Dans la filiation de penseurs comme Alain Badiou, et surtout de Quentin Meillassoux, les réalistes spéculatifs auxquels se rattache Graham Harman1 entendent reconstruire une métaphysique sur des bases qui ne sont ni celles des métaphysiques analytiques, ni celles de la tradition française. La pierre de touche du réalisme spéculatif est le dépassement de ce que Harman appelle la problématique de l’accès, et Meillassoux le « corrélationnisme », pour replacer directement la pensée dans les choses elles-mêmes – indépendamment de la façon dont celles-ci sont reçues, perçues, rencontrées. Le monde était là avant moi, avant l’humain, et ce n’était pas un monde inerte et plat. L’enjeu d’une métaphysique post-phénoménologique est en quelque sorte de penser les choses « sans la pensée qu’on en a ».
Un tel programme, pour Harman, implique une nouvelle pensée de l’objet. La catégorie de l’objet (ou de la chose, ici assimilée) reste une catégorie indispensable pour interroger le réel. Non seulement on explicite bien « quelque chose » du réel en y découpant des objets, mais le réel est même impensable sans cette découpe. Ainsi, on ne peut certes pas, pour l’auteur, dissoudre les objets, mais on ne peut pas non plus les considérer indépendamment des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres.
Les meilleures percées en direction d’une pensée respectant ces deux critères se trouvent dans les philosophies de Husserl – pour la caractérisation de l’objet même, dans son rapport à son apparition, à ses qualités sensuelles et réelles – et de Heidegger – pour sa conception de l’ustensilité d’abord, pour son élaboration du Quadriparti comme dimensionnalité du déploiement de la vérité de l’être.
Un nouveau Quadriparti
Heidegger propose on le sait une pensée de l’ustensile. Celui-ci relève d’une part du sous-la-main, de ce que Derrida appellera le prothétique, de ce qui est dépassé dans la mise en œuvre d’un projet. Cependant, l’objet-outil n’est précisément pas pour Heidegger une simple prolongation de l’action, dont seule une pragmatique permettrait de proposer une phénoménologie. Cet objet-outil en effet s’extériorise on le sait dès le moment où ce qui le rattache à la structure de significativité du monde se rompt. Il y a, en d’autres termes, toujours de la choséité dans l’objet : l’outil manifeste dans la façon même dont il est dépassable et dépassé dans la mondanéisation, une noire et close intériorité à rebours du monde – intériorité manifestée en cela que l’objet outil peut agir, que son oubli dans la structure-monde n’efface pas sa consistance propre par laquelle il peut être outil. 2
Harman repère donc de façon très pertinente dans l’œuvre heideggérienne la continuité de la thématique de l’outil et de celle de la chose, de la chose (articulée entre terre et monde) à la structure quadripartite selon laquelle elle se déploie. Le dépassement, dans la pensée heideggérienne, de l’analytique du Dasein vers une cosmologie, puis vers une exposition de la dimensionnalité selon laquelle se déploie la Vérité de l’Être (Ereignis), est dès le début guidé c par la question de l’ustensilité – celle-ci étant précisément le point où le Dasein devient définitivement incommensurable à toute forme de subjectivité transcendantale, et où le projet d’ontologie fondamentale se déprend de son inscription phénoménologique – avant de se dépasser à son tour dans la pensée de l’histoire de la métaphysique puis dans celle de la Vérité ou de la Topologie de l’Être qui entendent méditer plus profondément cette hétéronomie.
C’est alors un chemin semblable que suit Graham Harman. Il s’agit pour lui de comprendre comment la conscience humaine creuse à travers une couche intermédiaire de réalité, pas plus au fait des objets plus grands que des outils qui se dérobent à elle. Certes, cette inscription ne se comprend pas par le développement d’une pensée du monde, mais par un renouvellement de la pensée de l’objet. Si la méthode de Heidegger, dévoilant une dimensionnalité, est suivie, la structure quadripartite est projetée à l’intérieur des objets, appréhendée comme un jeu de miroirs entre les objets.
Il faut ainsi pour penser l’objet, comprendre comment se lient quatre pôles : l’objet réel d’une part, l’objet sensuel ensuite, les qualités réelles de l’objet, ses qualités sensuelles enfin. L’objet apparaît en effet d’une certaine façon. Son apparition est un phénomène, mais ce phénomène agrège des qualités par lesquelles il paraît, fusionnées – pour reprendre le terme husserlien – en un pôle objectif, mais détachables de lui et descriptibles hors de lui (c’est précisément parce qu’elles ne sont pas intrinsèquement liées à cette apparition-là qu’elles permettent de la qualifier). À travers cette apparition par ailleurs, c’est bien un objet réel qui est visé – cet objet à son tour est déterminable. Il possède des qualités réelles, qui ne sont plus celles de son apparition, mais qui sont lisibles et déterminables à travers son apparition. L’auteur se réfère ici encore à une thématique husserlienne, celle de l’eidos, qui est en quelque sorte transposée. En tant qu’il est un objet de tel type, l’objet réel possède un certain nombre de qualités réelles, mais ces qualités ne peuvent être dé-corrélées des qualités sensuelles à travers lesquelles se profile l’apparition, l’objet sensuel. Pour autant, il ne s’agit pas ici de déterminer une corrélation a priori – mais bien de comprendre les pôles comme des dimensions travaillées par des tensions, et qui n’insistent qu’au sein de ces tensions. 3
Ces quatre pôles constituent ainsi une structure quadripartite qui permet de dé-phénoménologiser (ou d’hyper-phénoménologiser) l’objet sensuel en dégageant la pensée de l’objet de la seule rencontre de ce pôle apparaissant. La sensorialité (ou ce qui vient après elle) dès lors n’appartient plus seulement à l’objet tel que nous le percevons, mais à l’objet en général, tel qu’il est lié aux autres objets et les rencontre. La question, précise l’auteur, est ici tout autant de savoir comment l’objet réel est en contact avec les qualités sensuelles par lesquelles il apparaît que de comprendre comment ces qualités lui permettent de rencontrer d’autres objets. Ainsi, écrit Harman, le cosmos n’a peut-être pas de fond – pas de substrat ultime qui rende compte de la consistance de tout ce qui est – mais il a une surface. Les choses ne sont qu’en tant qu’elles se touchent, communiquent, se rencontrent, sont « les unes pour les autres », chaque relation engendrant immédiatement un nouvel objet. D’une certaine façon, il n’y a d’objet que « pour » un autre objet.
En fin de compte, « La question est de savoir si la différence évidente entre humains et non-humains mérite qu’on en fasse une faille ontologique fondamentale. » 4 La relation que nous avons aux objets par notre perception est un certain type de relation (ce qu’affirmait déjà Whitehead) : c’est parce que deux objets concrets, l’un étant moi, sont en relation, que je perçois un objet. Pour autant bien sûr, il ne faut pas faire abstraction de ma relation perceptive aux objets : c’est-à-partir de traits descriptifs que je peux élaborer à partir d’elle qu’une pensée des objets comme tels est possible. Ma relation perceptive est un exemple de relation. Il ne s’agit certes pas de prêter aux objets des perceptions ou des sentiments, mais de considérer qu’il doit y avoir une forme de commensurabilité entre la relation complexe qu’est la perception et les autres types de relations. De cette façon
« Le modèle de base d’une philosophie centrée sur l’objet est maintenant sous les yeux du lecteur. Il y a deux genres d’objets (réel et sensuel) et deux genres de qualités (également réel et sensuel). Ces quatre pôles de réalité ne sont pas isolés, mais toujours enfermés dans un conflit qui connaît diverses permutations. Parmi elles, il y en a quatre qui impliquent une tension spéciale entre un pôle objet et un pôle qualité, et on les a appelées temps, espace, essence et eidos. » 5
Tout le problème est alors de caractériser les modalités selon lesquelles les objets sont « passibles » les uns des autres. Sans entrer dans le détail de ce nouveau Quadriparti – on ne peut que renvoyer à l’ouvrage pour ce développement très technique –, notons que l’interpassibilité des objets se manifeste d’abord par les quatre tensions citées – chaque tension exprime le nouage problématique de deux dimensions –, trois radiations et trois jonctions. Cette combinatoire, volontairement calquée, jusqu’en sa terminologie (il y est question de couleurs), sur la physique des particules, et plus précisément sans doute sur la théorie des cordes, entend proposer une matrice, certes abstraite, dont la fécondité se vérifiera par ce qu’elle révélera – par ce qu’elle permettra d’anticiper, de la même façon que la théorie physique permet de prédire l’existence d’une particule avant que celle-ci ne soit prouvée par l’expérience.
Le transcendantal, le spéculatif et la structure
S’interroger sur les objets, sur le nouage et les relations entre les pôles des objets, entre les objets eux-mêmes, n’est ici qu’une dimension du projet.
Il s’agit aussi de se demander « ce qu’on dit en disant ce qu’on dit des objets », de s’interroger sur le statut du type de discours déployé par une métaphysique réaliste spéculative. Harman fait à ce propos une série de remarques tout à fait intéressantes sur le rapport de la pensée à ce qu’elle pense. Le corrélationnisme, selon lui, relève de l’extrapolation d’une évidence. Il est un truisme en effet que je ne peux me rapporter à une chose qu’en ce que je la pense, cela n’implique en aucune façon que l’existence de cette chose soit liée au fait qu’elle soit pensée. Plus précisément, son existence n’est pensable qu’en ce qu’elle est pensable, mais précisément la relation que j’ai aux choses implique toujours d’une certaine façon aussi leur réalité : pas une réalité posée mais une réalité suggérée, impliquée par le fait même qu’il y ait acte de pensée. Pour le dire autrement encore, il y a quelque chose d’autre et de plus que ma pensée dans l’acte de penser, et ma pensée n’est pensée qu’à cette condition. Ce n’est pas, illustre l’auteur en évoquant l’exemple kripkéen, parce qu’on prouverait que Colomb n’est pas le premier à avoir découvert l’Amérique que le nom propre Colomb perdrait son sens. La rigidité de la désignation par-delà l’identification du désigné témoigne bien de l’insistance du réel.
Un phénoménologue pourrait répondre qu’il ne s’agit pas pour lui de dire que le réel n’est réel qu’en tant qu’il est intentionnellement perçu, mais de dire que le type de discours ou d’intellection qui se tourne vers le réel en son caractère essentiel – son essence, ce qui lui appartient en tant qu’il est antérieur à ce que nous en percevons – présuppose une certaine façon de s’orienter vers lui. Les catégories à partir desquelles nous interrogeons la réalité du réel s’enracinent dans une ou des structures de notre expérience – leur sens, pour être précis s’enracine dans une structure de notre expérience. Certes, il faut penser que les dinosaures ont bien effectivement existé avant qu’aucun humain ne les perçoive. Mais il faut aussi penser que nous sommes précisément obligés, lorsque nous évoquons les dinosaures et tournons notre pensée vers eux selon une certaine modalité, de les penser ainsi : que la façon selon laquelle nous les évoquons est structurellement articulée – qu’il est de leur essence, au sein d’une attitude théorétique, d’être caractérisés ainsi. On pourrait ainsi objecter que le corrélationnisme ne perd pas les choses mais entend ne rien leur ajouter qui n’appartienne pas à leur choséité.
Mais, peut répondre l’auteur, les discours et systèmes d’énoncés – surtout philosophiques – ne sont précisément jamais si clairement assignés et auto-fondés que la phénoménologie tend à le dire. Harman remet précisément en cause la rigueur transcendantale qui semble imposer le corrélationnisme. N’est-elle pas illusoire, cette rigueur ? La philosophie est-elle vraiment une science qui doit être déductive, qui doit être absolument rigoureuse sur ses énoncés, sur leur enchaînement, sur la rigueur de leur déploiement ? C’est bien ce que Harman nie avec son développement sur le rapport de la pensée au réel : la pensée fait toujours plus que penser, et la philosophie n’a pas pour seule tâche d’éclaircir sa conceptualité, mais tout autant d’en faire quelque chose.
Il y a certes bien cependant dans la perspective dimensionnelle empruntée à Heidegger, une insistance au moins spectrale du transcendantal – un transcendantal engendré par le spéculatif certes, mais qui, ajouterions-nous, n’en implique pas moins à son tour quelque chose comme un résidu phénoménologique – dont on peut aussi bien dire qu’il est outre-phénoménologique qu’ultra-phénoménologique : précisément la façon dont la dimension de l’un pour l’autre au sein des objets ne nous est accessible qu’à travers leur phénoménalité pour nous, la façon dont la pensée de la passibilité des objets aux objets demeure toujours en quelque sorte en cercle avec la question de leur passibilité pour nous – cercle que la stratégie de l’auteur, qui extrapole bien un schéma constitué à partir d’une structure heideggérienne et de concepts husserliens au-delà de son terreau de naissance, au-delà, mais sans donc pouvoir y effacer tout à fait les traces de cette provenance.
La pensée de l’auteur nous semble finalement dégager une structure de pensée qui insiste au sein de perspectives diverses – quelque chose comme un nœud partagé de la pensée contemporaine. À travers cette structure de pensée se croisent phénoménologues, réalistes spéculatifs, et d’autres encore. Richir parlait de la forme phénoménologique de la contingence comme la condition de pensabilité transcendantale originaire de la phénoménalité, Marion parle du fait accompli, l’immotivation est le cœur même de la pulsation pluralisante et diffractante chez Nancy… Chez Deleuze également, il fallait bien pour penser l’apparaître pour personne au sein de l’image, lier cette virtualité à l’événement toujours potentiel de son actualisation – l’un s’avérant impensable sans l’autre. On peut même trouver dans le réalisme développé par Jocelyn Benoist une structure de pensée similaire – même si la perspective n’est pas transcendantale, ni spéculative, mais grammaticale – il s’agit bien pour lui d’élaborer quelque chose comme une ontologie, mais qui tienne compte de l’intentionnalité comme structure grammaticale de la question ontologique.
Il n’est certes pas question pour nous d’identifier et d’assimiler ces perspectives philosophiques très différentes, mais de noter qu’elles semblent rencontrer chacune un problème homologue, se traduisant par une structure de pensée parente, même si celle-ci est chaque fois déployée dans un horizon intellectuel différent, interprétée dans des catégories conceptuelles différentes. Ce n’est bien sûr pas la même chose de dire qu’il n’y a sens de parler du réel qu’à travers les façons dont nous l’avons (Benoist), de dire que penser l’être implique de penser la contingence d’une ouverture, ou de dire, comme Harman, que le réel ne se pense efficacement qu’à partir de choses qui se touchent, s’ignorent ou se rencontrent. La perspective transcendantale pure entend par exemple éclaircir le statut de ce que nous pensons dans cette structure, et d’en déployer le contenu, alors que celle de Harman refuse cette « obsession de rigueur transcendantale », pour se livrer aux choses – en exploitant, comme on l’a dit, le potentiel du formalisme et celui de l’analogie.
Ces perspectives ne sont pas non plus totalement étrangères les unes aux autres et n’en marquent pas moins pour nous une « époque » de la pensée.
- Graman Harman, L’objet quadruple. Une métaphysique des choses après Heidegger, PUF, 2010
- On pourra rappeler – en plein accord avec la problématique de Harman – que la transcendance, pour Heidegger, est habitée d’une sorte de crispation interne dont les cours de Marbourg de l’été 1928 rendent bien compte. Le monde comme « articulation liée des modes ou des possibilités d’être » fait toujours aussi encontre Widerhalt au mouvement qui le reprend. En ce sens, il « concrétise de manière finie l’excès en possibilités dans lequel se tient toujours déjà le Dasein comme projet libre » et ce n’est qu’en ce que le projet originaire Urentwurf « vibre en débordement » sur ce qui lui fait encontre que le phénomène est bien aussi mise en jeu de l’étantité de l’étant. La choséité de la chose implique ainsi une « contre-transcendance », une insistance dans la transcendance, une « distance » originelle qui est la différence, et en laquelle elle se dépose en elle-même. La thématique de la chose comme étreinte et combat du monde et de la terre, développée par Heidegger dans L’origine de l’œuvre d’art, élargit cette problématique. L’encontre n’est plus seulement dans ce texte l’effet d’un discord d’avec lui-même du transcender, mais une dimension qui appartient à la structure même de la parution de l’étant. Le Dasein ne s’ouvre à un monde qu’en se confiant et en s’abandonnant à lui, qu’est-ce qu’il ne se donne pas un monde sans s’abandonner du même coup à la terre, à sa solidité et à sa fiabilité. Cette « solidité », ou « fiabilité » traduisant le terme allemand de Verlässlichkeit est à la fois le fait de pouvoir se confier, de pouvoir compter sur le « soutien de », et la fiabilité). Cf. L’origine de l’œuvre d’art, p. 19. La chose se manifeste comme telle en disparaissant dans sa propre solidité : son « objectivité » se résorbe comme un secret. Pour Heidegger, la terre est d’une part ce sur quoi « repose » le monde, mais elle est aussi ce qui n’est rien du monde. Ce n’est pas un hasard si Heidegger prend comme exemples une motte de terre ou une pierre. L’une comme l’autre ne sont originairement là « pour rien », reposent en elles comme pures choses, c’est-à-dire déterminées, mais déterminées comme irréductibles à leur détermination.
- La catégorie d’essence est nécessaire, note ainsi l’auteur, mais la consistance de l’objet ne peut être pensée sur le modèle classique de l’en-soi, de l’intériorité d’une essence substantielle qui précéderait son entrée en relation avec d’autres substances. « Un objet est réel et possède un caractère défini, mais son essence est d’abord produite de l’extérieur (…) », p. 121.
- p. 133
- p. 138