Dans un passionnant recueil d’articles paru aux éditions PUF, Patrick Wotling explore la figure du philosophe et sa redéfinition chez Nietzsche1. La question est en particulier de savoir quelle place conserver à la philosophie, une fois déconstruits les concepts de connaissance, d’objectivité, de vérité, d’être et d’absolu. La réponse de Patrick Wotling revisite les grands thèmes de la pensée nietzschéenne (« inactualité », « philologie », « élevage », etc.), en prenant soin d’éviter et de dénoncer les fautes de lectures qui persistent trop souvent dans le commentarisme, comme l’organisation de la lecture à partir d’une lecture préétablie ou le dogme de l’évolution de la pensée de Nietzsche. Au terme de ce parcours, les rapports entre le concept de philosophie, la figure de l’homme et la problématique de la culture s’éclairent sous un jour tout à fait nouveau. Mais dire que la philosophie doit comprendre la culture et intervenir sur son évolution, pour produire l’élévation de l’homme, ne saurait suffire à résumer toute la richesse contenue dans ce recueil captivant. En permettant au lecteur de repenser à nouveau frais les dimensions les plus fondamentales de la culture de la vie humaine, comme le doute, le rire, les valeurs ou le rapport au temps, Patrick Wotling restitue admirablement ce mouvement d’élévation du regard et d’illimitation des perspectives qui caractérise la pensée de Nietzsche et lui confère sa puissance libératrice.
Pour Nietzsche, la philosophie n’est pas encore réelle, mais seulement possible et le philosophe est encore à venir. Leur avènement suppose d’analyser les conditions qui rendent le vivant possible, à savoir les valeurs, pour « comprendre ce que signifie et ce que vise le « connaître », et légitimer sa construction » (p. 9). L’échec de la philosophie tient à ce que, jusqu’à présent, elle est demeurée incomplète, arbitraire, superficielle, concentrée sur les résultats (les valeurs tenues pour des vérités) en ignorant les points de départ (les processus de fixation des valeurs). Patrick Wotling n’a de cesse de répéter, à juste titre, que la philosophie est « questionnement fondamentale […] demande de radicalité », ce qui explique pourquoi Nietzsche substitue la problématique des valeurs à celle de la vérité : alors que la recherche d’un fondement est superficielle, puisqu’elle repose sur le préjugé de l’objectivité, la véritable radicalité découvre « le conditionnement fondamental » (p. 12), qui est d’ordre pratique et axiologique.
La philosophie demande quel type de valeurs adopter pour s’assurer un avenir et prend pour objet les types de conditionnement de l’existence. Cette « philosophie de l’avenir » n’est pas un « genre spécial de philosophie », mais « la philosophie tout court, la philosophie qui se met enfin en accord avec son exigence […] de radicalité en matière de questionnement » et qui interroge les valeurs, donc « ce qu’il y a de plus radical », ce qui conditionne toute activité humaine – « le mode de conditionnement lui-même » (p. 13). Nietzsche ne se contente pas d’apporter des réponses nouvelles à des problèmes traditionnels : il interroge la légitimité de ces problèmes et oriente la philosophie vers l’étude de l’homme et du conditionnement axiologique. Plutôt que d’abandonner les idées qui ont organisé la réflexion philosophique depuis Platon, il s’agit de les réinterpréter en conformité avec « la mise en place de la problématique de la culture, que l’on peut aussi bien désigner comme problématique de la valeur » (p. 15). A plusieurs reprises Wotling insiste sur le fait que Nietzsche abandonne la logique de la représentation, donc de la connaissance, parce que cette problématique trahit l’exigence même de la philosophie. Celle-ci implique bien plutôt une enquête généalogique, couplée à une tentative d’élevage, de création et d’imposition de nouvelles valeurs.
La culture comme problème fondamental de la philosophie
Le premier article est assurément le plus remarquable par sa richesse et sa profondeur (« La culture comme problème. La redétermination nietzschéenne du questionnement philosophique »). Il examine la nature et le but de la philosophie selon Nietzsche, en soulignant que le dialogue de celui-ci avec la tradition n’est pas simplement doctrinal, mais problématique. Car Nietzsche interroge d’abord les interrogations elles-mêmes posées par la philosophie, plutôt que les conclusions des philosophes ! En expertisant ces questions et en interrogeant leur légitimité, il révèle leur caractère conditionné et les remplace par une compréhension plus rigoureuse de la philosophie. Plutôt que de rechercher un absolu théorique ou ontologique, il faut suspendre les problématiques philosophiques traditionnelles, puisqu’elles étaient gagées sur les valeurs de l’ascétisme : il s’agit de questionnements invalides car sans véritable fondement, n’ayant d’autre source que des préférences plus ou moins inconscientes. Pour Nietzsche, il s’agit donc de « ne rien admettre qui n’ait été soumis à un examen intransigeant, et n’ait produit ses propres justifications » (p. 27).
L’interprétation de Wotling permet ici de concilier d’une part le constat de la fausseté généralisée, donc l’abandon de la recherche de la vérité en philosophie et le faible crédit accordé à la logique de la réfutation – avec d’autre part l’exigence de radicalité et le maintien de la référence au réel, distingué de l’être et de l’en soi. En somme, réformer l’activité philosophique implique « la découverte de la nature même du réel ».
La suite explique en quel sens le problème fondamental de la philosophie est celui de la culture2. En effet « Nietzsche n’a cessé de revendiquer l’unité de sa réflexion et l’invariance de sa problématique, depuis La Naissance de la tragédie jusqu’aux derniers ouvrages » (p. 41) Il privilégie cette question parce que toute activité humaine est « un cas particulier de la culture » ou « l’un des champs constitutifs de la culture » (p. 54). Autrement dit les morales, les philosophies, les religions ou les constitutions politiques ne sont pas seulement des résultats ou des symptômes, mais aussi des sources conditionnantes, des « instrument[s] de culture » (p. 51), qui ont un « effet éducateur ». La réflexion sur la culture se concentre sur cette « logique double » et les variations de type dont l’être humain est susceptible, la façon dont les valeurs peuvent transformer l’homme. Au fond, « « culture » désigne ainsi chez Nietzsche une articulation interne qui exprime la nature spécifique du réel », à savoir cette double logique, qui va du résultat à la source et de la source au résultat. L’image du médecin tire les conséquences de la découverte de ce mouvement pour la tâche du philosophe : elle marque l’abandon de la problématique de la représentation au profit de la problématique de la croyance. Dans cette perspective, ce n’est plus la contradiction ou le faux pas théorique que condamne Nietzsche, mais l’« autonégation pratique entraînée à terme par l’assimilation de certains types de valeurs » (p. 59). Aux réfutations, le philosophe substitue la neutralisation des évaluations régnantes, qu’il s’agit de remplacer par des nouvelles valeurs.
La culture n’est pas seulement « l’unité de style artistique à travers toutes les manifestations de la vie d’un peuple », mais aussi et surtout la discipline homogène imposée aux instincts et source d’unité du système pulsionnel. Le philosophe est alors ce médecin de la culture dont la tâche est d’intervenir sur l’organisation des instincts. Toutes les manifestations de la vie d’un peuple, toutes ses formes d’activité (politique, artistique, etc.) peuvent être considérées comme des « interprétations » résultant de certains instincts ou pulsions. La culture est donc à la fois le champ des activités humaines et l’interprétation de la réalité, l’« imposition de forme à la réalité à partir d’une organisation pulsionnelle particulière » (p. 64). A des types de culture différents correspond des types d’organisation de la vie humaine différents et des types humains différents, caractérisés par une organisation pulsionnelle déterminée. La culture n’est donc pas un savoir, mais une dynamique, la liaison réciproque entre une série de valeurs et les interprétations qu’elles rendent possibles. Même si les valeurs conditionnent toute culture, la question fondamentale n’est pas celle des valeurs mais bien celle de la culture elle-même. Car « culture » renvoie plus clairement aux valeurs en tant qu’elles sont incarnées, « incorporées » et qu’elles ne sont pas, au contraire, de simples représentations obéissant à la pensée consciente.
Le philosophe ne doit pas seulement comprendre la logique de la culture, mais aussi orienter son intervention, sa participation au jeu de la réalité, en fonction de cette compréhension. La problématique philosophique consiste à analyser généalogiquement les interprétations pour en apprécier la valeur et ensuite à produire de nouvelles interprétations, qui accroissent la valeur du type de vie qu’elles susciteront à terme. Si l’expression « problème de la valeur » n’épuise pas « ce que Nietzsche pense comme problème de la culture » (p. 69), c’est donc que la détection des valeurs et l’interrogation leur valeur n’est que le premier volet de l’entreprise philosophique : reste ensuite à modifier les valeurs, à remplacer une interprétation par une autre. Dans ces conditions, Nietzsche se concentre sur la culture européenne contemporaine, parce qu’elle est décadente, mais aussi parce que l’homme est en un être en devenir, pas encore stabilisé, donc promis à des variations futures. Le philosophe n’est pas seulement un généalogiste, mais également un législateur qui décide des valeurs. Le second versant de l’entreprise est donc l’élevage et la sélection. Pour agir sur le corps, mettre en pratique les valeurs saines et « influer sur l’évolution des cultures » (p. 79), il faut renverser les valeurs. Il s’agira d’incorporer les valeurs, de les transformer en instinct, autrement dit d’éduquer le corps. Les « conditions concrètes d’applicabilité du renversement des valeurs » tiennent à la relation entre contrainte et longue durée, s’il est vrai que les pulsions ne deviennent des besoins qu’à la faveur d’une longue habitude. Mais puisqu’on ne peut pas « déterminer par anticipation l’effet formateur qui sera produit par l’incorporation de telle ou telle valeur », il est nécessaire de déterminer les types humains qui ont été jusqu’à présent les plus épanouis, de manière à pouvoir remonter aux types supérieurs de cultures et à leurs valeurs. De là l’importance chez Nietzsche du travail sur les documents, l’étude de l’histoire à des fins de comparaison entre les cultures. En définitive, c’est bien l’élevage qui constitue la tâche fondamentale du philosophe.
Subjectivité et inactualité
Le second article analyse l’élaboration de la croyance au moi et son rapport avec le fétichisme (« « Notre croyance fondamentale » La construction du sujet et le préjugé fétichiste »). Wotling souligne combien la notion de poétique éclaire le statut du sujet chez Nietzsche, puisque l’homme est artiste, créateur de formes nouvelles, capable d’imposer ces formes à sa perception de la réalité, autrement dit de se convaincre de la vérité de ses propres interprétations. Sa création la plus complexe et influente est son interprétation de lui-même, qui imprègne sa compréhension de toute la réalité extérieure. Puisque la croyance au moi est selon Nietzsche « notre croyance fondamentale », son analyse est un moyen privilégié de comprendre la logique interprétative qui constitue le fond de l’activité de l’homme. Patrick Wotling repère ici un « double mouvement » : l’idée d’unité ou de substance rend possible l’interprétation de la volonté comme cause, laquelle conforte en retour la croyance à l’unité ou à la substantialité du moi. Le sujet est l’unité qui réside dans la croyance à la causalité de la volonté ; et son extraordinaire promotion vient du fait que l’idée de sujet est une fiction synthétisante. Cette idée est un instrument au service de l’intensification du sentiment de puissance, puisque l’unité et l’identité qu’elle enveloppe permettent de ne retenir que « les affects gratifiants du succès » (p. 106). Nous sommes ici en présence d’« un mensonge très séduisant, et par là très efficace », ce qui fait bien de la croyance au moi un mécanisme poétique.
L’article suivant découvre dans « l’inactualité » un puissant révélateur de ce qui fait la spécificité de la figure du philosophe, dont elle fut la première désignation imagée sous la plume de Nietzsche (« Que signifie penser contre son temps ? Inactualité et philosophie de l’avenir chez Nietzsche »). Nietzsche semble vouloir faire de l’inactualité le propre de son activité philosophique. Mais il faut bien voir qu’elle n’est pas seulement opposition au temps présent, refus du conformisme et de l’adhésion immédiate à tout ce qui est nouveau, bref antimodernisme. Elle est surtout combat contre tout ce qui s’oppose à la grandeur, c’est-à-dire à la liberté et l’accomplissement de soi. L’inactualité implique de dépasser le dégoût pour l’époque présente afin d’apprécier la valeur des valeurs. L’inactuel est solitaire au sens où il est indépendant et capable de créer des nouvelles valeurs, pour guérir l’homme du nihilisme, mais il n’est pas pour autant isolé, replié sur lui-même par dégoût de la modernité. Il doit faire preuve de grandeur et devenir législateur, puisque son but est de former un nouveau type d’homme, et non pas simplement de réfuter des théories. En somme, l’inactualité est la première version du renversement des valeurs. Elle constitue un rapport au temps complexe, qui ne se réduit pas au rejet des opinions dominantes et ne consiste pas à critiquer son époque. Il ne s’agit pas d’une fin en soi, mais d’un simple moyen de « donner forme à l’avenir » (p. 126). L’inactualité dit « la tâche de renversement des valeurs et d’élévation de l’homme comme mission spécifique du philosophe » (p. 127).
Hiérarchie, philologie et scepticisme
Le cinquième article est consacré à « la réalité comme jeu de commandement et d’obéissance selon Nietzsche ». Patrick Wotling commence par se demander si le privilège de la notion de hiérarchie relève d’un préjugé chez Nietzche. Il remarque ensuite que la hiérarchie est liée à la croyance et à la liberté d’esprit. Enfin il souligne qu’elle est une condition fondamentale de la vie pulsionnelle. Quant au sixième article, il présente « la théorie des fautes de lecture et la philosophie comme traduction selon Nietzsche ». Le but est d’étudier la façon dont Nietzsche met en œuvre concrètement (dans ses textes) l’exigence philologique, c’est-à-dire l’exigence de « bien lire » à laquelle doit obéir la pensée philosophique. Tirant à bout les conséquences de l’idée que tout est interprétation, donc traduction d’autre chose, Patrick Wotling insiste sur l’idée que, pour Nietzsche, « tout parle dans la réalité » (p. 196) : la réalité se caractérise « par le fait de dire quelque chose, de parler ». C’est précisément ce que suggère l’image de la philologie, qui exprime aussi le rejet de la croyance à un monde de choses isolées et identiques à elles-mêmes. La réalité doit bien plutôt être considérée comme homogène, comme étant toujours et partout volonté de puissance. La métaphore de la philologie dit à la fois « la réalité comme texte traduit » et « la solidarité profonde des processus qui la constituent », processus dont la philosophie elle-même fait intégralement partie.
L’article suivant tente de saisir pourquoi Nietzsche semble formuler des appréciations antagonistes simultanées sur le scepticisme (« Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure. Ephexis, bouddhisme, frédéricisme chez Nietzsche »). Il s’agit également de comprendre comment il peut à la fois faire l’éloge du scepticisme et considérer que tout est « faux ». Le sceptique apparaît alors comme un modèle de retenue, de scrupule et finalement des « principaux traits distinctifs du philosophe authentique » (p. 228). Mais le scepticisme philosophique antique exprime « une forme d’inhibition, de découragement » et « d’incertitude paralysante au sujet des valeurs », ce qui fait de Pyrrhon un analogon de la modernité européenne. Comme les modernes, les sceptiques maintiennent l’axiologie morale et ascétique à la source de la notion de vérité. Au contraire, le scepticisme authentique tel que le pense Nietzsche commande d’expérimenter, d’intervenir sur le plan axiologique, en prenant tous les risques d’une exploration « dont les résultats, ne pouvant être estimés d’avance, ne sont livrés que par l’expérimentation » (p. 240). Le frédéricisme est précisément cette attitude virile et téméraire, consciente que « le courage doit faire partie des déterminations du philosophe authentique ». Tel est le « scepticisme de la force », signe de liberté de l’esprit.
La modernité comme condition de possibilité de la philosophie
Chez Nietzsche, la critique de la modernité est liée à la redéfinition du philosophe. L’article que Patrick Wotling consacre à ce sujet (« La modernité comme contradiction physiologique et ses conséquences pour le philosophe ») souligne que la modernité n’est pas seulement dégénérescence et rapetissement de l’homme (« décadence »), mais aussi la condition de possibilité du philosophe et de la philosophie authentique, tant il est vrai que « toutes les grandes choses naissent de leur contraire » (p. 260). Par son indécision axiologique, la modernité a le mérite de permettre au philosophe législateur de favoriser le « détachement à l’égard des valeurs régnantes », en particulier d’encourager la capacité « d’expérimenter pour la première fois, la remise en cause de l’autorité de la vérité » (pp. 257-8).
La modernité est aussi « l’époque de la comparaison », celle où il devient possible de récapituler le plus possible de « voies déjà tentées par des communautés humaines » ainsi que leurs résultats (p. 259). Cette comparaison permet de connaître la valeur des valeurs et surtout de renverser les valeurs, pour élever ou ennoblir l’homme. De ce point de vue, l’hypersensibilité aux différences axiologiques, donc la modernité rend « le philosophe possible ». Ce que Nietzsche appelle le « sens historique » n’est pas seulement la marque d’un affaiblissement, mais aussi un instrument indispensable, l’histoire apparaissant comme une sorte de laboratoire, un lieu d’expérimentations axiologiques, où il s’agit te tenter « de vivre avec les types de valeurs les plus différents », de faire « varier à l’infini ses conditions d’existence ».
Zarathoustra dépassé
Le dernier article est peut-être le plus original et l’un des plus velus. Consacré à « la problématique de l’élevage chez Zarathoustra et chez Nietzsche », il donne également son titre au recueil (« oui, l’homme fut un essai »). Patrick Wotling revient sur le sens et le rôle d’Ainsi parlait Zarathoustra, qui ne constitue pas le sommet de la pensée et de l’entreprise nietzschéenne, ni un récapitulatif de la pensée de Nietzsche, mais un livre consacré à la notion de surhumain et, partant, à l’élevage (Züchtung). Il s’agit de « travailler à transformer l’homme […] faire advenir un nouveau type d’homme » (p. 268), par une démarche anticipatrice et futuritive. Nietzsche, en effet, a bien vu qu’il n’y a pas de nature humaine stable, mais seulement une condition variable et protéiforme. La difficulté centrale d’Ainsi parlait Zarathoustra concerne précisément le statut du surhumain dans le cadre d’une pensée anti-idéaliste, qui considère qu’« il n’a jamais encore existé de surhumain » (APZ, « Des prêtres », p. 115). Pour résoudre ce problème, Patrick Wotling rappelle huit traits distinctifs de l’exigence de Zarathoustra, telle que la philanthropie, le dépassement du dégoût ou le privilège de la création. Ces motifs se regroupent et sont liés de telle sorte qu’ils nous placent face à trois problèmes : les « énigmes » du vouloir, du hasard et de la durée ou de l’avenir.
Après avoir explicité ces problèmes, Patrick Wotling remarque qu’Ainsi parlait Zarathoustra n’est pas un mode d’emploi de la création du surhumain, mais un ouvrage essentiellement « « théorique » » ou descriptif et programmatique. Il faudra attendre encore quelques années pour que Nietzsche manifeste le souci pratique et immédiat d’engager concrètement le processus qui conduit au surhumain (p. 290). Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche ne justifie pas en détail « la compréhension du vouloir comme Züchtung » (p. 293), ni les relations entre valeurs et pulsions ou entre humain et pulsions. Il a très tôt fixé la « tâche authentique du philosophe », à savoir l’élévation de l’homme, mais l’enseignement de Zarathoustra n’épuise pas la pensée et la démarche de Nietzsche. Si l’ouvrage est selon Nietzsche « le livre le plus profond » de l’humanité, il n’en reste pas moins un « essai » que son auteur a par la suite dépassé.
Conclusion
En définitive, « Oui, l’homme fut un essai » propose un voyage passionnant au sein du corpus nietzschéen. L’ouvrage fait droit aux grands thèmes autour desquels s’organise la pensée de Nietzsche, aussi bien qu’aux notions plus marginales ou trop rarement approfondies par le commentarisme, telles que le rire ou le « frédéricisme ». On y retrouve toutes les compétences herméneutiques et rédactionnelles qui font de Patrick Wotling un commentateur hors pair. Si l’auteur prend toujours soin d’éviter les écueils qui grèvent trop souvent les discours, oraculaires ou tonitruants, de ceux qui se disent « nietzschéens », il n’édulcore pas pour autant une pensée dont il parvient à concilier l’originalité radicale et la rigueur méthodique. Même si certains articles peuvent paraître particulièrement denses et pour ainsi dire touffus, il en ressort une impression générale d’ordre, de précision et de clarté – qualités dont témoigne la fidélité au corpus nietzschéen, ici appréhendé dans son entièreté. En explicitant le sens profond du concept de philosophie chez Nietzsche, « Oui, l’homme fut un essai » éclaire l’ensemble de la réflexion nietzschéenne, en révélant son unité et sa cohérence profonde. Un préalable qui devrait être indispensable à toute entrée dans la pensée de Nietzsche !