Le dernier ouvrage de Guillaume Lejeune, Hegel anthropologue1 est à marquer d’une pierre blanche dans les études hégéliennes ; étudiant la vision hégélienne de l’homme sous différents aspects, notamment celui de la folie, il expose et analyse dans une langue claire et précise la place de l’anthropologie dans le système hégélien, donnant lieu à d’excellents développements sur la raison et l’esprit, clarifiant du même geste bien des obscurités dont le système est parfois porteur.
En discussion avec Kojève mais aussi Groethuysen et son Anthropologie philosophique, l’auteur, chargé de recherche au FNRS à l’Université de Liège, nous semble ainsi viser un double objectif : d’abord restituer l’anthropologie positive de Hegel, en substituant thématiquement l’homme à l’esprit, non pas pour nier la place de ce dernier, mais pour montrer que la réflexion hégélienne ne saurait être pleinement comprise uniquement à partir de la notion si complexe d’esprit. Cela revient au fond à tout à la fois refuser l’isolement de l’anthropologie pour lui rendre sa place au regard de l’esprit, et à, en même temps, rappeler que l’esprit n’émerge pas de nulle part, et ne saurait être signifiant indépendamment de la question anthropologique.
Mais dans un second temps se comprend le fait que l’ouvrage établit le contenu de l’anthropologie hégélienne pour évaluer ce qui, du hégélianisme, demeure actuel en vue d’affronter les questions contemporaines soulevées par les évolutions techniques et les difficultés éthiques qu’elles charrient ; en d’autres termes, la pensée anthropologique n’est pas reconstituée par l’auteur dans une seule optique historique mais aussi pour penser conceptuellement ce que nous voulons que l’homme soit face aux défis de l’anthropotechnie qui nous attendent et que nous devons d’ores et déjà affronter.
A : L’homme ou le moi conscient ?
La première difficulté que soulève l’idée d’une anthropologie hégélienne est celle du cadre général où s’inscrit Hegel, à savoir la pensée moderne, pour laquelle le « héros » inaugural, Descartes, semble avoir substitué le problème du moi et de la conscience en général à celui de l’homme. C’est pourquoi, dès l’avant-propos de son ouvrage Guillaume Lejeune entre en discussion avec Bernard Groethuysen et son Anthropologie philosophique qui fixe le problème en ces termes :
« Cela nous ramène d’autre part aux problèmes, devant lesquels se trouve l’homme des temps modernes, par suite de la formation d’une conscience du moi qui n’a plus de rapport avec aucune des façons anthropologiques de se représenter les choses. Ce n’est pas l’homme, qui est le sujet pensant, mais ce moi-ci, pour lequel le fait d’être homme est à son tour une représentation. »2
A en croire Groethuysen, donc, il ne va nullement de soi que la pensée moderne ait pour dessein de produire une anthropologie car « l’idée que représente l’homme, la notion de ce qui est typiquement humain, se dissout dans la conscience du moi, et y perd le caractère concret qui lui venait du fait d’avoir défini l’homme, en fonction de son genre de nature, accepté comme tel. »3 A rebours de cette affirmation, l’auteur va avoir pour ambition de démontrer que si Hegel n’établit pas au sens propre une nature humaine, exception faite du Logique, il n’en analyse pas moins une spécificité humaine qui, quoique mouvante et en devenir, peut faire l’objet d’une détermination précise et descriptive.
D’une certaine manière, donc, Guillaume Lejeune retrouve l’inspiration de Gérard Lebrun, par d’autres voies, lequel Gérard Lebrun avait en effet défendu dans un ouvrage posthume les présupposés anthropologiques de la dialectique hégélienne :
« On a seulement essayé d’analyser quelques échantillons de la dialectique dans un but bien précis : déterminer certaines des options que celle-ci implique sans le dire. Options ontologiques, en premier lieu, dont la détection exige souvent une référence aux classiques grecs. Mais aussi – et inséparablement – options anthropologiques, que le parfait fonctionnement de la machinerie hégélienne contribue à dissimuler au lecteur. »4
Jouant sur l’effet de dissimulation inhérent à la dialectique, Lebrun montrait en effet que la méthode hégélienne présupposait une sorte d’incompréhension du discours sur lui-même ou, plus exactement, une ignorance par les hommes du sens de leur propre discours. Attribuant cela à la dialectique occultant ses propres présupposés, il révélait le fond anthropologique secret qui gouvernait celle-ci, et faisait dérailler l’approche moderne désanthropologisée de l’homme à partir de la raison pure, dont Kant était le héraut. Bien que G. Lejeune ne reprenne pas la question dialectique dans une visée élucidante, il n’en demeure pas moins que se croisent ici deux thèses qui, partant de problématiques différentes, parviennent à un résultat commun, au moins formellement.
B : La discussion avec Kojève
Le paragraphe précédent pourrait laisser accroire que l’ouvrage s’inscrit alors dans les pas de Kojève en ceci que ce dernier avait, dans ses célèbres leçons, vivement défendu la dimension anthropologique de l’œuvre hégélienne, notamment la Phénoménologie de l’esprit. Remplaçant en effet l’esprit par l’homme, Kojève décrivait les différentes figures du chef-d’œuvre de 1807 en anthropologisant explicitement le propos, présentant la théologie comme une anthropologie masquée, et faisant de celle-ci la vérité progressivement révélée de tout le procès phénoménologique.
Mais à cette analyse, Kojève ajoutait que l’anthropologie de Hegel, quoiqu’héritée en partie de la théologie judéo-chrétienne, devait sa singularité à son athéisme foncier, de sorte que l’anthropologie athée fût le fondement réel mais initialement inapparent de la religion elle-même. « Ainsi, Hegel, notait ce dernier, n’accepte que la tradition anthropologique judéo-chrétienne que sous une forme radicalement laïcisée ou athée. »5
Enfin, Kojève mettait l’accent non pas sur la conscience mais sur l’Homme et son activité « négative-négatrice » par laquelle lui était donnée la possibilité de transcender sa nature. C’est sur ce point précis et non sur celui de la lecture anthropologisante en général que G. Lejeune s’éloigne le plus de Kojève ; en effet, toute approche anthropologique ne peut être menée qu’à la condition de rencontrer un certain contenu positif, si bien que la négation ne peut être le dernier ni le premier mot de l’anthropologie hégélienne. Il faut donc, note G. Lejeune, comprendre qu’une définition négative de l’homme ne se réduit pas chez Hegel au simple constat du fait que l’homme soit opposé à d’autres choses, qu’il se rapporte négativement à l’altérité et à lui-même ; il faut montrer que l’opposition est aussi produite par l’homme et interroger le sens d’une telle production.
Cette façon que l’homme a de dénier à sa nature la prétention à valoir pour une définition de lui-même, Hegel l’appelle la négation déterminée ; celle-ci ne nie pas l’homme en son entier mais seulement en sa particularité immédiate, et c’est peut-être là l’enjeu fondamental de l’ouvrage car bien des lectures ont eu tendance à produire le sophisme suivant : l’homme niant sa particularité immédiate, il n’est donc rien de déterminé ; or, montre admirablement G. Lejeune, si l’homme supporte cette négation qui est comme une dénégation de son naturel, c’est en même temps parce qu’elle est un moyen d’activer le sujet qui habite sa substance en déterminant la sphère indifférente de son donné. C’est sur ce point précis que l’auteur s’éloigne donc de la négativité de Kojève qui gomme l’importance de la positivité ; si l’homme œuvre comme négativité, il le fait sur la base d’une positivité originaire et fait de la négativité le moyen d’une singularité concrète.
C : Organisation et enjeu de l’ouvrage
Fort de cette analyse, l’ouvrage se distribue en trois parties et en une conclusion substantielle. La première affronte la question de la positivité naturelle et de son dépassement par l’idéalisation ; d’une certaine manière, et au regard de l’objectif de l’ouvrage, c’est cette première partie qui est la plus décisive car c’est elle qui va aborder le problème de la naturalité à partir de la partie explicitement anthropologique de l’Encyclopédie qui évoque l’âme, c’est-à-dire l’esprit-nature.
La difficulté est grande car d’un côté G. Lejeune souhaite ne pas épuiser la pensée hégélienne dans une négativité dénuée de positivité ; il est donc tentant de trouver dans la positivité naturelle de l’âme la positivité dont l’anthropologie a besoin. De l’autre, précisément parce que se trouve en jeu le problème de l’anthropotechnique, apparaît la menace naturaliste qui, justifiant de ne pas rechercher la spécificité humaine en ne voyant en l’homme qu’un élément naturel parmi d’autres, ferait ses choux gras d’une absolutisation anthropologique de l’âme, qui autoriserait somme toute le réductionnisme naturaliste :
« Une mécanisation de l’homme entendue comme amélioration technique de son corps n’est pas a priori à rejeter d’un point de vue hégélien. Mais si l’anthropogénèse devait se transformer en anthropotechnique, si la génétique devait entièrement se substituer au caractère générique de l’esprit, cela signifierait dans la perspective hégélienne que l’on absolutiserait la contingence, le donné, la factualité. A vouloir spiritualiser la nature, on naturaliserait l’esprit. »6
C’est pourquoi la question anthropologique de la positivité naturelle est cruciale dans l’optique de la réflexion entamée par G. Lejeune et fait l’objet de développements souvent remarquables car visant à toujours restituer la place du naturel relativement à l’esprit et au système. Cela permet tout à la fois de ne pas occulter le naturel anthropologique au seul profit de l’esprit, ni de l’absolutiser en oubliant que, précisément, le système mène à l’esprit. En d’autres termes, Hegel part du donné mais il n’en fait pas un élément indifférent en ceci il y a une « préhistoire »7 de la conscience qui est donnée par l’anthropologie et qui lie le processus d’idéalisation de l’âme à une corporéité sensible. Il faut veiller, montre admirablement G. Lejeune, à garder l’aspect générique de la nature humaine, sa négativité et la penser comme l’horizon d’une positivité future.
A cet effet, la thèse de G. Lejeune peut être ainsi exprimée : la naturalité ne constitue pas le dernier mot de l’anthropologie car l’esprit est toujours déjà là, y compris dans la nature. Mais cela n’implique nullement la naturalisation de l’esprit mais, au contraire, une sorte de préfiguration de ce dernier sous une forme qui n’est pas encore adéquate, à savoir le corps. Le corps est donc « le naturel de l’esprit et l’on ne peut dénier au corps son sens spirituel sans que cela ne porte à conséquence sur l’être humain en son entier. Loin de ravaler le corps à la logique de la mécanique, il s’agit pour Hegel d’élever le naturel du corps à l’esprit. »8 On voit ici à quel point l’auteur discute avec le naturalisme qu’il ne combat frontalement mais auquel il répond à travers l’idée hégélienne que la continuité entre la nature et l’esprit peut s’effectuer du point de vue de l’esprit, précisément parce que le naturel en l’homme n’est pas la nature de l’homme. En d’autres termes, et cette thèse est d’une importance cruciale dans les débats contemporains, reconnaître une part de naturel ne signifie pas faire de cette nature la nature même de l’homme.
Quelle est alors la nature humaine pour autant qu’il y en ait une chez Hegel ? G. Lejeune se réfère à la préface de la Seconde édition de la Science de la Logique pour y répondre, et fait du Logique la nature de l’homme :
« Les formes-de-pensée sont tout d’abord extériorisées et déposées dans le langage de l’homme. On ne saurait, de nos jours, trop souvent rappeler que ce par quoi l’homme se distinguer de l’animal, c’est la pensée. En tout ce qui devient pour lui quelque chose d’intérieur, une représentation en général, en tout ce qu’il fait sien, le langage s’est immiscé, et tout ce dont il fait une parole et qu’il extériorise en celle-ci contient, plus enveloppée, plus mélangée, ou laborieusement dégagée, une catégorie ; tellement le logique lui est naturel, ou, bien plutôt, est sa nature propre elle-même. »9
C’est peut-être là que l’on peut émettre une réserve à l’endroit du livre de G. Lejeune : quel est l’objet précis de son ouvrage ? Traite-t-il de l’anthropologie au sens purement hégélien tel qu’il apparaît dans l’Encyclopédie ou de l’anthropologie en son sens large tel que l’emploie par exemple Kojève ? Naturellement, G. Lejeune parle des deux ou, plus précisément, parce qu’il parle de l’anthropologie en son sens général, il examine ce qu’elle recouvre en son sens hégélien. Toutefois, et c’est là le lieu de notre réserve, il nous semble que l’auteur ne se demande pas pourquoi Hegel appelle « anthropologie » un domaine qui n’est pas immédiatement relié à ce que l’on appelle l’anthropologie de manière courante. En d’autres termes, les choix lexicaux de Hegel ne sont peut-être pas assez interrogés ni rendus suffisamment intelligibles car, si l’anthropologie se joue véritablement dans l’âme, alors pourquoi la nature humaine lui est-elle totalement extérieure et antérieure ? Qu’est-ce qui différencie sémantiquement la nature humaine de l’anthropologie en son sens hégélien ? Ces questions trouvent certes des réponses dans l’ouvrage mais elles ne sont pas thématisées comme telles et cela gâte parfois l’intelligibilité du propos.
D : La question de la folie et de l’irrationalité
Nonobstant la réserve précédente, nous pouvons tirer les conséquences de l’analyse antérieure : s’il s’agit bel et bien d’élever la nature à l’esprit, c’est-à-dire de faire parvenir le procès logique à la liberté, alors rien ne serait pire qu’une espèce d’interruption de ce procès, c’est-à-dire d’une fixation de l’âme qui ne parviendrait plus à se rapporter au monde selon le mouvement même de la vie. C’est pourquoi le premier chapitre aborde longuement la question de la folie au sens hégélien, et analyse avec une grande subtilité le problème de l’irrationnel.
La folie n’est pas chez Hegel, comme chez Kant, extérieure au processus anthropologique ; « elle est une excroissance de ce processus, celui de la séparation qui transforme l’être donné (Gegebensein) en être posé (Gesetzsein). »10 Le fou n’est donc pas tant une nature irrationnelle ou dénuée d’intelligence discursive qu’un homme déraisonnable car en lui le processus d’idéalisation présidant à la possibilité de la raison subit un bouleversement. « La folie est un arrêt du processus d’idéalisation. »11
Il faut percevoir ici toute la dimension de discussion avec le foucaldisme et avec les lectures cherchant à tout penser en termes d’exclusion et de séparation à l’image de celle de Foucault évaluant les dispositifs d’exclusion : la folie ne sert pas à discriminer chez Hegel entre le pleinement humain et le non-humain, parce que ce critère n’est pas le bon ; la folie doit être pensée selon le mouvement même de la vie, en tant qu’elle est une « possibilité intrinsèque du procès de l’âme »12 dès lors que celui-ci s’interrompt.
Dès lors, le mal de la folie « n’est pas l’extérieur de la raison, mais son autre immanent ou plus précisément l’autre immanent du processus d’idéalisation préparant la venue du rationnel à même le substrat naturel de l’esprit qu’est l’âme humaine. (…). Plus généralement, la raison étant, en son essence, relation, la déraison est quelque chose d’assez relatif. »13 De ce point de vue, et très paradoxalement, Hegel préfigure Foucault en rendant la folie relative à la vie éthique, c’est-à-dire en faisant de la folie une certaine relation du sujet au monde objectif. Toutefois, ce n’est pas la raison qui est déraisonnable mais le déraisonnable qui est rationnel en tant qu’elle est une manière de donner sens au monde.
C’est pourquoi, la folie n’est pas à l’extérieur de la raison, celle-ci n’ayant pas de bornes en raison même de son intrinsèque plasticité qui vise à donner un sens à tout ; elle est plutôt une certaine manière de se rapporter au monde et de ne pas parvenir à résoudre les contradictions du fait même qu’elle les fige. Mieux encore, il est des époques plus ou moins propices à cette fixation de la contradiction, à cette interruption du mouvement ; et notre époque moderne fait partie de celles qui peinent à concilier l’absolutisation des intérêts privés – particularité – et le rappel obsessionnel du vivre-ensemble et de la substantialité éthique – universalité.
Précisons ce point qui nous paraît faire de Hegel un des premiers penseurs à avoir pensé les conditions éthiques de la folie. Contrairement à la belle éthicité grecque, il n’y a plus d’harmonie immédiate. L’État laisse émerger un État extérieur, la société civile, pour faire droit au principe moderne de la libre singularité. La négativité sociale, qui permet à l’individu de se dissocier du corps social, peut tout à fait ne pas reconduire au tout organique qu’est l’État. « Cette « déraison » liée à la négativité de l’âme du monde moderne qui produit des particularités sans réussir à les unir au sein d’un tout idéal n’est pas sans conséquence sur le soi de l’individu. Le mépris social (déni de reconnaissance) et le chômage conduisent à la dissolution de la disposition éthique. »14
E : La mort
Le second chapitre consacré à l’apparition du négatif traite essentiellement de la mort ; reprenant les écrits du jeune Hegel, il nous paraît développer une remarque d’Hyppolite voulant que la première philosophie de Hegel soit de part en part une « anthropologique philosophique »15 En associant en effet la négativité à la mort, G. Lejeune fait droit à une interprétation intéressante de l’idée de totalité chez Hegel. En effet, avec la dissolution des cités grecques, la vision globale du tout se perd, l’individu devenant progressivement la référence ultime et la mort devenant préoccupante puisqu’étant toujours mort de l’individu. L’individu ne repose plus au sein d’un idéal concret, la Cité mais s’oppose à un idéal abstrait, la mort. A partir de ce moment, tout est perçu à partir de la mort, donc de la dissolution ; on ne vit plus pour la cité, on vit pour se préparer à la mort. C’est le moment de la scission par lequel l’individu individué est séparé de la société, de sorte qu’il n’y ait plus de sentiment éthique capable de régir la société : c’est désormais le règne du droit et de l’édification. On délaisse la vie politique pour se préparer à la mort.
A Iéna, Hegel apporte quelques précisions sur la mort qui sont l’occasion de développements très clairs de l’auteur. Mais, plus décisives nous semblent être les analyses consacrées à la mort dans la Logique où deux occurrences significatives sont abordées. Mises en corrélation avec la vie, laquelle reçoit le statut de catégorie logique à part entière, ces deux occurrences font de la mort le signe du « venir-au-jour-de-l’esprit ». La mort n’est plus vraiment pensée comme un événement singulier mais acquiert le sens d’un verbe : elle est ce qui met fin à l’Idée dans son immédiateté. Dès lors, la mort « n’est rien d’autre que la négativité à l’œuvre dans le connaître scientifique »16
Conclusion : Le paradoxe de l’anthropotechnie
Nous aimerions, pour conclure, traiter simultanément le troisième chapitre et la conclusion au sein d’une conclusion qui, tout en s’écartant de la lettre précise de l’ouvrage, se veut fidèle à l’esprit.
Dès la réflexion sur la folie menée dans le premier chapitre était apparue en creux l’insistante question du sens, c’est-à-dire de la raison en sa signification hégélienne. A la fin de l’ouvrage, nous comprenons que l’auteur cherche à établir un sens spécifiquement humain qui permettrait de fonder l’irréductibilité de l’homme sans que celle-ci ne soit appuyée sur une essentialisation de ce dernier. Rétrospectivement, se comprend pleinement l’entreprise de l’auteur : à quelles conditions l’homme peut-il être appelé authentiquement homme ? Et, plus précisément, les évolutions techniques menacent-elles la possibilité pour l’homme de se comporter de manière authentiquement humaine ?
Le propos du livre prend alors toute son ampleur : d’une certaine manière, la nature humaine étant constituée par le Logique, les conditions techniques ou technologiques ne peuvent pas influer de manière essentielle sur l’homme ; mais, d’un autre côté, le Logique se développant jusqu’à l’esprit, il en découle que la nature humaine est appelée à se déployer selon la liberté, c’est-à-dire selon un sens que l’homme serait en mesure d’imprimer au monde et c’est là que, selon nous, tout se cristallise. En effet, et dans cette optique, le problème de l’anthropotechnie revient à charrier le risque que ce soit le monde qui informe unilatéralement le sens de l’homme à partir de son devenir technique au lieu que ce dernier, par la liberté de l’esprit, ne parvienne à lui imprimer sa marque par laquelle le monde serait authentiquement humain. En d’autres termes, est en jeu la possibilité d’un monde humain à part entière, c’est-à-dire d’un monde de l’esprit et de la liberté en leur sens hégélien et c’est cette possibilité même que menace, par certains égards, l’anthropotechnie.
Se comprend du même geste que tout ce que l’auteur a interrogé relève de cette dimension authentiquement humaine du monde : la sensation corporelle, le corps sentant, la mort, la possibilité même de mourir, la disparition comme sens de toutes choses, mais aussi l’éducation (troisième chapitre) par laquelle se transmet le sens du monde, voilà les éléments centraux par lesquels le monde n’est pas simplement monde mais monde humain. Modifier techniquement les sensations ou le corps, retarder voire annihiler la mort ne feraient dès lors ni disparaître le monde ni même disparaître la nature humaine ancrée dans le Logique ; mais ce serait dénier à l’esprit la possibilité de transfigurer le naturel, c’est-à-dire de lui donner un sens qui ne soit justement pas aliéné au naturel, c’est-à-dire au donné.
En somme, et c’est peut-être là l’élément central de l’ouvrage, l’auteur montre que la question spécifique de l’anthropotechnie n’est pas, comme on le lit trop souvent, celle de la dénaturation de l’homme ; en revanche, parce qu’elle est un possible humain, elle n’est pas une nécessité et il n’est aucune raison de croire qu’un possible devienne nécessaire au motif qu’il manifeste son insistante présence. Mais pourquoi, dans ces conditions, ne pas choisir ce possible ? Parce que ce dernier contreviendrait au procès de l’esprit, c’est-à-dire à la liberté : l’homme ne se retrouverait pas lui-même dans son monde mais serait, inversement, le produit d’un monde qu’il aurait certes façonné mais qui aurait paradoxalement mené à l’impossibilité pour l’esprit de s’y manifester, ce qui revient à dire que les possibles ouverts par l’esprit à l’égard du monde seraient réduits à l’unité imposée par la domination technique. Paradoxe s’il en est, visant la possibilité pour l’homme de destituer l’esprit par l’esprit, de tuer la liberté par l’acte même de l’esprit comme liberté.
- Guillaume Lejeune, Hegel anthropologue, Paris, CNRS-Editions, 2016
- Bernard Groethsyen, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, coll. Tel, p. 278-279
- Ibid., p. 279
- Gérard Lebrun, L’envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Seuil, 2004 p. 17
- Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, coll. Tel, 1980, p. 538
- G. Lejeune, Hegel anthropologue, op. cit., p. 20-21
- Ibid., p. 50
- Ibid., p. 54
- Hegel, Science de la Logique. Livre premier. L’être, Préface de la seconde édition, Traduction B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2015, p. 33
- Ibid., p. 39
- Ibid., p. 40
- Ibid.
- Ibid., p. 56
- Ibid., p. 45
- Jean Hyppolite, Genèses et structures de la Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1946, p. 263
- G. Lejeune, op. cit., p. 74