Entreprendre de faire lien entre philosophie et cinéma est une discipline difficile à laquelle s’est attaché Olivier Dekens, qui nous propose à travers un manuel dit de « cinéphilosophie » de « faire fonctionner ensemble le dispositif intellectuel propre à la philosophie et l’effet cinématographique ». Pour se faire, il utilise une structure figée, un peu inerte même si efficace, proposant des variations autour de trente et un thèmes correspondant au programme de philosophie des classes de Terminale L, avec à chaque fois à l’appui : une introduction générale au thème étudié, puis l’extrait d’un texte philosophique et sa brève analyse, enfin un résumé de film et une synthèse finale ciné/philo confrontant le médium cinéma à l’exploration d’un concept philosophique. Par exemple, pour le chapitre sur la conscience, Dekens propose plusieurs définitions du terme par divers philosophes, avant de citer un paragraphe de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain de Locke, avec un commentaire personnel ; il propose ensuite un résumé du film Memento de Christopher Nolan, et une analyse de la façon avec laquelle le thème de la conscience est abordé par le cinéaste. Cette démarche est validée en exergue de l’ouvrage par une citation du cinéaste Eric Rohmer affirmant qu’au cinéma, le sens, « c’est de l’apparence même qu’il nous faut l’extraire, non d’un au-delà imaginaire dont elle ne serait que le signe ». A partir d’exemples tirés de faits, de scénario, et d’analyses de contenu des films proposés à l’étude, Olivier Dekens se fait donc fort de puiser au sein du « répertoire » philosophique des concepts sur la base desquels faire dialoguer images et idées.
En introduction, Olivier Dekens précise sa démarche. Il s’agit de mettre « les petits plats dans les grands », puisqu’une certaine histoire de la pensée philosophique va être mise à l’épreuve de films, ou comment le 7ème art, son bestiaire forain et ludique, peut être mis en coexistence avec les plus prestigieux penseurs qui soient. Le résultat est un panel à la fois encyclopédique et incomplet, à visée ouvertement généraliste : les philosophes se contenteront d’idées lancées à la volée, d’une pertinence et d’une formulation certes agréables à l’esprit et à l’œil, mais bien souvent exploratoires plutôt que rigoureuses, tandis que les cinéphiles pourront au mieux lire une « petite histoire du cinéma illustré de ses exemples philosophiques », qui ne propose aucune avancée notable dans l’analyse ou l’esthétique du cinéma. Il va ici s’agir de « proposer une réflexion philosophique non sur le film mais sur son objet »1, comme l’avance Dekens en introduction : c’est-à-dire que le concept de « cinéphilosophie » ne signifie pas philosophie du cinéma, mais bien philosophie et cinéma : ou comment la philosophie et le cinéma, avec leurs moyens propres, peuvent aborder un même thème ou sujet.
Le livre d’Olivier Dekens se tient dans un grand écart entre la vulgarisation (raccourcis systématiques, formulations empruntées à droite à gauche, ceci étant beaucoup dû notamment à la brièveté forcée des paragraphes) et l’étude de fond. Ainsi, le philosophe a le mérite de proposer à l’étude des films qui n’appartiennent pas au Panthéon des œuvres habituellement explorées dans les cours d’histoire du cinéma, bien que tournées par des cinéastes de référence (ainsi de Sonate d’automne de Bergman ou Indiscrétions de Cukor), ou encore certains films trop récents pour avoir encore pu être analysés en profondeur (on citera entre autres Le territoire des morts de Romero, Minority report de Spielberg, A history of violence de Cronenberg, Memento de Christopher Nolan, Tout sur ma mère de Pedro Almodovar). Bémol cependant : aucun cinéaste de « seconde zone » ici, aucun genre mineur proposé à l’analyse, aucun grand film malade, mais uniquement des auteurs sacrés et consacrés, des films à l’importance reconnue et approuvée, donnant à l’ouvrage une allure sérieuse, trop sérieuse, presque littéralement scolaire : aucun chemin de traverse n’y sera emprunté, aucune école buissonnière ne sera favorisée – les rênes du pur académisme ne sont pas loin. Pour autant, les textes consacrés à l’analyse de films n’échappent pas au survol, dont on peut saisir dans la bibliographie les sources principales : presque exclusivement, c’est des Cahiers du Cinéma que Olivier Dekens se contente d’approfondir (réciter ? ) les idées… Certes, on ne peut que saluer le sérieux de la revue, mais parfois le lecteur a la douloureuse impression que l’auteur a permis à lui seul à la BIFI de rentabiliser ses photocopieuses en se servant avidement des textes de la revue. Par exemple concernant « La peau douce », dont il a lu un article des Cahiers appelé « Fantastique réel », pour découvrir en fin de compte dans son propre texte que « Truffaut, avec une économie de moyens rares dans son cinéma, touche au fantastique dans la radicalité de son réalisme, touche au drame dans la banalité de ce qu’il nous raconte »2 (Truffaut dont on peut au contraire saluer la remarquable simplicité et sobriété de mise en scène et de dramaturgie dans la quasi-totalité des films qu’il a tournés).
Parfois, au contraire, Olivier Dekens parvient remarquablement à synthétiser ses idées dans une langue aérée, fluide, volontairement concrète et claire. C’est en somme un ouvrage très agréable à lire et parcourir, soulignons-le. Par exemple, lorsqu’il parle de la complexité du Voyeur de Michael Powell, « à l’interprétation sous-tendue par une tentative de compréhension psychanalytique du voyeurisme, doublée d’une intrigue tout à la fois criminelle et amoureuse, la jonction de ces deux mouvements constituant sans doute la touche même du fantastique anglais des années 1960 »3 En allant plus loin, il nous délivre là en filigrane une très jolie description des ambiances romantiques et morbides des films de la Hammer réalisés à l’époque. Ce discours simple et sobre, qui réduit et simplifie certes, mais propose aussi une synthèse claire et précise des enjeux humains fouillés par chacun des films proposés à l’étude, résonne ailleurs, par exemple dans les pages consacrées au Voleur de bicyclette de De Sica, où il est dit que le réalisateur « unifie le drame social, le drame moral et la tragédie familiale, donnant à voir une portée universelle, celle du conte »4.
Dekens se risque très rarement à l’interprétation ; en revanche, lorsqu’il le fait, il sonne souvent juste. Par exemple du Shining de Kubrick dont il dit: « Travellings innombrables, maîtrise de la caméra portée, mouvements constants des personnages dans le labyrinthe qu’est en lui-même l’hôtel, Kubrick nous fait circuler dans ce qui n’est peut-être qu’une projection matérialisée des circonvolutions du cerveau malade de Jack »5. Là, d’autant plus que le thème traité par l’auteur est la raison, on sent l’analyse incarnée, investie d’une vraie réflexion sur ce que peuvent les moyens formels du cinéma dans la broderie autour du thème philosophique retenu, et le livre trouve auprès du lecteur un véritable écho. Cela devient tout à fait passionnant dans le chapitre consacré à l’interprétation, qui est aussi un des plus intrépides puisqu’il est consacré à Mulholland Drive de Lynch, un des films les plus prisés des universitaires. Partant de Nietzsche et l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de faits, que des interprétations, l’écrivain déroule une analyse possible en forme de rêverie sur la structure du film, qui trouve là encore un écho particulièrement fertile entre l’objet filmique chroniqué et son attribut philosophique : avec Hollywood pour décor, Lynch travaille d’une part sur le factice et le doute, la part de croyance et le mirage de l’image, d’autre part sur la conscience (du personnage, du spectateur). « La vie éveillée ne dispose pas de la même liberté d’interprétation que la vie en rêve, elle est moins poétique et débridée, mais dois-je mentionner (…) qu’il n’y a pas de différence essentielle entre la veille et les rêves ? (…) Que toute notre prétendue conscience n’est que le commentaire plus ou moins fantaisiste d’un texte inconnu, peut-être inconnaissable et seulement ressenti ? » nous dit Nietzsche6. Dekens prolonge alors, autour du film, sa réflexion : « Le concept philosophique qui nous occupe ici intervient donc à (au moins) quatre niveaux différents : une première fois comme défi à l’intelligence de celui qui voit le film, condamné à le voir à nouveau s’il veut pouvoir en penser quelque chose ; une seconde fois en ce qu’on peut concevoir la majeure partie du film comme une interprétation rêvée d’une réalité n’apparaissant que dans la dernière demi-heure ; une troisième fois en tant que le film en son intégralité est lui-même une interprétation du continuum rêve-veille qu’il instaure ; une quatrième fois si on tente d’analyser, à la manière psychanalytique, le rêve lui-même, non seulement comme une reconstruction fantasmée du réel mais aussi comme l’expression d’un monde pulsionnel fondamentalement inconscient »7.
C’est toutefois moins convaincant lorsque Dekens lance au passage quelques affirmations concernant de façon plus spécifique l’évolution des techniques et esthétiques du cinéma, par exemple pour M le maudit, qui, selon lui, assène à coups d’ellipses et de techniques d’exposition « une puissance esthétique qui ne cessera d’irriguer le cinéma »8, alors que formellement le cinéma muet aura mis en place bien en amont des outils spécifiques de narration, sans attendre 1931 et le film de Lang, qui, certes, en propose une synthèse et un aboutissement remarquables à l’ère du nouveau cinéma parlant. On pourrait d’ailleurs pointer un manque dans l’ouvrage, qui est aussi une béance de la critique de cinéma en général : une attention trop forte portée au contenu des films, sans en penser en parallèle les prolongements esthétiques et techniques. Ainsi, le jeu de l’acteur, le travail du chef opérateur sont presque absents de ces pages d’analyse, qui pourtant participent à armes égales de l’effet de réel des films, de la rencontre, ou non, du spectateur avec le film. Par exemple, voir que dans certain film c’est un acteur lui-même, adossé à l’emploi de son personnage, qui prend en charge le traitement d’un thème philosophique. Ou encore que tel récit amène tel type d’image (par exemple le choix des focales courtes dans A history of violence, qui amène les thèmes de l’instabilité, du doute et du double, renforçant ainsi le traitement du sujet, de l’identité des personnages).
Dernière carence de l’ouvrage : bien qu’à vertu généraliste, globalement accessible, il traite souvent du cinéma tout en laissant le cinéma à l’écart, à la porte, finalement loin de la pensée, et non en son sein. Comme le dit Olivier Dekens au détour d’une page, « la philosophie, si elle doit avoir une fonction non seulement critique, mais aussi constituante, ne s’insère pas, comme on aurait pu le supposer, entre la morale et la politique, mais entre le politique et la politique, entre la loi et le champ où il y a à faire ce que la loi prescrit »9. Il y manque les caractéristiques d’un ouvrage passeur, d’un ouvrage trait d’union entre deux champs, le cinéma et la philosophie, qui les embrasserait plutôt que ne les opposerait. C’est peut-être dans la trop grande rigidité de la structure de l’ouvrage, qui comprime et inhibe, qu’un tel pas de deux est rendu bien délicat. On ne dira pas qu’on eût préféré un philosophe-rêveur plutôt qu’un philosophe-penseur pour s’atteler à cette tâche, mais du moins on le pensera tout bas.