Des aller-retour entre physique et philosophie
Nous avions déjà rendu compte, il y a quelques semaines, d’un bel ouvrage du physicien Jean-Philippe Uzan, qui traitait de L’harmonie secrète de l’univers en embrassant l’histoire des idées scientifiques depuis Pythagore jusqu’à la physique la plus contemporaine. Nous poursuivons ici ce travail en nous emparant cette fois-ci d’un ouvrage que l’on pourrait considérer de prime abord comme plus technique, mais qui se révèle à la lecture d’une portée proprement philosophique[1].
La continuité entre les deux ouvrages se manifeste sous la forme d’un leitmotiv : celui du son, de l’onomatopée même. Alors que la mesure cosmique ne se décèle qu’à travers un jeu de convertibilité entre lumière et son – tout le ressort argumentatif du premier essai se niche à notre sens ici même –, l’origine, quant à elle, entrerait en scène avec l’éclat d’un coup de canon, elle se donnerait à entendre comme un tonnerre assourdissant, un retentissant « bang » qui résonnerait encore à nos oreilles contemporaines.
Ceci posé, tout l’enjeu de l’ouvrage semble pouvoir se résumer aux deux questions suivantes, de factures épistémologique et ontologique : en premier lieu, comment faire la part des choses entre les associations spontanées qui naissent de l’harmonie imitative consubstantiellement liée au terme de « big bang » et les acquis scientifiques reposant sur des hypothèses qui sont sinon testées du moins testables ? Et, en second lieu : dans quelle mesure ces mêmes résultats scientifiques, dont on pourrait dire qu’ils sont robustes, ne peuvent-ils toutefois pas se passer d’un récit qui les surplombe, qui concerne l’origine et la totalité, et que nous pourrions qualifier de « métaphysique » ?
Le modèle standard de la cosmologie[2]
Commençons justement par le commencement, et récapitulons, en espérant ici suivre fidèlement Jean-Philippe Uzan, l’état de la science aujourd’hui. Comme le physicien nous le rappelle dès l’entame de son essai (page 12), la théorie du big-bang repose sur quatre couches théoriques qui sont en réalité des couches géologiques qui s’amoncellent au fur et à mesure de de son histoire : ce sont, dans l’ordre chronologique donc, la théorie de la relativité générale (chapitre 4), la physique quantique des particules conduisant à la compréhension de la nucléosynthèse primordiale (chapitre 5), la modélisation des structure de l’univers incluant notamment la physique des gaz (chapitre 6), enfin l’inflation qui désigne l’expansion accélérée de l’univers lors de sa phase primordiale (chapitre 7). Jean-Philippe Uzan ne se contente guère de juxtaposer ces théories ; tout au contraire, il met en exergue une forme de « nécessité » (toute rétrospective bien sûr) interne de l’évolution des idées scientifiques : c’est parce que chacune de ces théories ne permet pas de proposer une réponse complète à la question de l’origine que les autres sont élaborées. Et chaque entame de chapitre de débuter, justement, par les interrogations suscitées par les modélisations précédentes afin de justifier la raison d’être ainsi que la finalité de la théorie exposée. Résumons à présent ces quatre couches théoriques du modèle standard de la cosmologie.
La cosmologie relativiste naît de la théorie de la relativité générale, présentée par Einstein en 1915 : pour ce dernier, la matière ne demeure pas étrangère, ou extérieure, à l’espace dans lequel elle siège ; bien plutôt, elle le déforme, plus exactement, le courbe, en fonction de sa masse : en effet, plus celle-ci est élevée, plus la force gravitationnelle engendrée s’avère intense. Einstein a modélisé sa théorie dans un système de dix équations qu’il est cependant impossible de résoudre, pour des raisons qui tiennent à la fois de la complexité mathématique et de notre état d’ignorance en astrophysique (il faudrait connaître, pour résoudre ces équations, la distribution de la matière dans tout l’univers). Il en ressort un premier acquis : la cosmologie est relativiste car elle se fonde certes sur la théorie de la relativité, mais également car elle renonce à formuler un savoir absolu. Son objectif sera en effet plus humble : concevoir un modèle, ou une famille de modèles, satisfaisant. Une nouvelle avancée intervient en 1922 et elle est due à Alexandre Friedmann qui démontre que les solutions générales ne peuvent être statiques : en d’autres termes, l’espace est en expansion – ce qui le préserve, au moins provisoirement, de la mort thermique promise par la seconde loi de la thermodynamique –, il se dilate au cours du temps, conception qui est compatible avec deux géométries non euclidiennes : la géométrie sphérique, celle d’Einstein, et la géométrie hyperbolique.
Nous voici parvenus au seuil de la deuxième couche : la théorie de la relativité générale, si elle offre une compréhension générale de la dynamique d’expansion de l’univers, se trouve en difficulté dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la formation de la matière, les atomes, les étoiles, les planètes, etc. La physique nucléaire, qui se développe de façon fulgurante dans les années 1930, emboîte alors le pas à la cosmologie relativiste. Comment expliquer, plus particulièrement, les premiers états de l’univers dans lesquels celui-ci était chaud (les scientifiques parlent du hot big bang model) ? Pour répondre à cette question, nous devons envisager les comportements différents de la matière et du rayonnement dans un univers en expansion : si aujourd’hui on estime que la densité la matière est de 3500 fois supérieure à celle de la lumière, et si l’on admet que la première se dilue moins vite que la seconde, alors il est permis de remonter à un point du temps lors duquel ces deux puissances se trouvaient en état d’équilibre : ce point se situe 50000 ans après le big bang, et l’univers atteignait une température de 9000 K. Cela devient vraiment passionnant : les éléments précédents nous conduisent en effet à poser que l’univers possède sa propre historicité, car les lois physiques qui le gouvernaient dans son état initial, dense et chaud, ne valent plus aujourd’hui. Seules la modélisation théorique et l’expérimentation dans des accélérateurs de particules permettent aux scientifiques de reconstituer le drame des origines, la nucléosynthèse (qui s’opère 380000 ans après le big bang) qui permet de donner une origine à la matière que nous connaissons aujourd’hui. Cette dernière affirmation s’avère toutefois incomplète : il nous reste en effet des traces issues du fond diffus cosmologique, c’est-à-dire des photons qui furent libérés lors de la recombinaison, qui offre une photographie de l’univers 380000 ans après le big bang.
Néanmoins, l’explication précédente repose sur l’hypothèse d’une distribution homogène de la matière, ce qu’infirme de fait l’observation du ciel. Comment se sont formés les étoiles, les soleils, les galaxies, les amas de galaxies ? Une difficulté surgit : une telle question met en jeu des objets dont les caractéristiques (taille, masse) sont extrêmement variées, de telle sorte que l’astrophysicien doit convoquer différentes approches, qui mêlent théories et simulations numériques. À grande échelle et bien qu’elle se trouve contrebalancée par l’expansion, la gravitation reste la force dominante et toute surdensité de matière attire la matière environnante : ainsi se voit expliquée la formation des structures stellaires dans ses grandes lignes. Car tout se complique dès que l’on souhaite introduire dans ce modèle général les phénomènes qui se déroulent à petite échelle : et ce sont ici les va-et-vient entre théorisation et observations qui permettent de fonder les connaissances. C’est ainsi, par exemple, que s’échafaude l’hypothèse de la matière noire : la distribution actuelle de la matière ne s’explique qu’en introduisant un nouveau type de matière, dite « matière noire », qui représenterait 26% de la matière cosmique.
Nous voici parvenus au seuil de la quatrième et dernière étape : on peut, à partir de la structure actuelle de l’univers et de la connaissance de sa dynamique, reconstituer ses conditions initiales, remonter à la singularité des origines. On doit au physicien Alan Guth la formulation de l’hypothèse de l’inflation, c’est-à-dire d’une expansion accélérée de l’univers à ses débuts, si bien que l’univers observable, celui auquel nous avons accès grâce aux dispositifs technologiques, ne constituerait qu’une infime partie de la zone initiale ; plus avant, il se pourrait alors, hypothèse sujette à discussions, que l’homogénéité spatiale de notre univers observable ne soit qu’une particularité locale et qu’à grande échelle l’hétérogénéité soit maîtresse.
Le questionnement platonicien de la cosmologie contemporaine
Revenons alors aux deux questions qui nous semblent résumer l’ambition du livre de Jean-Philippe Uzan : d’une part, la distinction entre l’opinion et la science ; d’autre part, l’inscription de la science dans un métarécit. Ces deux axes paraissent relever d’une fidélité à la théorie de la connaissance que Platon expose dans la République, notamment en son livre VII à travers la fameuse allégorie de la caverne. Pour le fondateur de la philosophie, le monde comporte quatre degrés d’être, regroupés en deux couples séparés par la ligne de partage du visible et de l’invisible : du côté du visible, on trouve les images et les réalités sensibles; du côté de l’invisible, les hypothèses mathématiques et les Idées. À ces quatre degrés d’être correspondent quatre modes de connaissance, ou quatre modalités de l’âme humaine : d’un côté, l’imagination, qui navigue entre les fantasmes, et la croyance, qui s’arrête à la perception des sens, forment le monde de l’opinion ; de l’autre, la discussion, en quête des hypothèses mathématiques, et la contemplation, qui s’abreuve à la source des Idées, constituent ensemble la science.
En premier lieu, Jean-Philippe Uzan rappelle que l’inscription de la genèse de l’univers dans un cadre théorique – en l’occurrence, le modèle standard de la cosmologie – interdit de « prendre au mot » des expressions telles que « l’âge de l’univers est de 13,7 milliards d’années » ou « le big bang constitue l’origine de l’univers » : ces expressions, en effet, usent d’un vocabulaire courant et nous aurions trop vite fait d’assimiler l’âge de l’univers à l’âge d’une vie humaine : or si cette seconde n’a de sens que par rapport à un calendrier socialement institué, le premier ne peut se comprendre qu’en référence au modèle standard de la cosmologie. Se trouve ici assuré le départ entre croyance et science, entre discours spontané et discours rationnel.
Mais le physicien prend également un soin particulier à envisager les autres hypothèses cosmologiques qui font concurrence au modèle standard (chapitre 9 : « Entre extrapolations et fiction »). Ce fut auparavant le cas du modèle stationnaire, désormais battu en brèche ; mais ce sont aujourd’hui le modèle de l’inflation éternelle et la théorie des cordes qui proposent des explications alternatives. Alors pourquoi Jean-Philippe Uzan privilégie-t-il le modèle standard ? Celui-ci est actuellement le récit scientifique le plus robuste car il permet d’englober un grand nombre d’observations, d’en rendre raison, et qu’il comporte qu’un nombre plus limité de postulats (par exemple : la matière noire) que ses concurrents.
Reste à envisager le lien entre l’hypothèse mathématique et l’Idée, ce que notre auteur ne rechigne pas à faire puisqu’il débute son ouvrage (chapitre 1) en distinguant la cosmologie, avec un c minuscule, et la Cosmologie, avec un C cette fois-ci majuscule. Tandis que la première s’attache à décrire l’univers observable en déployant la méthodologie scientifique classique, la seconde s’évertue, quant à elle, de proposer une description et une genèse générales de l’univers pris dans son intégralité. À cette dernière appartiennent donc tant les religions et les mythes, que la métaphysique tant cette discipline fait de l’étant dans son ensemble son objet de réflexion. Jean-Philippe Uzan n’oppose pas les deux cosmologies : tout au contraire, il est bien conscient que la cosmologie appelle la Cosmologie, qu’elle la stimule, qu’elle lui ouvre de nouvelles pistes d’élaborations spéculatives. Ce qu’il combat en revanche avec acharnement, c’est le relativisme épistémologique qui consisterait à voir dans la cosmologie un récit parmi d’autres, comme si le fait de fonder un discours par une démarche rationnelle ne lui apportait aucune autorité, aucun surcroît de légitimité. Et si le physicien refuse cet égalitarisme qui ferait de tout discours une fiction, c’est bien que, comme Platon, il considère que la Vérité, l’Idée de Vérité, tout inaccessible qu’elle soit, demeure bien pour nous un horizon.
[1] Jean-Philippe Uzan, Big-Bang. Comprendre l’univers depuis ici et maintenant, Paris, Flammarion, 2018.
[2] L’auteur de cette note, qui n’est ni physicien ni philosophe des sciences physiques, a pu commettre des maladresses dans l’exposition des théories physiques. Il s’en excuse déjà auprès du lecteur. Elles ne sont en aucun cas imputables à Jean-Philippe Uzan, l’auteur de l’ouvrage recensé.