Entretien avec Augustin Berque : Autour de Glossaire de mésologie (partie 2)

La première partie de cet entretien est consultable à cette adresse.

2. Les influences de la pensée mésologique

A-P : Quand il est question de milieu par différenciation d’environnement, le premier nom qui vient à l’esprit d’une personne cultivée est sans doute celui d’Uexküll. Quelle est son influence exacte ? Et quel rôle a-t-il joué pour vous ?

A.B. : C’est à l’histoire des idées qu’il revient de dire quelle a été l’influence d’Uexküll. Cela dépasse ma compétence, et du reste mon intérêt. Je peux seulement vous dire, par exemple, que les Grundbegriffe der Metaphysik (Les concepts fondamentaux de la métaphysique) de Heidegger portent très évidemment la marque d’Uexküll. Quant à moi, Uexküll m’a apporté l’indispensable corroboration biologique (au niveau ontologique de la biosphère) de la phénoménologie herméneutique de Watsuji (au niveau ontologique de l’écoumène). La mésologie du second est homologue, au niveau humain, à ce qu’est celle du premier au niveau du vivant en général (en fait, des animaux, mais on peut généraliser). Watsuji (1889-1960) étant né un quart de siècle après Uexküll (1864-1944), il est vraisemblable qu’il a entendu parler de lui durant un séjour qu’il fit en Allemagne en 1927-1928, mais au dire des spécialistes, il paraît qu’on n’en a pas la trace. Cela non plus ne m’intéresse guère. Ce qui m’intéresse, c’est l’homologie entre leurs deux mésologies, homologie qui m’a permis de construire la mienne. Je me situe clairement dans leur double sillage.

A-P : Un penseur que vous avez certainement contribué à faire connaître en Francophonie dans le cadre de vos recherches mésologique est Watsuji. Dans votre traduction de Watsuji 1 vous insistez sur l’apport théorique du premier chapitre de son Fûdo que vous lisez comme une critique de Heidegger. Selon Watsuji, Heidegger aurait sous-estimé l’importance de l’espace au bénéfice du temps. Watsuji ferait dès lors, dans une sorte de réponse critique à Heidegger, une ontologie sous le prisme de l’espace.

Mais dans quelle mesure, peut-on imputer à Heidegger ce que Watsuji lui reproche ? Dès 1938, Heidegger donne des cours sur Uexküll. Par ailleurs, Heidegger et son concept d’enracinement, ses cours sur Hölderlin 2 et ses textes « Bâtir, habiter, penser » ou « L’homme habite en poète » 3 procèdent-ils vraiment d’un oubli de la spatialité ?

Par ailleurs, certains auteurs, comme Levinas qui considère que la temporalité procède de l’altérité, verront plutôt dans la pensée de Heidegger un oubli de la temporalité.

Alors qu’en est-il ? Qu’en pensez-vous ?

A.B. : La part relative de la temporalité et de la spatialité peut se discuter chez Heidegger comme chez Watsuji, d’autant qu’elle a évolué. Après la guerre, Heidegger a beaucoup plus parlé d’espace qu’auparavant, et by the way, son concept de Räumung (spaciation) a beaucoup inspiré le géographe que je suis, pour ne rien dire du fameux Dichterisch wohnt der Mensch (L’humain habite en poète) qu’il a commenté chez Hölderlin, et qui a un rapport étroit avec l’écoumène (hê oikoumenê, « l’habitée »). Quant à Watsuji, il ne dissocie ni, théoriquement, la spatialité de la temporalité, ni, concrètement, le milieu de l’histoire. Il écrit que le milieu donne chair à l’histoire, qui sans cela resterait une abstraction. J’ajoute que l’histoire donne sens au milieu, qui sans cela resterait une pure extensio cartésienne, cela que du reste Heidegger a récusé dès Être et temps.

A-P : A côté de Watsuji, vous avez aussi traduit Imanishi et Yamauchi et les citez dans vos travaux. Quels sont leur apport respectif à la pensée mésologique ? Pensez-vous qu’il y a une pensée de la mésologie propre au Japon ? Plus généralement, quels sont les auteurs ou les expériences de vie importants qui vous ont marqués pour ce qui relève de l’étude du milieu.

A.B. : Voilà une bien trop vaste question pour que je puisse y répondre brièvement. Elle fait spécifiquement l’objet d’un petit livre que j’ai publié en 2014, La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?. En quelques mots tout de même, je dirai que ni Imanishi ni Yamauchi n’ont parlé de mésologie, ni, que je sache, de Watsuji ou d’Uexküll, mais la parenté est évidente. Une formule traverse l’œuvre d’Imanishi : environnementalisation du sujet, subjectivation de l’environnement, ce qui évoque de près les concepts de trajection et de médiance. Quant à Yamauchi, comme je le disais tout à l’heure, la lemmique dont il parle me semble équivaloir à la « méso-logique » qu’est la logique à l’œuvre dans les milieux concrets, et qui, par chaîne trajective, sursume (hebt auf) logique du sujet et logique du prédicat.

Ce qu’on pourrait dire du rapport entre mésologie et pensée japonaise en général, c’est au moins que dans les deux cas, l’accent est mis sur la concrétude, mieux, la concrescence – le croître-ensemble – des êtres et des choses. L’idée par exemple de mono no aware 物の哀れ, l’émouvance des choses, qui a traversé l’histoire de l’esthétique japonaise, est aux antipodes du dualisme. De là au concept de médiance, on pourrait dire qu’il n’y avait qu’un pas, mais ce serait aller aussi vite en besogne que de dire qu’il n’y avait qu’un pas entre l’usage du pronom « je » dans la langue française et le fait que le « je pense, donc je suis » a été pensé par un francophone. De même, l’accent qui est mis sur le casuel, sur la contingence et la singularité de chaque situation, et qu’exalte, dans la cérémonie du thé, la formule bouddhique ichigo ichie 一期一会 (un temps, une rencontre), est aux antipodes de l’universalisme abstrait du POMC 4. En allant bien vite, on pourrait en conclure que Kuki Shûzô ne pouvait pas ne pas écrire Gûzensei no mondai (Le problème de la contingence), publié en 1935, la même année que Fûdo ; voire qu’il n’est pas étonnant que le livre de Kioka Nobuo que je suis en train de traduire en ce moment s’intitule justement Deai no fûdogaku (Mésologie de la rencontre)

Pour ce qui est des principaux auteurs qui m’ont marqué, disons, dans l’ordre chronologique : Watsuji, Nishida, Heidegger, Leroi-Gourhan, Uexküll et Yamauchi. Et quant à l’expérience de vie la plus importante, c’est très certainement d’avoir vécu au Japon, ce qui m’a ouvert à un autre monde que celui qui était le mien jusque-là – du reste déjà plus ouvert que bien d’autres, puisque dès mon enfance, j’ai vécu dans des pays différents, me suis frotté dans ma vie à une bonne dizaine de langues, et, en fin de compte, ai toujours travaillé en contact direct avec des gens qui avaient une autre formation que la mienne (la géographie) ; notamment des architectes, des paysagistes et même des philosophes. Cela porte à relativiser les dogmes…

3. Le milieu humain ou écoumène

A-P : La composante esthétique tient une place importante dans vos travaux. Le paysage n’est pas une notion qui va de soi. Il semblerait même qu’elle soit menacée par la forme de pensée réductionniste des technosciences. Pourriez-vous nous en dire plus ? Plus généralement comment jugez-vous l’avenir de l’art et en particulier de l’architecture, qui contribue à informer le paysage ?

A. B. : Le principe de Machado m’interdit sagement de préjuger de l’avenir de l’art et de l’architecture. Tout ce que je peux faire, c’est volver la vista atrás, me retourner pour voir, et donc pour condamner le mouvement moderne en architecture, dont l’espace prétendument universel a défiguré les lieux sur toute la planète et préparé l’espace foutoir (junkspace) qui y règne aujourd’hui. Au « partout la même chose » du moderne ont succédé le « n’importe quoi n’importe où » du postmoderne et l’architecture extra-terrestre (l’E.T. architecture) des starchitects, qui descend des étoiles pour se poser ici comme elle se poserait ailleurs, dans une acosmie totale. Pour moi, l’architecture ne doit pas seulement descendre des étoiles, elle doit tout autant monter de la Terre, et faire trajectivement la synthèse de ces deux mouvements, où la Terre « étendue sous le ciel » (hupo to kosmô keimenê, Isocrate) est le sujet (subjectum, hupokeimenon), et le ciel le prédicat. Mais la question est trop vaste (a fortiori pour l’art) pour que j’aille au delà de ces quelques formules.

Quant au paysage, il aura été pour moi une introduction décisive à la mésologie. C’est à propos de paysage que j’ai découvert, chez Nakamura Yoshio, la notion de mitate, dont je disais un mot tout à l’heure. Plus généralement, la question primordiale aura été pour moi de comprendre pourquoi la notion de paysage est apparue à un certain moment de l’histoire (au IVe siècle en Chine, à la Renaissance en Europe), et pourquoi cette notion n’a pas existé dans toutes les cultures, alors que nous sommes enclins à penser qu’il suffit d’ouvrir les yeux sur l’environnement pour voir du paysage. La réponse, c’est que le paysage, comme toute réalité, est une réalité trajective : voir l’environnement en tant que paysage dépend d’un certain milieu et d’une certaine histoire. De même que le milieu, dont il est un aspect, le paysage n’est pas l’environnement, et pour la même raison, la mésologie (perspective transmoderne sur la réalité concrète des milieux) n’est pas l’écologie (science moderne de l’environnement).

A-P : Le propre du milieu humain est son caractère dynamique. Il s’agit d’un milieu mouvant. Les limites sont a priori infinies. Il intègre le passé. On peut d’ailleurs faire resurgir par prosopopée, ainsi que vous le faites dans vos Dialogues mésologiques, les grandes figures du passé. Par ailleurs, on intègre le futur. C’est en ce sens que selon vous le nucléaire est une aberration, puisqu’il ne tient pas compte des générations futures.

Si au niveau du temps, le milieu humain est potentiellement infini, au niveau de l’espace, il en va de même. Avec la globalisation, les évènements sont interconnectés. Par ailleurs, la recherche spatiale montre que le monde humain est destiné à l’expansion d’une façon ou d’une autre.

Il s’ensuit que la responsabilité de l’homme est accrue en proportion de l’expansion de son milieu. Il doit reconnaître le passé – c’est le problème, entre autres, des éthiques de la reconnaissance et du devoir de mémoire – et se porter responsable vis-à-vis du futur.

Mais dans les faits, ainsi que le montre Hume, ce qui est éloigné dans le temps ou l’espace nous touche peu. Ainsi, comme certains journalistes l’expriment dans la mouvance de Hume, un mort à un kilomètre nous touche plus que 1000 morts à 1000 kilomètres. Ainsi, de gros pollueurs ont pourtant des enfants… et n’y voient pas là de contradiction.4

Pensez vous que l’on puisse formuler un argument éthique fondé sur la mésologie qui soit efficace ?

A.B. : Je me suis penché sur cette question dans Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène 5. Je m’y opposais notamment à l’écologie profonde d’un Arne Naess, par exemple, comme à toute réduction de l’éthique à l’écologie. L’éthique suppose des valeurs humaines, alors que l’écologie, science moderne, se donne pour objet les écosystèmes. Or, pas plus qu’une esthétique, on ne peut dériver une éthique des écosystèmes, parce que l’éthique suppose l’existence humaine : comme dirait Watsuji, c’est une étude de l’entrelien humain (ningen no gaku 人間の学). Les écosystèmes sont au contraire un objet considéré dualistiquement par le regard de nulle part de la science, tandis que la réalité concrète des milieux suppose la ternarité du rapport S-I-P 6. Il n’y a de valeurs, donc d’éthique ou d’esthétique, que dans cette ternarité. De là découle l’éthique de l’écoumène, qui est nécessairement casuelle, contingente, historique. Cela ne veut nullement dire qu’elle ne tient pas compte des écosystèmes (S), mais qu’elle tempère cette prise en compte par celle des humains concernés (I). Il n’y a donc pas de principe éthique universel en matière de milieux, sinon justement que l’éthique doit être casuelle, en réponse à la contingence des milieux concrets. Et c’est justement cette casualité qui peut rendre l’éthique efficace. Sinon, elle reste lettre morte.

A-P : Vous faites voir de façon intéressante comment Watsuji fait valoir l’ « être pour la vie » au détriment de l’ « être pour la mort » heideggérien. C’est un argument qui touche à notre modernité même.

Ainsi, Hegel montrait dans ses écrits de Berne que dans les cités grecques, la mort individuelle était peu importante. Elle n’est devenue un scandale qu’avec la montée de l’individualisme chrétien. Cela s’est notamment traduit dans les représentations de la mort. Alors que dans l’Antiquité grecque la mort apparaissait sous les traits d’un beau jeune homme, dans le Moyen-Âge chrétien, la mort apparaît sous la forme hideuse et repoussante de la camarde. 7 En fait, pour Hegel, le Grec ancien considérait que sa Cité primait et lui survivait, alors que le moderne trouve en lui sa propre fin et se voit obligé de postuler un au-delà pour pallier le problème d’un terme brutal à son existence.

Aujourd’hui, avec le transhumanisme, on imagine une éternité ici-bas au niveau individuel. La cryogénisation va en ce sens. N’y a-t-il pas là une négation du milieu ? Ou du moins une refonte modale du lien au milieu qui n’est pas suffisamment prise en compte ?

Avec le transhumanisme, le nécessaire, comme l’éducation ou la reproduction, apparaissent superflus et le superflu, comme l’amélioration de performances spécifiques, apparaît nécessaire. Dewey écrit ainsi : « Si les membres qui composent une société continuaient à vivre indéfiniment, ils pourraient éduquer les membres nouveau-nés, mais ce serait une tâche motivée par l’intérêt personnel plutôt que par le besoin social. Dans ce monde qui est le nôtre, c’est une œuvre indispensable. » 8

Qu’en pensez-vous ? Plus généralement, comment liez-vous le problème de la mésologie à celui de l’éducation ?

A.B. : Watsuji a fort justement opposé l’« être vers la vie » (sei e no sonzai 生への存在), qui est la réalité de l’humain dans sa médiance, à l’« être vers la mort » (Sein zum Tode) heideggérien, qui est une abstraction individualiste en totale contradiction avec l’idée même de Dasein. On ne peut pas « être-là » (da sein), « être-dans-le-monde » (in-der-Welt-sein), « être-avec-autrui » (mitsein), et en même temps n’être que vers la mort individuelle. Pour la philosophie par exemple, Platon ou Aristote, qui sont morts il y a plus de deux millénaires, sont toujours vivants ; et le plus infime de nos contemporains existera toujours après sa mort, ne serait-ce que par son nom dans les registres d’état-civil ou par une photo ici ou là, sans parler de la mémoire des gens qui l’ont connu. Cela, parce que l’être humain n’est pas seulement un organisme individuel, mais aussi un corps médial, qui est son milieu éco-techno-symbolique, son entrelien avec autrui et avec les choses (S/P) de son milieu, qui ne sont pas simplement les objets (S) de l’environnement.

Le POMC 4, quant à lui, pérore aujourd’hui dans le transhumanisme et la géoingénierie, dont la coïncidence est du reste une magnifique illustration du moment structurel de l’existence humaine – notre médiance –, mais qui précisément, et absurdement, récuse toute médiance. Pourquoi absurdement ? Prenons l’exemple de Cyborg : il prétend, par la technique, s’affranchir du milieu terrestre, mais il se place de ce fait même sous une dépendance d’autant plus radicale vis-à-vis de son milieu technique (il n’y a qu’à voir la dernière scène du dernier Alien, où l’héroïne se rend compte un peu tard que l’androïde censé la réveiller au terme de sa dormance n’est autre que le traître). Or les milieux humains sont toujours éco-techno-symboliques, et prétendre en abstraire la seule dimension technique ne fait qu’aggraver notre acosmie – le délabrement onto-cosmologique de la Sixième Extinction, à quoi aboutit le POMC.

A-P : La « mouvance » des milieux humains rend toute prescription substantielle potentiellement caduque. Les pédagogies actives semblent avoir intégré ce trait. Dans quelle mesure relèvent-elles de la mésologie ? Que pensez-vous de la phrase suivante de Montessori tirée de The absorbent Mind (1949) : « N’élevons pas nos enfants pour le monde d’aujourd’hui. Ce monde aura changé lorsqu’ils seront grands et rien ne permet de savoir quel monde sera le leur. Dès lors, apprenons-leur à s’adapter ».

A.B. : Nourrir, élever l’adaptabilité humaine me semble effectivement un principe fort mésologique, puisque la mésologie, à l’opposé du mécanicisme, met l’accent sur la contingence et le cas par cas.

A-P : Dans une certaine postérité aux travaux de Leroi-Gourhan vous liez l’émergence de l’écoumène à un triple mouvement : l’hominisation, l’anthropisation et l’humanisation.

Pourriez-vous nous rappelez en quoi consistent ces mouvements et en quoi ils sont liés les uns aux autres ? Par ailleurs, pensez-vous que si ces trois termes apparaissent comme des mouvements interconnectés à l’origine, ils le demeurent nécessairement par la suite ? Dans cet ordre d’idées, le fait actuel de modifier la nature par la technique a-t-il un impact sur l’humanisation ou l’hominisation ?

Enfin, permettez-moi une question subsidiaire : ces trois champs, à considérer qu’ils sont complémentaires, ne tendent-ils pas à se confondre avec le transhumanisme : modifier l’homme par la technique, ne relève-t-il pas tout à la fois et indistinctement de l’hominisation et de l’anthropisation ? La réflexivité qui caractérise l’humain n’est-elle pas mise en péril par le gommage de la pluralité des perspectives impliquant l’ « anthropogenèse ». Vous évitez d’ailleurs ce dernier terme, y a-t-il une raison spécifique à cela ?

A.B. : Je n’« évite » pas le mot d’anthropogenèse, il se trouve simplement que j’en utilise d’autres pour dire des choses voisines. Vous avez remarqué que, du point de vue de la mésologie, je schématise la thèse de Leroi-Gourhan (dans Le Geste et la parole) par les trois termes d’anthropisation, humanisation et hominisation. Explicitons : dans le processus évolutionnaire dont procède le genre humain, il y a eu corrélativement anthropisation de l’environnement par la technique, ce qui en faisait un milieu humain ; humanisation de l’environnement par le symbole, ce qui, derechef, en faisait un milieu humain ; et par effet en retour, hominisation, c’est-à-dire évolution du corps animal en corps humain.

La thèse de Leroi-Gourhan, vous le voyez, m’a fourni la substance anthropologique qui me manquait pour fonder hors de la seule phénoménologie les idées centrales de la mésologie. En particulier, le concept de médiance peut s’illustrer dans le couplage dynamique que Leroi-Gourhan a mis en évidence entre ce qu’il appelle notre « corps animal » (l’organisme individuel) et notre « corps social », dont il montre qu’il s’est formé par extériorisation et déploiement de certaines des fonctions du corps animal en systèmes techniques et en systèmes symboliques. Je préfère dire « corps médial » plutôt que « corps social », parce que celui-ci s’inscrivant nécessairement dans les écosystèmes, il est éco-techno-symbolique et pas seulement techno-symbolique. C’est notre milieu.

J’ai toutefois un différend avec la pensée de Leroi-Gourhan quant à ce qu’il appelle « extériorisation ». Pour lui, il y a eu extériorisation dans les deux cas, les systèmes techniques et les systèmes symboliques. Quant à moi, je pense que dans le cas des seconds, il y a au contraire rétrojection dans le corps. Sinon, le monde nous échapperait indéfiniment. Prenons un exemple. La technique nous permet d’extérioriser et déployer les fonctions de nos mains jusqu’à pouvoir commander à un robot sur Mars de prendre un caillou pour l’analyser. Mais ce n’est possible que parce que tout cela, nous l’avons en tête, incarné dans notre cerveau en certaines connexions neuronales grâce à nos systèmes symboliques. C’est cette complémentarité bijective de la technique et du symbole qui intègre notre médiance, dans le couplage dynamique de notre corps animal et de notre corps médial.

En somme, dans ce processus qui a été et reste à la fois une ontogenèse et une cosmogenèse, il y a cosmisation du corps par la technique, et somatisation du monde par le symbole.

A-P : Dans votre livre Écoumène, vous prenez l’exemple d’un crayon. Vous montrez alors comment l’astrophysicien le localise et l’analyse en termes de forme apparente, de masse et de composants. Vous faites alors contraster ce modus operandi à celui du géographe qui conclut que « c’est une chose pour écrire » (p. 143). Il y a là un motif pragmatique. Pour les pragmatistes, les choses se définissent plus par ce qu’elles font que par ce qu’elles sont ou sont supposées être. Selon l’instrumentalisme de Dewey, les « choses » sont vues comme des moyens.

Le propre d’un objet relatif à un milieu n’est-il pas qu’il est vu selon une perspective instrumentale liée à une « expérience » spécifique de l’environnement ? L’organisation du monde en « expérience » passe alors par une perspective instrumentale qui relativise l’ontologie substantielle au profit d’une ontologie plurielle et instrumentale. Vous citez l’anthropologie culturelle et la phénoménologie dans les pensées ayant rendu possible une pensée de la mésologie, ne devrait-on pas ajouter le pragmatisme ? La perspective phénoménologique n’est-elle d’ailleurs pas limitée ? Le fait de retomber dans une typologie descriptive déterministe pour Watsuji dans son Fûdo, n’est-il pas lié aux limites d’une méthode d’analyse descriptive négligeant le rôle performatif de l’objet étudié ?

A.B. : Mon cheminement n’est pas passé par le pragmatisme, mais il est certain, rétrospectivement, qu’il y a de nombreux points communs entre le pragmatisme et la mésologie telle que je l’entends. Je pourrais même dire qu’en tant que géographe, j’ai fait du pragmatisme comme Monsieur Jourdain de la prose. Dans ma thèse sur la colonisation de Hokkaidô 9, dont la question essentielle était de montrer comment et pourquoi la paysannerie japonaise immigrante a pu, en un demi-siècle, en faire la première région rizicole du Japon alors que le gouvernement meijien, suivant l’avis d’agronomes américains, jugeait non seulement que la riziculture était impossible dans cette île trop nordique, mais allait jusqu’à l’interdire aux soldats-colons (le fer de lance de la colonisation). D’un point de vue pragmatiste, on pourrait dire que l’île a été instrumentalisée en une chose-pour-la-riziculture par la paysannerie, alors que pour les agronomes, elle l’était en une chose-pour-l’élevage laitier, le blé et la pomme de terre ; mais ce serait d’un réductionnisme caricatural. Pour les uns comme pour les autres, il s’agissait de la réalité dans toutes ses dimensions, pas seulement la dimension instrumentale. Comme aurait pu le dire Weber, cela engageait à la fois le Zweckrational (la rationalité instrumentale) et le Wertrational (la rationalité axiologique), l’existence des choses et l’existence propre, la perception et l’action. Bref, c’était trajectif, dans la ternarité S-I-P Et c’est cela, cette concrescence des choses et de l’être, autrement dit cette médiance, ce fait médial total (soit dit en écho au « fait social total » selon Marcel Mauss) que j’ai tenté de saisir dans ma thèse ; à ceci près qu’à l’époque, dans les années soixante-dix, j’étais loin encore de posséder les concepts qui font aujourd’hui le corps théorique de ma mésologie. Je me bornais à conclure que cette thèse avait décrit la naissance d’un nouveau milieu…

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Regards croisés

  1. Watsuji T., Fûdo. Le milieu humain, traduction A. Berque, Paris, CNRS éditions, 2011
  2. Voir notamment M. Heidegger, Les hymnes de Hölderlin : la Germanie et Le Rhin, traduction F. Fédier et J. Hervier, Paris, Gallimard, 1988.
  3. Voir M. Heidegger, Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, pp. 170-193, pp. 224-245.
  4. Paradigme Occidental Moderne Classique
  5. A. Berque, Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard,1996.
  6. Pour rappel,la ternarité S-I-P ainsi que cela est énoncé plus haut signifie qu’il n’y a de rapport sujet-prédicat que pour ou à partir d’un interprétant situé quelque part. Ainsi que l’écrit Augustin Berque dans son Glossaire, « S-I-P représente la ternarité concrète de toute trajection de S en tant que P : il y faut nécessairement un interpète I, qui saisit S en tant que P. Cet I peut être humain ou non humain, voire un simple dispositif matériel comme dans l’expérience quantique d’où une même particule S va ek-sister soit en tant qu’onde (P), soit en tant que corpuscule (P’), ce qui peut même se répercuter en chaînes analogues aux chaînes trajectives, les chaînes de von Neumann ».
  7. Voir G.W.F. Hegel, Fragments de la période de Berne, trad. Verstraeten, Legros, Paris, Vrin, 1987.
  8. J. Dewey, Démocratie et éducation, trad. G. Deledalle, Paris, Armand-Collin, 2018, p. 81.
  9. j’en ai tiré plus tard La Rizière et la banquise. Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, Paris, Publications orientalistes de France, 1980
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