Le mathématicien et philosophe Olivier Rey publie chez Desclée de Brouwer, en cette fin d’année 2018, un essai sur le transhumanisme dont le titre donne le ton. Leurre et malheur du transhumanisme1 indique en effet clairement l’intention de l’auteur qui n’est pas de produire un ouvrage exhaustif reproduisant l’ensemble des points de vue et retraçant une généalogie d’ensemble, mais de proposer des arguments s’opposant aux délires messianiques du transhumanisme. Position engagée du reste pleinement assumée dès l’introduction : « Comme l’indique son titre, cet ouvrage ne prétend pas à la neutralité qui de toute façon, sur une question de ce genre, me semble hors de saison : quand il y va de notre être, il est nécessaire de se prononcer » (p. 10-11).
Trois chapitres structurent l’ouvrage qui marquent en même temps une montée en puissance du niveau conceptuel. Autant les deux premiers chapitres se lisent-ils aisément, même pour le lecteur amateur et non spécialiste de la philosophie, autant le troisième et dernier se révèle-t-il plus ardu et nécessite une culture philosophique déjà bien assise.
Quelles sont les grandes étapes du raisonnement d’Olivier Rey ? Dans un premier temps, le philosophe se propose de prendre à la lettre les arguments transhumanistes afin d’en montrer d’une part l’absurdité quand ils sont poussés au bout de leur logique, et d’autre part les enjeux souvent passés sous silence. La seconde partie, quant à elle, soutient une thèse surprenante et stimulante : c’est parce que l’homme moderne est diminué qu’il cherche à s’augmenter, c’est en raison de la perte de repères engendrée par la révolution industrielle qu’il aspire à devenir tout-puissant. En dernier lieu, Olivier Rey propose de considérer le transhumanisme comme l’aboutissement de la modernité ou, pour être plus exact, de la science moderne dont ses précédents ouvrages ont déjà offert au lecteur la féroce critique. On se retrouve ici en terrain plus connu pour le lecteur familier des écrits du philosophe. Reprenons alors dans l’ordre les trois chapitres qui composent ces Leurre et malheur du transhumanisme.
Le transhumanisme, une imposture ?
Tout d’abord, Olivier Rey rappelle le caractère gnostique du transhumanisme : pour cette doctrine, en effet, l’humanité n’est qu’une condition transitoire à dépasser, qu’un état déficient qu’il s’agit de venir combler par le progrès scientifique et donc matériel (ce qui en fait donc un gnosticisme paradoxal). De ce point de vue, l’amélioration et l’augmentation à l’origine du dépassement de la condition humaine (transhumanisme) sont intimement liées à la sortie de cette condition (posthumanisme). Une fois le projet identifié, l’auteur s’évertue à faire ressortir les trois étapes rhétoriques qui structurent la publicité qui en est faite. Premier temps : faire l’étalage de tous les avantages liés à l’innovation en question ; deuxième temps : assurer, devant les risques que fait naître le changement radical, que la situation n’a guère évolué depuis que l’homme est homme ; troisième et dernier temps destiné aux ultimes réfractaires : de toute façon, vous n’y pouvez rien, le progrès impose son implacable marche en avant. Prenons l’exemple de l’introduction des tablettes dans les écoles et les collèges (exemple que ne donne pas Olivier Rey qui illustre son raisonnement par les OGM et le transhumanisme en tant que tel) : 1) L’arrivée de la technologie va générer des gains d’apprentissage exceptionnels, et rétablir une égalité entre les élèves ; 2) le déficit de maîtrise de la langue française et les troubles de l’attention ne datent pas d’hier, et c’est en progressant dans l’animation pédagogique que nous pourrons résoudre ces problèmes ; 3) De toute façon, c’est trop tard, la modernité a envahi les établissements scolaires : râlez donc, vous devrez tout de même faire avec !
Implacable logique qui désarme les adversaires et les sceptiques du tout-technologique. Toutefois, en tant que mathématicien de formation, Olivier Rey ne pouvait pas ne pas se poser la question de la pertinence scientifique des promesses tenues par les thuriféraires du transhumanisme. La puissance et les performances annoncées sont-elles crédibles ? Assurément non. D’une part, l’intelligence artificielle pourrait se substituer à l’intelligence humaine à la seule condition d’accepter de réduire la seconde à la première : pourra-t-on créer une intelligence artificielle qui puisse distinguer le bien du mal ? D’autre part, les enjeux économiques sous-jacents et le financement des recherches par des multinationales permettent de douter – d’un doute au moins méthodique –, de la parole des scientifiques dont les recherches voire le salaire sont pris en charge par ces entreprises. On en vient alors à se demander la véritable finalité de ses discours orientés vers l’avènement d’un paradis terrestre qui aurait « aboli la mort » et serait parvenu à faire « reculer les frontières de la vie ». Eh bien, pour le philosophe, cette rhétorique futuriste est « une vieille ruse de guerre » car elle conduit à masquer la situation contemporaine d’ores et déjà caractérisée par « la mainmise de la technologie sur l’humain » (p. 37). A nous projeter dans un avenir lointain, quitte à nous donner le vertige ou à nous faire peur, les transhumanistes contribuent soit à nous faire oublier les problématiques contemporaines soit à nous faire accepter l’état présent du monde, car il semble tout de même plus raisonnable que ce qui nous est promis.
Tel est diminué qui croyait augmenter
La deuxième partie du livre constitue une réflexion à propos de la question suivante : de quoi le discours transhumaniste est-il révélateur ? Vous connaissez l’expression populaire : « plus on en parle, moins il y en a ». Par exemple, il n’y eut jamais autant de théories de la motivation au travail depuis que les salariés sont aussi peu impliqués dans leur organisation. Dans ce cadre, Olivier Rey considère que les promesses d’augmentation du transhumanisme reflètent un état de diminution de l’humanité : « Une réalité qui rend particulièrement réceptif au discours transhumaniste est l’état de diminution dans lequel se trouve aujourd’hui l’être humain ». Pour être plus précis, il faudrait dire que l’amélioration matérielle promise vient combler une déficience qui, quant à elle, est de nature politique et spirituelle.
Pour étayer cette thèse, l’auteur rappelle que les ensembles humains se sont structurés en communautés de petite taille jusqu’à la révolution industrielle qui accoucha de grands ensembles sociaux anonymes. En outre, l’outil devenu machine, c’est-à-dire automatisme, accrut le pouvoir de l’homme sur la nature. Si bien que les irréfutables gains matériels s’accompagnent d’une perte des repères collectifs mais aussi transcendants. L’être humain se trouve réduit à sa force de travail, et ne se trouve plus être qu’un simple pion dans un système qui ne vise qu’à préserver voire renforcer sa dynamique de croissance. Le paradoxe est donc que plus l’humanité semble maîtriser le cours du monde, plus elle a prise sur la nature par le développement de ses moyens techniques, plus chaque être humain singulier se trouve en situation de vulnérabilité : que devenons-nous sans GPS ? Que devient une discussion entre deux personnes dont la mémoire est stockée sur des serveurs, dans le cloud ? Et qui sait encore entretenir un verger ? L’être humain, privé des repères communautaires doit dès lors s’en remettre au Gestell pour pouvoir subsister sans ne plus pouvoir faire quelque chose de ses mains ni donner un sens à son existence parcellisée. Olivier Rey cite Günther Anders : « La place que nous, hommes d’aujourd’hui, nous occupons dans l’histoire humaine est misérable ».
Avec Anders, Rey met en évidence le régime général de la mise à disposition du monde : tout doit pouvoir être exploité, tout doit pouvoir trouver une utilité et un usage, rien ne doit rester au repos sans avoir trouvé une destination. La « Recherche et Développement » témoigne de ce processus sans fin ni sens qui consiste à inventer des procédés pour ensuite leur découvrir une application, certes utile, mais certainement futile. Et les domaines de l’exploitation de se multiplier : c’est désormais le corps qui est l’objet de cette maximisation, et c’est par conséquent dans ce projet général d’arraisonnement qu’il convient de comprendre le transhumanisme.
Du transhumanisme au capitalisme
Dans le troisième et dernier chapitre de son livre, Olivier Rey élargit encore le spectre de sa réflexion en inscrivant le transhumanisme dans le prolongement de la modernité, et plus précisément de la science moderne. Le philosophe commence par rappeler que le singulier de « La science » est plus que problématique ; tout d’abord, parce qu’il existe des sciences, et même une multiplicité de sciences dont chaque champ soulève des questions épistémologiques propres, mais surtout parce qu’il convient de distinguer le régime antique de la science de son projet moderne. Si tous deux sont bien tendus vers la connaissance, un ensemble de différences ne permet pas de les regrouper sous une même bannière. En effet, la physique d’Aristote, c’est-à-dire son analyse de la nature, prend appui sur la physis : la croissance, la poussée, de telle sorte que « c’est à partir du vivant que l’ensemble de la nature se trouve pensé » (p. 92). Tout au contraire, les modernes considèrent que l’univers est écrit en langage mathématique. Tandis que la science antique part de son objet, c’est-à-dire du donné qu’elle se propose d’étudier, la science moderne prend pour origine le calcul et le modèle en organisant à partir d’eux la nature. Cette dernière approche contribue à effacer la distinction entre le vivant et le non-vivant, et même à appréhender le vivant à partir du non-vivant en évacuant la finalité des catégories scientifiques. Ainsi, Olivier Rey note que nombre de biologistes contemporains ont cessé de s’interroger sur la vie, sur sa définition, sur sa nature, sur sa différence d’avec le non-vivant, si bien qu’ils en viennent à étudier un objet non identifié.
Mais reculons encore d’un pas : selon l’auteur, l’appréhension mathématique du monde tient au surpassement de l’entendement par la volonté qui se produisit chez Duns Scot puis Guillaume d’Occam. Du point de vue thomiste, l’autofinalisation du vivant ne fait que refléter la bonté et la puissance de leur Créateur ; au rebours, pour les nominalistes, l’autonomie accordée au vivant s’avère être une entorse à la puissance divine, une limitation au pouvoir de la volonté de Dieu. Il faut donc en conclure qu’une science basée sur l’entendement mène à la contemplation et à la mise en exergue des caractéristiques propres à chaque région de l’étant, alors qu’une science fondée sur la volonté court à la recherche de la maîtrise du monde.
Reste alors à conclure le raisonnement. Finalement incapable d’évacuer la téléologie, la biologie moderne l’a réintégrée sous la forme réductrice de la survie et de l’autoconservation. On aura reconnu là les concepts maniés par la théorie de l’évolution à la suite de laquelle le transhumanisme vient s’inscrire. Car, derrière le discours lénifiant sur « la mort de la mort » se fait jour le véritable enjeu : celui d’un monde artificiel soumis à la sélection naturelle, celui d’une société de part en part gouvernée par la compétition et la recherche de performance. On découvre alors, sous les apparences d’un avenir radieux, l’exacerbation de la lutte des classes qui prend tous les atours d’une lutte pour l’augmentation.
Conclusion
En conclusion, l’intérêt de ces Leurre et malheur du transhumanisme réside moins dans l’adhésion ou le rejet des thèses défendues par Olivier Rey, que dans l’exemple qu’il donne d’un traitement véritablement philosophique de la question. En effet, cet essai d’une part met en exergue la structure argumentative du transhumanisme et pointe ainsi les limites des discours de ses promoteurs, et d’autre part inscrit le transhumanisme dans une filiation, historique et philosophique. Cette approche tranche assurément avec les réflexes symétriques de l’apologie et de la calomnie, et s’avère être une invitation à l’ouverture du débat plus qu’à sa clôture.