodation de l’existence aux facultés de connaître.

(p. 193) chapitre III. LA NOUVELLE FONDATION : L’EREIGNIS, EVENEMENT DE POSSIBILISATION-IMPOSSIBILISATION

Cependant, notre auteur a raison d’insister – et l’on peut dire que ses deux livres constituent une véritable découverte scientifique – sur le fait que c’est de Schelling, non de Kant, (p. 193) que Heidegger a compris que le fondement du « réel » est litigieux, litige qui ne repose pas sur la pensée mais sur le déploiement d’être. Car l’Un se déploie de manière litigieuse, ou, pour parler en termes classiques, l’Absolu advient en tant que Relativité. C’est pourquoi le dévoilement l’est d’abord du voilement, ce qui suppose de montrer le voilement, non de le supprimer. C’est pourquoi aussi (p. 194) l’auteur prend parti pour le sens événementiel du terme d’Ereignis : l’appropriation de la vérité de l’estre est un événement, un événement historique ; mieux, l’Histoire n’est pas autre chose que celle des modes d’avènement de l’être en tant qu’estre.

Dans ce contexte (p. 196), elle continue son parallèle entre la tâche philosophique, qui est de montrer la solidarité antithétique (Gegensatz) entre voilement et dévoilement – et la tâche esthétique, qui consiste à faire vivre, dans l’œuvre, au litige entre monde et terre. C’est quand cessent en même temps la dissimulation du fait que la vérité est cachée au sein de son dévoilement même, ET la dissimulation du conflit entre terre et monde – que la vérité devient révélation (vérité DE l’estre). On passe d’un sens faible d’Ereignis (mode implicite et occulte de rapport à l’être) à un sens fort : révélation de cette occultation en tant que telle. Cette révélation consiste en ce savoir qu’occultation et révélation « sont » le Même, ce Même qui ouvre et ferme à la fois l’accès au déploiement d’estre. En sa fugue, une portée éclaire, tandis que l’autre assombrit, sans que l’une prime sur l’autre, comme dans une Invention de Bach. Tel est le mode de l’événement, sa « mélodie » (Weise). Notre auteur, qui analyse si finement le terme heideggérien de « Fuge » (qui, en fait, traduit le Logos d’Héraclite !) aurait pu indiquer la manière subversive de Heidegger, de sortir de tout système des beaux-arts. Car, de même que le temps et l’espace ne sont plus des formes transcendantales « a priori », de même la distinction entre les arts du temps (musique, poésie) et arts de l’espace (architecture, dessin et peinture) devient obsolète. « Ce qui se passe » dans l’art est toujours la même chose : une sorte de « ronde », de danse (Kreis) où le rythme correspond à une manière d’évoluer dans l’espace, et le dessin à un trait rythmé. Nous y reviendrons plus tard.

Mais l’essentiel est d’avoir insisté sur la précession de l’événement sur toute forme de prévision, et du mystère de ce qui advient sur la certitude du connu. « Ereignis » signifie que le déploiement d’estre est paradoxal : il advient en se dissimulant et/ou se dissimule en advenant. Quand cela est connu (p. 198), l’Ereignis est avènement de l’Abgrund : le fond abyssal s’ouvre infiniment, rendant opaque la phénoménalité au moment même de sa possibilisation. Jamais le « fondement en raison » ne met fin à l’Abîme, et le croire n’est que le symptôme de la plus grande des occultations. S’il n’y avait que le jour, comment connaîtrions-nous le Ciel ? La découverte faite, grâce à l’art, du litige ontique entre monde et terre (p. 200), s’élargit à l’ontologie : maintenir la Terre dans le Caché, grâce à la mise en avant de tel étant singulier – le « bel » étant (schön), l’étant préservé (geschont) – devient caution d’une autre vérité humaine, celle de l’indépendance du Monde à l’égard du « Gestell », ce réseau technologique mondial qui a déclaré la guerre à la Terre, et face auquel le barrage essentiel est le savoir que l’être est en l’homme.

Mais cela suppose que l’essence de la vérité soit enfin libérée de son identité avec la pensée (p. 201) – ce qui explique que la vérité « nous arrive ». En ce sens, si l’essence de la vérité comme Déploiement (Wesung) est dévoilement du voilement, son essence en tant qu’essentialité (Wesentlichkeit) est la cachette du caché, l’expérience de l’énigme (Rätsel). Heidegger célèbre les retrouvailles avec l’Essence (οὐσία indique aussi la propriété, « das Eigene », l’objet d’appropriation d’une vérité propre à une singularité). Sylvaine Gourdain rappelle (p. 203) que cette place de la quête pudique d’une fondation dans le Caché est précisément le travail de la Liberté, à savoir une possibilisation de l’essence impliquant une impossibilisation concomitante :

Pour que la vérité advienne, il faut qu’elle enracine l’homme dans le Da-sein, et que l’homme, en réponse, prenne en charge son existence depuis le Da-sein en reconnaissant l’occultation dont il provient et qui continue de le marquer, donc en recherchant-la-fondation (ergründen) de la vérité de l’estre. … Cela signifie que l’homme doit accepter son impuissance à fonder et laisse la vérité elle-même se déployer comme fond-abyssal. » (p. 205)

L’acceptation (p. 210) de ne pas pouvoir ne pas être, de ne pas pouvoir ne pas être libre, et enfin de ne pas pouvoir garder l’être de ce qu’on n’a pas choisi, constituent les figures d’un Même, que Heidegger n’hésite pas à assimiler au Néant, à la suite de l’« un– » de l’Ungrund de Schelling (p. 207). L’Abgrund de Heidegger correspond à un Courant alternatif qui suppose de hausser la Négativité au plus haut. Leçon d’humilité. Pour Schelling, l’homme qui s’attribue sa propre origine s’auto-fonde et glisse dans l’image d’un dieu inversé (« umgekehrter Gott ») – comble d’inauthenticité, volonté excessive du « propre ». Autocritique de Heidegger : à force de se vouloir authentique, l’être-là devenait l’être-qui-a-fui-loin-de-là (Weg-sein), auteur de sa propre vérité, certitude masquant l’exposition à l’obscurité où s’enracine notre existence. Il faut donc (p. 206) une nouvelle forme d’Eigentlichkeit, d’authenticité, actée par la réception de la vérité de l’être – son Déploiement ambigu. L’ethos requiert l’acceptation, par « l’être-le-là », de « cela ».

La suite de la recension est consultable à cette adresse.

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