Suivant le fil du texte, nous rendrons compte du livre de Paul Slama. Nous garderons l’ordre des parties et des chapitres, en contractant parfois leurs titres. Notre but est, sans vaine éristique, d’énoncer les questions soulevées par ce livre remarquable, tant par sa connaissance de Heidegger que par celle d’Aristote et du monde grec. Nous indiquerons les tomes de l’Edition Complète de Heidegger (Gesamtausgabe) par GA.
Introduction : pourquoi des « Eléments de Logique heideggérienne » ?
L’inspiration du titre du livre de Paul Slama – Elementa logicae heideggerianae – se trouve chez Trendelenburg, Elementa Logicae Aristotelae, qui était en opposition avec la dialectique hégélienne dans laquelle il voyait un besoin psychologique de confort, une promesse de passage aisé vers un panorama donnant sur le Tout. Sur ce modèle, le retour de Heidegger à Aristote et l’éloignement de Hegel (l’allusion à Kierkegaard aurait mérité quelque explication) n’impliquait pourtant pas de « dépasser » le discours énonciatif, mais de se mettre en quête de son fondement, conformément à la méthode phénoménologique (p. 23), pour montrer que c’était déjà ce que faisait Aristote, de son De Interpretatione à sa Métaphysique. Par là se faisait jour, dit Paul Slama, l’insuffisance du jugement pour parler de logique, et la nécessité de sortir du glissement nominaliste de la logistique moderne. Ce projet visait donc la nature de l’intentionnalité du discours déclaratif. Cela est résumé p. 24 :
« Le De Interpretatione, que Heidegger préfère appeler par son titre grec (Περὶ Ἑρμηνείας), a affaire au logos dans sa fonction, son opération fondamentale (Grundleistung), i.e. la mise à découvert (Aufdecken) de l’étant et son (Vertrautmachen), sa mise en confiance, en familiarité. Le De Interpretatione a donc affaire au logos, mais au logos autant tourné vers l’étant qu’il découvre que vers le Dasein qui l’ouvre. Cette structure est celle du « discours », (Rede), en son opération de découvrement (logos). »
L’auteur tiendra sa promesse, en pointant non seulement la dette de Heidegger envers Aristote, mais le lieu d’où parla chacun des deux dans le cadre de sa propre polémique. La tentation de décrire des chaînes d’influence à la manière de concaténations chimiques est absente de l’ouvrage, et quand Heidegger est montré aux prises avec des médiations (non seulement Husserl et Brentano, mais Bolzano, par exemple), cela n’affaiblit pas le compte-rendu de son dialogue frontal avec le Stagirite. De même qu’un double concerto est lui aussi accompagné d’un tutti, de même l’auteur, tout en laissant jouer le contexte intellectuel, ne laisse pas le duo Heidegger-Aristote se laisser recouvrir par d’autres solistes. Car chaque penseur est tout autant en dialogue avec lui-même qu’avec autrui, laissant résonner en lui plusieurs voix – le discours déclaratif, la parole, le Dasein, la temporalité – dans sa propre manière de penser, sa propre mélodie (Weise).
Eût toutefois été souhaitable un rapide survol de l’adoption, par le jeune Heidegger, des distinctions amenées par d’autres penseurs. Fichte ressuscitait, par son concept de Faktizität, le problème scolastique du hiatus irrationalis entre universel et individuel, a priori et empirique, concept et intuition, logique et factuel. Emil Lask critiquait l’idée d’une déduction transcendantale des catégories kantiennes et invitait la logique à revenir au sens d’être de son discours, d’une part par des catégories constitutives permettant de différencier les champs du réel, s’identifiant au transcendantal « vrai » – d’autre part par des catégories réflexives structurant le champ du pensable, le transcendantal « un ».
Citons ici le livre de Jean Greisch, L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir : les racines phénoménologiques de l’herméneutique heideggérienne (1919-1923) p. 40 :
« En emboîtant le pas à Lask, Heidegger affirme l’impossibilité d’une déduction a priori des différents champs du réel : il s’agit de facticités qui, à défaut de déduction, ne peuvent qu’être « indiquées ». C’est encore Lask qui montre à Heidegger la possibilité de surmonter l’hiatus. A partir du moment où il n’y a pas seulement de l’intuition empirique, mais de l’intuition catégoriale, il devient possible d’enjamber le vilain gouffre entre le « Fait » et le « Sens » […] Le second Fichte distinguait deux modalités du factuel : le factuel brut des données sensorielles d’une part et, d’autre part, le factuel « d’ordre supérieur » de l’individualité historique avec, comme son expression la plus haute, la facticité de l’incarnation du Verbe. Heidegger semble avoir découvert dans la notion scotiste de l’heccéité (haecceitas) une autre possibilité de réconcilier les deux aspects. »
Le goût de Heidegger pour la singularité, conforté par ses études médiévistes et ses primes recherches logiques (à lire dans les tomes GA 1 et GA 16) eussent éclairé son passage de la théorie du jugement à une position ontologique connectant langage et temporalité. Quant à Lotze, logicien que Heidegger expose et critique en GA 21, notre auteur le mentionnera certes plus loin (p. 174-175), mais sans analyser sa théorie du jugement et de l’objectivité qui refuse de référer, contrairement à la logique aristotélicienne, la « validité » des jugements à un sens d’être transcendant à la pensée. Et, sans exposer tout le Système de logique déductive et inductive (1843) de John Stuart Mill, il eût été intéressant d’estimer quel trio celui-ci forma avec Aristote et Heidegger. Celui-ci fit aussi la recension de l’ouvrage d’un certain Gredt, intitulé Elementa Philosophiae Aristotelico-Thomisticae, titre qui aurait dû inspirer notre auteur ! Ce bon père traitait de la connaissance divine des « futuribles » – et bien que le jeune philosophe n’en fît qu’un résumé court et vague, ce seul exemple montre que son savoir logique dépassait la lecture d’auteurs modernes (Sigwart, Erdmann, Lipps, Lask, ou Bubnoff, dont Heidegger reprit la question : « Comment enjamber le pont jeté sur le gouffre qui sépare la réalité intemporelle de la pensée abstraite et la réalité temporelle de la perception sensible ? (Wie ist die Kluft zwischen der zeitlosen Wirklichkeit des abstrakten Gedankens und der zeitlichen Wirklichkeit der sinnlichen Wahrnehmung zu überbrücken ?) (GA 16, p. 47). Est aussi oubliée sa dette envers Thomas d’Aquin, Duns Scot, Cajetan, complétant celle envers Aristote. Nul mot non plus sur sa thèse, La doctrine du jugement dans le psychologisme, ou autres textes des années 1916 à 1919. Une telle masse d’érudition contient des filons d’or qui auraient orné le solide vêtement phénoménologique que tisse l’ouvrage de Paul Slama.
Celui-ci s’autorise toutefois de l’ouvrage collectif dirigé par Jean-François Courtine, pour noter que Heidegger, reprenant l’imbrication péripatéticienne de la question de l’être et de celle du langage, s’inscrit dans la démarche critique du Stagirite, qui pose le discours déclaratif, le logos apophantikos, en le dépassant par une ouverture « herméneutique », opération qui consiste à découvrir l’étant en le rendant familier, l’étant n’étant jamais réductible à l’énoncé (cf. les notes 13 p. 20 et 19 p. 24-25). Ce « paysage d’interprétation », comme dit notre auteur p. 21, est donc tributaire non seulement d’Aristote, mais des aristotéliciens, en particulier dans la deuxième partie, où l’auteur catalyse les différents combats logiques de Heidegger dans le duel avec Brentano. On y verra alors que ce que cherche l’auteur est d’éclairer le « als » qui prédique de la chose mais en l’exhibant d’une structure précédant les jugements, que Heidegger nomme structure existentiale. C’est celle-ci qui fait du propos discursif, qui désigne un « en tant que » dès la perception de l’être-au-monde, une performance (Leistung) découvrant non seulement l’étant, mais l’être. Ce n’est pas tel ou tel discours qui serait performatif, mais le Dasein ouvrant et s’ouvrant par la parole.
Heidegger offre ainsi au logos un autre acolyte que l’objet de l’entendement, à savoir : la chose même. Non l’objet, comme chez les néo-kantiens qui s’opposaient à Aristote au nom de la Révolution Copernicienne, mais la chose. Question à l’auteur : Kierkegaard fut-il pour quelque chose à cette résonance de l’hébreu biblique, qui assimile Parole et Chose ?
A moins qu’il ne s’agît tout simplement de Husserl, dont le concept de sujet n’est plus opposé à des objets, mais tiré vers l’intuition de la chose même ? Quoi qu’il en soit, Paul Slama, tout en voyant le jeune Heidegger élaborer une logique pleine, visant l’étant, ne réduit point son effort au simple réalisme : la synthèse opérée par la proposition logique ne montre quelque chose dans son contexte (Zusammenhang) que pour quelque Dasein : c’est le contrepoint du réel qui résonne dans le tressage des propositions, des « phrases » (Sätze).
Le commentaire très précis du §7 d’Être et Temps montre ainsi qu’au fond du discours, il y a le phénomène (p. 31) : fidélité à Aristote qui débouche sur un retour de la raison à la parole, et de la parole à la chose. Parler, c’est faire advenir l’étant lui-même, et c’est cela, le « logos », c’est cela, être « logique » ! Le paradoxe hantera toute la suite de l’ouvrage, à juste titre – car jamais Heidegger n’a abandonné la composition (au sens musical) d’une théorie du langage qui rende raison des choses : l’étant se donne au logos, certes, mais « logos » dit l’acte de percevoir l’éloquence du phénomène, de la « chose ».
Ce qui suppose de libérer le langage du service de l’expression, en le réconciliant avec la tâche discursive de rendre compte de l’être de l’étant. L’originalité du livre de Paul Slama est d’avoir pris cette direction, tandis qu’on souligne la plupart du temps la désaffection de Heidegger pour ses premières amours logiques, en faveur d’une philosophie du langage glissant lentement vers une parole sur la parole. Toute notre lecture, malgré les critiques qui surgiront nécessairement, justifiera au contraire l’option de l’auteur, suggérant même de l’approfondir en excédant le corpus de l’ouvrage (qui va ici de 1921 à 1935) pour migrer vers l’œuvre heideggérien au-delà du « Tournant ». Françoise Dastur avait proposé une telle démarche, et recommandé de ne pas rester sourd à la justesse de ton qui sonne dans le mot « logos », qu’on oppose à tort à une parole qui s’en serait séparée – ce que Heidegger a toujours refusé. Il suffit de lire Qu’appelle-t-on penser ? (1951-1952), Le Principe de Raison (1955-1956), et surtout Acheminement vers la parole (1959) pour s’en convaincre.
Première partie : La description heideggérienne du logos apophantikos
Chapitre 1 : le premier degré de signification
L’auteur montre que Heidegger relie sa lecture de la logique d’Aristote à l’ontologie du possible proclamée par la phénoménologie (§7C d’Être et Temps), ce qui 1°) redéfinit l’antique « propositio » comme pouvant faire le vrai, et 2°) révèle que le « est » de la copule, derrière son effacement et son enfermement dans un présent indéfini, cache sa vraie temporalité : l’avenir vers lequel tend l’annonce (die Kundschaft). Réciproquement le possible est réellement la puissance d’une vérité transcendant le courant alternatif du vrai et du faux : l’alèthéia, le Dévoilement. L’auteur montre comment Heidegger rechercha, derrière la composition (sumplokè) de la proposition logique, l’énergie, la mise en œuvre d’une « découvrance », faite au Dasein, de l’étant lui-même par lui-même.
Alors que la logique classique pense en termes d’écrit, Heidegger privilégie, dans l’acte de prédiquer, la voix, intégrant l’implication corporelle de la vocalisation (die Verlautbarung) à la compréhension de l’être par le Dasein tout entier. C’est que la « Stimme » est la voix des choses qui s’intègre à l’humeur vocalique (stimmlich) : elle est le mode d’être du montré, l’être-au-monde accordé (gestimmt). L’auteur aurait pu insister davantage sur le rejet de la linguistique qui oppose matérialité du signifiant et spiritualité du signifié, et de la grammaire plus ancienne encore, qui oppose système nominal et verbal, verbes transitifs et intransitifs, morphologie et syntaxe. Car Heidegger part de groupes sémantiques croisant ces distinctions, en particulier de l’infinitif substantivé (ὁ λόγος devient das Sprechen). Après avoir, dans sa jeunesse, voulu délivrer la logique de la grammaire, il rendit celle-ci logique en en faisant une grammaire de l’être. Son interprétation temporelle du langage va jusqu’à détecter de l’événement dans les racines : voilà pourquoi l’étymologie est le fil méthodique de Heidegger, cousant ensemble Logos, Être et Temporalité. L’auteur aurait dû nous faire profiter de sa connaissance de l’allemand et montrer comment Heidegger joue sur elle de façon intraduisible pour nous : s’il donne au « Mot » (Wort) la priorité dans l’énonciation, c’est que « mot » ne se distingue pas, en allemand, de « parole ». Cela aurait expliqué le pouvoir révélateur du mot pris tout seul, que l’auteur relève dans la pertinence du cri : « Feuer » (Au feu !), signal intimé (Wink), annonciation ébranlant une écoute qui s’accompagne immédiatement de gestes (p. 80). Notre auteur signale ce lien entre pouvoir du mot et fondement pratique de l’énonciation, p. 77 :
« Ce qu’Aristote nomme « apophansis » dans le De Interpretatione ne consiste aucunement dans une structure qui articule, et qui doit nécessairement articuler nom et verbe conjugué ; bien plutôt, l’apophansis a lieu « en contexte », dans une structure qui unit le locuteur et le lieu et le temps où il se trouve, qui le lie à ce qui l’entoure. Dès Aristote, la « logique » est tournée vers le logos dans sa dimension pratique, foncièrement et fondamentalement pratique, et pour distinguer phasis et apophansis, il faut distinguer toutes sortes de types de discours, toutes sortes de types de manifestations dans la parole, toutes sortes de situations, de comportements. Le mot pris tout seul révèle singulièrement cela. »
Mais revenons à la distinction entre la phasis atemporelle et l’apophansis combinatoire et temporalisée : l’auteur y voit l’ambiguïté du rapport de Heidegger au présent, dit de manière multiple : Gegenwart, Anwesenheit, Praesenz (cf. p. 52 sq.). Conjurant d’abord le temps présent dans le cadre de son ontologie du possible, au nom du futur qui porte à la fois la finitude de l’être-pour-la-fin et sa liberté projectrice, il le réintègre dans le maintenant qui catalyse les éléments du dire afin de montrer ce qui se passe. Paul Slama constate ainsi que le Professeur Heidegger, en pédagogue plaçant ses étudiants devant les textes, leur fait découvrir que le temps présent conjugué (rèma) ne signifie pas chez Aristote une indétermination temporelle uniquement occupée à composer la proposition, mais une manière de coller à la découvrance elle-même, à l’alèthéia, sans passer par une tierce idée d’adéquation. Aristote montre du doigt un réel qui est l’existant lui-même (p. 65). L’oscillation – qui, loin d’être une hésitation, est le discours en marche – entre un départ dans l’étant et un départ dans le Dasein, a pour axe ce rèma : « est », « il est », « il y a » Jamais aucun mot proféré ne dit seulement « quelque chose » : il le con-jugue à chaque fois à l’être. Si la phrase (Satz) stabilise cette oscillation (p. 68), ce n’est pas qu’elle immobiliserait un monde changeant, mais parce qu’elle fait résonner clairement la voix de l’être reçu. Paul Slama aurait pu détecter, dans cette kabbale de l’étant, cette « réception » à plusieurs niveaux, cette rencontre dont nous sommes responsables non par causalité mais par assomption – la parenté entre la conscience morale (Gewissen) où vit le Dasein intégral (die Ganzheit des Daseins) avec la phronèsis d’Aristote, plutôt qu’avec la tonalité chrétienne d’un Kant ou d’un Kierkegaard…
Mais l’auteur montre que la responsabilité Ver-ant-wortung est réponse (Ant-wort), correspondance (Ent-sprechen) avec ce réel que, sans avoir causé, nous devons pourtant assumer (übernehmen) en nous y engageant (hingeben). Le courant continu qui va de l’étant à nous, fournit à l’avoir le courant alternatif de l’être : être là, c’est avoir à assumer. Non que le Dasein s’approprie l’étant : il eût été judicieux de signaler ici le rejet heideggérien de la propriété, tant privée (Eigentum) qu’attribuée (Eigenschaft). Le bruit de fond aristotélicien de ce refus est son logos dia-logal, le zugon entre l’étant et les hommes. On pressent ici que le thème de l’entretien (Zwiesprache) se trouve déjà dans les « recherches logiques » du premier Heidegger, qui établissent que c’est dans la combinaison de la question et de la réponse que fleurit la vérité (p. 74) et qu’ainsi le monde se révèle étant là, daseiende Welt, monde qui correspond non au Dasein mais avec le Dasein (p. 78).
Chapitre 2 : le verbe « être » par lui-même
Mais ce qui renforce l’intensité du verbe, c’est, plus que la tautologie (une fleur est une fleur), la redondance (les fleurs fleurissent). En comparaison, le « est » de la copule semble un souverain déchu, aliéné aux échanges entre étants (cf. p. 92) : l’unité sémantique qu’accomplit la copule dans les jugements tient à tout autre chose qu’à l’égalisation entre sujet et prédicat ! L’auteur montre que Heidegger sent le pouvoir du Dasein qui se fait jour dans l’énoncé du verbe, (blühen, gehen, stehen)… : pouvoir annoncer un événement. Viser la chose elle-même dans l’énoncé, c’est viser ce qui se passe avec la chose. La pensée n’est pas une machine à valider des déclarations, elle ne s’arrête pas à un résultat. Il serait intéressant de se demander si Heidegger a deviné que la route qui mène l’Occident au Gestell vient d’un Logos formel ayant remplacé la vérité par la validité, parce qu’il avait commencé par le souci du cycle qui va de l’ousia visant l’étant, à l’existentia de l’être-là, clef de l’être de l’étant. Commentant un passage de GA 24 sur l’être en tant que copule (das Sein als Kopula), l’auteur formule clairement la réélaboration heideggérienne p. 100 :
« D’abord, lorsqu’on décrit la structure apophantique du logos, on trouve le « est », das « ist », et c’est alors qu’on l’isole pour questionner sa signification. Cette interrogation sur l’être de la copule, à partir de laquelle peut apparaître progressivement le problème ontologique en totalité jusqu’à la première nomination explicite de la « différence ontologique », prend son essor à partir du problème aristotélicien de « être » pris en lui-même, par lui-même. »
Mais point d’être de l’étant sans le rayonnement de son unité comme singularité (p. 110), et la synthèse que vise la proposition logique, c’est le nœud de relations interpellant en propre le Dasein. L’auteur voit bien que, derrière le privilège aristotélicien donné au présent, se cache la présence, l’identité (das Eigene, to idion), factuellement assumée par l’énoncé discursif. Car « Homère est » ne met pas en présence d’Homère, « Homère est poète », si. L’identité s’approprie et se réapproprie. Paul Slama insiste, p. 108, sur le soin avec lequel Heidegger, loin de prétexter de l’analytique du Dasein pour se débarrasser de la logique, en répète le moteur aristotélicien, qui n’est pas seulement d’affirmer que l’être est, mais que l’être l’est de l’étant singulier, lequel s’annonce dans l’énonciation de ce qui est dit de lui :
« Avec le problème de la copule, on est au cœur de la doctrine heideggérienne de la proposition. […] Parce que précisément l’étant est toujours déjà donné avant tout déploiement de la structure propositionnelle, l’étant, et tel étant, est toujours déjà donné dans la copule prise par elle-même, avant la spécification qui la verra jouer son rôle de liaison. »
Mais notre auteur voit bien l’ambiguïté de la copule, qui à la fois présente l’être et signifie l’être-tel. Il écrit, p. 126 :
« La copule en elle-même est inapparente. […] Jamais nous ne rencontrons la copule seule : elle se montre toujours dans toute proposition. […] Davantage, lorsque nous énonçons une proposition, la copule joue son rôle à condition de disparaître en même temps qu’advient la signification. […] On ne perçoit pas la copule et son opération de liaison pour ensuite la faire disparaître au profit de la signification unitaire, non décomposée. La copule ouvre d’emblée la signification, et du même coup disparaît d’emblée. Ce qui est inapparent, l’entièreté des fonctions possibles de la copule, est toujours déjà dans la copule qui lie sujet et prédicat. » (p.126)
Peut-être aurait-il fallu être plus clair – justement sur l’absence de clarté de la théorie de la copule, telle que Heidegger l’interprète chez Aristote. Car bien que celle-ci dise explicitement l’être, cet « apophantisme » n’est pour ainsi dire que de surface, et cache l’être latent dans l’étant lui-même qui est prédiqué, lequel apparaît mieux dans la redondance « les fleurs fleurissent », que dans la prédication « les fleurs sont des végétaux », et même la tautologie « des fleurs sont des fleurs ». L’auteur en vient en effet à montrer que la logique de Heidegger étant une « logique des choses », supprime paradoxalement la fascination pour la copule (moteur du jugement formel, où « est » cache l’être pour le ravaler à un étant liant des étants). Le poids de l’être se décale donc chez Heidegger sur « ce » dont on parle – sur « les fleurs », par exemple, les fleurs fleurissantes, non que l’étant soit restitué à une sorte de brutalité de présence sans qualification, mais parce qu’elles présentent justement, à la fois, leur être présent (les fleurs sont ici) et leur être tel (en tant que fleurs).
Paul Slama montre ainsi que Heidegger ne s’oppose pas à la definitio au profit d’une parataxe ou d’une redondance, mais qu’il y lit l’explicitation de quelque chose de déjà énoncé dans la parataxe (Au feu !) et la redondance (les fleurs fleurissent). Mais il aurait peut-être fallu insister sur la conséquence de ce déplacement de l’accent, qui va de l’être pris dans le cadre formel du jugement – vers la monstration de l’étant qui précède le jugement, monstration dont le dire, en revanche, « colle » à l’avènement de la chose. Cette conséquence est que 1°) ce n’est plus le « est » qui crée la liaison, mais quelque chose qui est déjà dans les étants mis en relation et demeure implicite et 2°) que la disparition de la copule dans le logos apophantikos, par exemple dans « anthropos zôon logon ekhon » ou « homo homini lupus », n’est pas due à un refoulement de l’être, mais à l’aveu que l’être s’est déjà « pro-posé » par l’étant, avant toute « proposition ». Heidegger a dit plus tard que, dans le vers de Trakl : « Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden » (« elle est, l’âme, quelque chose d’étranger sur terre ») – l’âme n’était pas d’abord énoncée comme existante et ensuite qualifiée comme privée de familiarité avec la terre, mais que l’être et son être-tel étaient dits d’un seul coup.
La parole fait voir l’être déjà prêt à être vu, comme la lumière active la visibilité virtuelle des choses en même temps que l’aptitude de l’œil à voir. L’auteur aurait pu dire que par cette adhésion phénoménologique aux thèmes aristotéliciens, Heidegger se détachait de la tradition cartésienne : ce n’est pas la structure transitive de la pensée (du fameux « cogito ») qui caractérise l’acte d’être, mais l’inverse. Car, par être, il faut entendre désormais l’être du monde qui parle à l’être au monde, non un Moi séparé du Monde qui le découvrirait ensuite. L’auteur eût pu montrer que le farouche retour à Aristote était un pied-de-nez à l’hagiographie cartésienne refoulant la pensée médiévale de l’étant derrière l’écran du sujet-roi. Mais la connexion permanente que Heidegger fait entre être, parole et temporalité, ne réconcilie-t-elle pas l’imbrication logique / grammaire de l’être développée dans le De Interpretatione avec la liaison cartésienne entre être et penser ? Levinas « cartésianise »-t-il Heidegger ou voit-il juste, quand il écrit p. 98-99 de En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger :
« Comme la pensée est pensée de quelque chose, le verbe être a toujours un complément direct : je suis ma douleur, je suis mon passé, je suis mon monde. Il est évident que, dans ces formules, le verbe être ne joue pas le rôle de copule. Il n’exprime pas un rapport d’attribution, pas même une attribution où l’attribut recouvrirait la totalité du sujet jusqu’à s’identifier avec lui. Ce que l’on veut exprimer en soulignant dans ces propositions le mot est, … c’est le caractère transitif de ce verbe, l’analogie que le verbe être doit présenter avec le verbe penser. […] c’est la transitivité introduite dans la notion de l’être, qui a permis de préparer la notion de l’existence telle qu’on l’emploie depuis Heidegger et, depuis Sartre, en France. »
Mais l’attitude ambiguë de Heidegger envers Descartes était aussi, me semble-t-il, ce qui lui permit, comme le remarque l’auteur p. 112, de revenir à un autre Kant que celui de la doctrine du jugement, celui de la synthèse de l’aperception et même de l’imagination transcendantale – à savoir, celui de la réfutation de l’idéalisme. Pour Kant comme pour Descartes, l’être ne « vaut » pas, il n’est point prédicat ; l’étant se déploie en tant que tel dans la « raison », il s’y dit. Le Sosein (être ainsi) est une émergence (p. 122). Dans le témoignage imbriquant singularité (tel étant est) et spécification (tel étant est ceci), réside le secret de l’Histoire, qui tend vers l’unité parce ce que l’étant est installé dans une singularité complexe. C’est l’étant qui impose son unité à la synthèse visée dans la proposition, non l’inverse. Qu’on nous permette de citer ici une jolie formule, prononcée dans le cercle de famille par Martin Heidegger et destinée à son neveu (cf. GA 16, p. 488, 1954) : « Le serein mène à l’air libre et limpide. Sérénité et joie jaillissent par elles-mêmes, et constamment, d’une lumière ; mais cette lumière, ce n’est pas nous qui l’allumons. Bien plutôt, nous la recevons. Nous nous tenons en elle à titre d’éclairés. » (Das Heitere führt ins Freie und Lichte. Das Heitere und Frohe selber entspringt jedoch stets einem Licht, das nicht wir anzünden. Wir empfangen es vielmehr. Wir stehen darin als Erleuchtete.) La phrase qui énonce à la fois l’être et l’être-ainsi reçoit sa lumière de l’étant donné.
Si l’unité de l’objet visé dans l’énoncé est pleinement présente quand résonne le « est » dans la proposition, c’est que celui-ci s’éprouve en éprouvant l’inapparence du phénomène unifié dans son être, à savoir l’être même de l’étant en question, dont la mêmeté (Selbigkeit) invite à des redondances. Paul Slama capte à la source la fidélité de Heidegger au « même » des « choses mêmes » de la phénoménologie, à savoir une pensée tautologique qui débouche sur une phénoménologie de l’inapparent (des Unscheinbaren), explicitement mentionnée dans le lointain Séminaire de 1973, à Zähringen (GA 15, S. 399).
Mais l’analyse de Paul Slama est plus fine que la seule évocation de la présence de l’être comme mêmeté. Joignant les deux traits de la phénoménologie : montrer l’inapparent et penser tautologiquement, il montre que l’étant se donne en tant que cet étant-ci – il est ce qu’il est ; son « il » éclipse le « est » de la copule, lequel glisse dans l’inapparent non parce qu’il épouserait la diaphanéité de l’être tandis que l’étant (ce tableau) et son prédicat (la couleur noire) imposeraient leur visibilité. Non, ce que la copule dissimule, c’est l’insistance de la visée pratique qui découvre dans le donné tel être-tel (la noirceur dans le tableau, la friabilité dans la craie). Performance facticielle, l’insistance sur ce qui est déjà visé s’escamote dans le dire. Ce que le « est » cache est donc moins l’existence (de l’être du tableau et du Dasein qui en parle), que le fait qu’aucun étant ne peut apparaître sans telle manière d’être, et qu’il intervient, avant toute conscience, au sein d’un souci humain. Le « est » explicite bien l’union de la présence et de la signification, mais il ne dit pas l’origine de la visée de sens : le souci de l’être au monde. Paul Slama note que prédiquer cache ainsi le fait 1°) que l’antériorité n’est pas une transcendance, une séparation, et que ce n’est pas l’étant qui est transcendant, mais le Dasein qui transcende l’étant ; 2°) que choisir une visée est assumer une réception, celle d’une globalité de relations nommée situation, où le caractère de ce tableau, être de travers, opère dans le contexte pratique du cours. Notre auteur insiste beaucoup sur ce point, avec raison.
Chapitre 3 : pseudos et structure du logos apophantikos
La compréhension du Dasein est une union (Einigung) d’unité (Einheit) et de multiplicité (Mehrheit) : relation et principe d’individuation s’impliquent réciproquement. C’est là une structure (p. 129), celle de l’intentionnalité, structure de désir que Bolzano pointait dans les propos non assertoriques comme dans les formes apophantiques, ce que Heidegger approuve (p. 132). Le vrai est le pertinent qui possibilise un contenu (Sachverhalt). Mais tout énoncé suppose une demande, dont l’aveu de privation de vérité prouve que le faux précède le vrai et qu’on s’expose à une nouvelle occurrence du faux par la réponse même ! L’auteur commente ce recouvrement inhérent au discours. Laisser voir par la parole ne fait rien voir – il peut aussi bien recouvrir que faire découvrir, ou montrer quelque chose à la place de ce qu’il fallait voir. Apparence (Escheinung) n’est point dévoilement (Entbergung) (p. 137). Si énoncer un phénomène en tant que tel (als solches) n’est pas seulement le saisir lui-même en personne (selber) mais l’isoler de ce qu’il n’est pas pour le rattacher à un als plutôt qu’à un autre, la possibilité du faux commence avec ce distinguo (cf. p. 142). Ainsi, la proposition négative : « ce tableau n’est pas gris, cet homme n’est pas blanc » induisent en erreur en pervertissant la démarche de diérèse. Car user du négatif pour trier les genres crée la confusion : on montre et on ne montre pas. Et si le tromper est le phénomène privilégié du discours prédicatif, c’est que sa structure marquée au coin de la séparation (diairesis) fait que la réunion (sunthesis) peut à tout moment mal attribuer, mal montrer, ou plutôt mal recevoir ce qui se montre. La tromperie suppose seulement un discours découvrant, dont l’essence soit la monstration (Aufweisen).
Cette description du risque inhérent au dire aurait dû cligner de l’œil au § 37 d’Être et Temps sur l’équivocité, ce glissement du Dasein sur ses propres sentiers. L’effort logique, dont le remède est le questionnement, continue-t-il la lutte contre l’équivocité, qui provient toujours d’une façon qu’a l’étant de se pro-poser dans sa propre dimension de possibilité (cf. p. 156) ? Être logique serait-il la marque d’un comportement authentique qui remette l’étant au centre, devant la parole ? Car eigentlich veut dire aussi : à proprement parler.
Mais Heidegger trouvera-t-il dans le dire poétique ce que cherchait Antisthène, un logos propre à chacun, taillé sur mesure (auf das Seiende geschnitten) ? Certes, mais sans le mimer. Paul Slama garde Heidegger où il est, dans une sphère issue de l’Aufklärung, philosophique. Il prouve, citant GA 22 dans une longue note p. 148-149 (malheureusement veuve de sa traduction) qu’il ne sacrifie pas l’énoncé à la tautologie, mais y scrute, philosophiquement, les attendus inattendus ou inentendus d’une quête de l’identité singulière.
Deuxième partie : lecture d’Aristote – Heidegger adversus Brentano
Chapitre. 1 : « apophansis » (prédication), ou la portée ontique de la Als-Struktur
Comment fonder la vérité, si la proposition se libère du complexe jugement-représentation-objet (p. 193-194) ? En repartant du langage. Le lieu où se donne l’étant en lui-même, c’est le dire, qui n’est pas au service d’une pensée reine de l’étant, mais l’expérience humaine elle-même, l’« essai » de sa structure, au sens de Montaigne (Erfahrung). La structure préalable qui conduit à parler, le soubassement de la proposition, n’est pas propositionnelle. L’archéologie du discours « ontologise » la perception, car en elle le logos fait résonner la donation conjointe de l’étant et du Dasein (p. 177 et suivantes). Pas de réalisme naïf où les choses nous « parleraient » sans médiation. L’être qui médiatise l’être, c’est l’être-au-monde, qui a grandi dans une ou plusieurs langues.
Commentant un cours de 1925/26 sur la question de la vérité à partir de la logique (il s’agit de GA 21, p. 157), notre auteur cite Heidegger, p. 186 : « L’énoncé est l’explicitation de l’être-à – comme être-auprès (ist Aussage als Auslegung des In-Seins – als Sein bei). » Il commente ainsi : « In-sein, c’est-à-dire, « explicité », Sein-bei. » Bei dit la proximité pratique, dont vient la qualification énoncée de la chose : la craie en tant que craie suppose que le professeur puisse en user pour écrire convenablement au tableau noir : la possibilité pensée qui s’épanouit dans la sphère logique épouse le pouvoir de changer le monde, l’impuissance épouse l’impossibilité pensée. L’erreur advient dans ce contexte pratique : quand le néant d’étant révèle la tromperie de l’annonce (pseudesthai), on devine ce qui devrait être à ce qui n’est pas. L’attente frustrée fait tâter de la présence dans un contexte de signification. Toutefois ce faux pas est dû au con-texte où se présente l’étant, pro-pos qui pro-pose au Dasein une tonalité où le Dasein se sent comme ceci ou cela (Befindlichkeit) au lieu de sentir venir les choses. L’explication est claire :
« Nous sommes, dans la parole, au contact de l’étant, lorsque ce dernier donne sa tonalité, son mode de déploiement à la parole. Il se donne en tant que ce qu’il est, dans l’unité de la complexion du système de signes auquel il appartient et qui trouve aussi abri dans la proposition : l’étant trouve une forte unité dans le logos qui, loin de la scinder, déploie son unité-même, son rassemblement, sa quiddité. L’étant se donne dans l’horizon pratique. « L’étant lui-même », c’est cela « avec quoi » je suis aux prises, qui anime le monde comme sumplokè de signes, d’outils, c’est un des moments de ce monde auquel je suis, moment qui embrasse tous les autres …. C’est cela que Heidegger veut dire lorsqu’il souligne que le logos apophantikos n’est jamais un jugement, et qu’il oppose au complexe jugement-représentation-objet la donation de l’étant en lui-même. » (p. 193-194)
Ainsi, la violence qui réduit immédiatement la focale du voici (c’est ceci, c’est cela !) à une spécification (le marteau est trop lourd !) est la vie quotidienne, nécessairement remplie autant de malentendus (Mißverständnis) que de sain entendement (Verständnis), en une tension constante au sein du complexe de travail et des rapports sociaux. Cette logique de la production (poièsis) est évitée par le confort providentiel de jugements formels dont le vrai et le faux n’engagent aucun dévoilement. On comprend que le Dasein, loin d’être un sujet pathétique, crypto-romantique, est un être qui intellige, un logicien dans l’âme – plus que le logicien de profession qui, littéralement, se paye de mots. Car l’énoncé manque la chose quand il la traite en représentation, éludant sa réception (p. 192) : il « n’avance » à rien.
Chapitre 2 : l’opposition à la doctrine du jugement logique du jeune Brentano
Ce qui suppose de critiquer la position majeure de l’aristotélisme formaliste. Heidegger croisa le fer avec Brentano traitant de la plurivocité de l’étant selon Aristote (« le Brentano d’Aristote », celui de 1862, dira plus tard Heidegger lors du Séminaire de Zähringen, GA 15, p. 386, non celui qui influença Husserl, celui de 1874, énonçant sa psychologie empirique !). Il s’agissait de s’opposer à une théorie du jugement qui soustrayait le dire au sens et le « est » de la copule à l’être par le truchement d’une technique logique mettant le réel hors de vue. L’auteur note que c’est en faisant quelque peu violence à Aristote, dans le cours de 1924/25, que Heidegger lui prêta sa propre démarche en déterminant le « en tant que » aristotélicien comme structure de la pratique (p. 199).
En effet, Heidegger semble par là négliger que, bien qu’Aristote parte de la grammaire de sa langue maternelle, il réforme le lekton du flux des phrases en armature syllogistique. Paul Slama aurait pu expliquer pourquoi Heidegger minimise ce côté technique de l’Organon : logikè se rapporte à technikè, et Aristote, fondant la science, rend la mécanique de la proposition indépendante de l’éthique et de la politique. Une analyse de l’Ethique à Nicomaque au début du cours sur le Sophiste, aurait pointé l’exagération du choix, par Heidegger, de la phronèsis comme phare du souci ontologique. Mais Paul Slama montre bien que cette torsion herméneutique vient du refus de réduire la copule à un rôle judicatif qui ne garantirait que la conformité du propos à des normes d’énonciation ; même dans les paroles logiques, le Dasein engage son discours (p. 220). Heidegger a raison de se réclamer d’Aristote, chez qui l’opposition entre intentionnalité et représentation n’a jamais existé, et qui n’a jamais distingué la vérité (qui met le dire sous la conduite de l’étant) de la validité (autoréférence du dire à sa propre forme). Pourquoi les aristotéliciens, eux, pointeront-ils vérité et fausseté dans les jugements, affirmatifs ou négatifs (p. 204) ? L’auteur aurait pu trouver dans son corpus (qui va jusqu’à 1935) la réponse de l’Introduction à la Métaphysique (GA 40) : ce qui adviendra, ce sera l’ontologisation du jugement, où l’être, loin de disparaître, migrera. « L’autre pensée » ameublira la terre logique où il se cache, et remettra l’être à jour, par une parole philosophique qui ne sera plus faite de jugements.
Mais on ne peut blâmer le protocole de recherche de tout le livre, de se limiter à l’époque où Heidegger met l’engagement au centre de tout (sous des vocables aussi divers que Hingebung, Aufgehen, Eingelassensein, Selbstübernahme, Aufsichnehmen), faute de quoi le Dasein s’exposerait à se dissoudre (sich auflösen) dans le On. Engagement qui n’est pas une nouvelle façon de nommer la volonté face à la représentation, dans la lignée de Schopenhauer le premier post-kantien, mais un retour au dévouement au sens grec, partagé autant par Aristote que par Platon et Sophocle, lequel invite à supporter d’agir (παθεῖντὸδρᾶμα). Cela implique une reconstitution de la grammaire de l’être à partir de l’interprétation de la logique d’Aristote. On revient toujours au même point.
Mais que le souci de la pratique mène à l’étude de la logique est un paradoxe qui valait plus d’attention. Pourquoi, au fond, la lumière de l’action est-elle pour Heidegger, toujours compréhensive ? Pourquoi ce qui fait sens exige du Dasein qu’il reste une maison logique où s’accordent directement le dire et le dit, sans correspondance ni reflet (Abbild) ? Heidegger répond en sauvant le Sens, en nommant l’essentiel : l’être-au-monde, qui oblige à penser les rapports entre pratique et théorie comme coappartenants, substantiellement liés (pour s’exprimer comme l’Ecole). Si donc Heidegger ne renonce pas à un discours de vérité qui exprime la relation du Dasein à son monde, s’il dessine une logique de l’étant s’imposant au comportement dans le Janus d’ouverture et de fermeture de l’étant (p. 233), c’est que l’étant est déjà pris dans une structure qui délivre d’une image chaotique de l’action. Être au monde avec les autres, c’est se partager un environnement (Beisein) qui est d’emblée ordonné comme Histoire : le comportement à la mesure de la logique réelle, l’est de communication, sur un mode langagier. Si l’étant le plus vrai est celui qui est visé dans les possibilités les plus propres, c’est qu’il s’annonce en s’énonçant. Ce contexte communautaire de l’énoncé se devine dans la polyphonie entre la voix de l’être et celle de l’être-ainsi au sein de l’énoncé :
« L’être-faux est d’abord dans l’étant – Heidegger privilégie ici le sens ontologique du pseudesthai en Métaphysique Δ 29. Dans un deuxième temps, le « comportement » – qui est le propre du Dasein – manifeste ce qui s’ouvre à ce faux originaire qui se trouve dans l’étant. Or, ces deux déterminations reposent sur le concept de sunthesis, phénomène qui à son tour pose l’étant d’abord, puis le Verhalten, défini comme « Aussageverhalten », comportement discursif, propositionnel qui entretient un rapport à l’étant grâce à la structure synthétique propositionnelle, la « Als-Struktur ». » (p. 233)
L’auteur montre très bien qu’au lieu du rapport sujet / objet et sujet / prédicat, il y a un rapport entre la structure relationnelle de l’étant et le couple pensée / parole : on ne va au monde que par la parole. Le discursif repose dans le parler, et le parler abrite la relation du Dasein à un étant dans lequel il est jeté. La citation du cours de 1925/26 (GA 21, p. 164, notée p. 223) précise que pour Heidegger la vérité est une relation (ein Verhältnis) non entre deux étants présents, dont l’un serait physique (l’objet) et l’autre psychique (l’être pensant), mais entre le Dasein et son propre être-au-monde (Sein zur Welt).
L’auteur explique ainsi, p. 220, le refus de l’interprétation purement judicative du jeune Brentano. Oui, la copule est l’émanation de l’énergie de l’être ! Oui, elle prolonge ce qui se trouve réellement dans l’être ! Non, la copule ne fait pas correspondre le jugement avec lui-même ! Sans le plan ontologique, le jugement se confine dans son identité de jugement, formelle, encapsulée. Paul Slama aurait pu ajouter que le retour à une conception dynamique de l’énoncé déclaratif était solidaire d’une nouvelle compréhension de la monade, comme le développe GA 26, qui montre le point de départ métaphysique des fondements de la logique. Ce cours sur Leibniz nous aurait ramené à Aristote, qui entrevit l’ouverture du monde (Weltoffenheit) comme là de l’étant qui sait bien l’assumer (cf. p. 224). Cette coappartenance des différents – Aristote, Leibniz, et Heidegger – dans le Même, vivement ressuscitée (p. 229) suscite une « différence historique », où les penseurs marchent chacun vers leur propre horizon – tout en intégrant la chaîne inventive des lecteurs…
Chapitre 3 : lecture de Métaphysique Θ, 10 en faveur d’une logique de l’étant
Ainsi, face au formalisme logique, le choix « réaliste » de Heidegger en faveur de « l’indépendance ontologique » (p. 246), est tout sauf ridicule (note 38, p. 223). Car établir la présence de l’étant avant son déploiement dans la parole (p. 238) est compliqué, paradoxal : le fondement du dire est autre chose que du dire. Retrouver le réel dans la synthèse performée par la prédication, fait résonner le fameux avertissement de Métaphysique Θ (10) : « ce n’est pas parce que nous te découvrons, là devant nous, blanc, que tu es blanc ; tu es blanc parce que notre parole fait voir ta présence comme donnée et comme blanche, et cela du fait que nous avons une attitude de découverte. » Cette paraphrase d’Aristote par Heidegger, rapportée p. 237, ne veut pas non plus dire que la vérité est seulement dans le dire et non dans l’être, comme l’interprète Brentano. Mais qu’il n’y a ni une pure extériorité de présence, à intégrer après coup à la pensée, ni une absorption de la présence dans la représentation.
En effet, le concept aristotélicien d’être par accident établit que si la vérité est, c’est qu’elle suit l’étant. La contingence dans le vrai et le faux est d’emblée facticité, livrée à une herméneutique pratique, quotidienne. La responsabilité du comportement est de « tenir » devant un devenir dont les lois de composition le sont de transformation. C’est donc dans le changement de l’étant que se trouve la possibilité constante d’un non-vrai (p. 244) : ce n’est là ni une imperfection de l’étant, ni un piège tendu à notre compréhension, mais sa métabolè, son essence métamorphique. Ce caractère accidentel de la facticité vient de l’énergie de l’être. Croire que se tromper serait le fait de l’homme, nierait donc le mouvement de l’être. Lisons plutôt, p. 243-244, comment l’auteur, commentant Métaphysique Θ 10, 1051b, rend compte, en GA 33 (1931) et GA 31 (1930), de l’introduction de la temporalité de l’être dans la proposition :
« C’est bien de l’étant lui-même qu’il est question, dans son devenir. […] La même proposition pourra, tour à tour, être vraie ou fausse, selon la temporalité – et c’est bien là, en fait le propre d’une proposition (logos apophantikos). […] Inconstance inhérente à l’étant par accident, dont la vérité peut « devenir » non-vérité, ce qui pour le penseur prouve d’ailleurs que « cela ne dépend pas primairement de nous, les hommes qui saisissons cet étant, si nous nous trompons parfois et pensons à contresens ». »
L’indépendance de l’étant par rapport à l’énonciation est fondement de liberté. Celle-ci, propos du cours de 1931, est, depuis Être et Temps, constamment rapportée au Possible et à la temporalité du futur. Or la liberté excède le seul champ pratique : elle éclaire la « chose », ce qui est là devant (vorhanden), dont la contingence d’apparition et de rencontre doit être assumée. Le pointage, p. 255, de l’absence explicite de mention de la différence ontologique en GA 21, en 1925/1926, époque où Heidegger la concevait pourtant très bien, redonne ses droits à l’étant en tant qu’étant. Nous lisons, p. 255, comment la temporalité de l’étant, entrant en phase (c’est le cas de le dire !) avec celle du Dasein, lui fait sentir le lien entre les étants « en tant que » ce qu’ils sont, et non plus seulement comme coappartenants à l’être :
« La différence ontologique, absente explicitement du cours de 1925/26, prend ici la forme d’un redoublement de la « Als-Struktur », qui non seulement trouve abri dans l’« étant en tant qu’étant », […] l’« étant en tant qu’étant en tant que ce qu’il est et comment il est. » C’est l’étant, en tant qu’étant, qui est d’abord montré dans le logos – et l’étant lui-même. Cette donation est rendue possible par la « Als-Struktur » dans l’étant lui-même. […] La « Als-Struktur » ne relie plus seulement le Dasein à l’étant dans lequel il est engagé, mais elle relie l’étant lui-même à lui-même, en tant qu’il est « présent », « présent là-devant ». »
Heidegger transgresse ici l’interdit phénoménologique de penser directement le lien entre les choses. Peut-être que la mention du Tournant, qui commença avec ses conférences sur l’art, aurait éclairé sa confiance en l’aptitude de l’étant à s’approprier lui-même, ce qu’annonce le rôle pensant de la peinture et de la poésie. Par l’art, le Dasein se transporte au milieu de l’étant pour la première fois et « touche » l’horizon de la Chose et de la Terre, et non plus seulement celui de l’être de l’étant conjoint à l’être-au-monde. Il suffit de mesurer, quand il s’agit de définir l’aisthèsis et la chose (das Ding), la différence entre l’analyse du bleu et du rouge dans la VIe Recherche Logique de Husserl, et le commentaire, en GA 41 (1935/36, p. 164) du jaune de la toile de Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux :
« La couleur de chose (die Dingfarbe) est autre chose que l’excitation qui donnée dans l’œil et que nous n’appréhendons jamais immédiatement comme telle. La couleur de chose appartient à la chose (Die Dingfarbe gehört zum Ding). Elle ne se donne pas davantage à nous comme la cause d’un état qui est en nous. La couleur même de la chose, par exemple le jaune, est seulement ce jaune-ci, en tant qu’il appartient au champ de blé (das Gelb ist nur dieses Gelb als zugehörig zum Kornfeld). La couleur et sa coloration éclatante se déterminent à chaque fois à partir de l’unité originelle et la manière d’être de la chose colorée elle-même (jeweils aus der ursprünglichen Einheit und Art des farbigen Dinges selbst) ».
L’insistance sur la chose et son toucher ontologique rejoint celle de la visée de l’étant en logique. Le cours du Logos se remonte en-deçà du discursif et même de la parole, pour atteindre aux premiers silences. Le choix de Van Gogh n’est pas un hasard, lui qui avait une logique des couleurs de choses. Logos ne peut donc plus, après 1935, être synonyme de discours, qui se révèle être un épiphénomène d’un « Recueil » (Versammlung) liant la gerbe de l’étant au sein de l’étant même, étendant son lien entre présence et signification, du Monde jusqu’à la Terre. La lumière logique s’accordera alors à ce que Greisch appelle la « musique des choses ». Heidegger a été gratifié d’une pluralité d’horizons qui se sont constamment ouverts à lui : ce n’est pas par hasard que sa pensée remercie.