A Katia Kanban, avec toute ma gratitude.
Si chacun connaît Pierre Nicole grâce à La Logique ou l’art de penser écrite avec le Grand Arnauld, et se forge donc de celui-là l’image d’un penseur de la logique et du langage rationnellement idéal, plus rares sont ceux qui se rappellent que Nicole fut également un moraliste, et même l’une des grandes figures de ce courant. Très proche de Pascal, il contribua à la diffusion des écrits de ce dernier, le conseilla pour les Provinciales, et traduisit même celles-ci en latin avant de contribuer à l’édition des Pensées en 1670. Il ne fut pas pour rien dans la diffusion européenne des Provinciales et les prolongea plus tard avec dix Lettres imaginaires dans les années 1664/1665, comme pour affirmer sa propre participation à la lutte contre les jésuites. « Pascal, notait Jean Mesnard, n’avait pas, à Port-Royal, la même prééminence qu’Arnauld. Nicole pouvait donc se sentir plus libre dans ses rapports avec lui. »1
De ce fait, s’il ne saurait être mis au même plan stylistique qu’un Pascal, qu’un La Rochefoucauld ni qu’un La Bruyère – peut-être est-ce là la raison du relatif oubli dans lequel tombèrent ses œuvres morales – , il n’en laissa pas moins une cinquantaine de traités et d’essais de « morale » fortement teintés d’une réflexion augustinienne consacrée à l’amour-propre et à la vie politique.
Parmi cette cinquantaine d’écrits, Laurent Thirouin en a retenu dix, qu’il a publiés aux Belles Lettres sous le titre Essais de morale2. Ce volume aux textes fort bien sélectionnés permet de rappeler la portée moraliste de l’œuvre de Nicole, d’en apprécier la profondeur mais aussi d’en sonder les écarts vis-à-vis d’un La Rochefoucauld et même d’un Pascal. Document précieux, donc, mais aussi beau livre comme tous les volumes de la collection Encre marine qui allie rigueur d’édition, qualité du papier et de la topographie, ces Essais de morale laissent entendre une tonalité singulière, toujours augustinienne, souvent moraliste, et parfois morale.
A : Principes directeurs de cette édition
Les Essais de morale ont paru en 1671 peu de temps après les Pensées ; contrairement à ce qu’une certaine distance historique pourrait laisser croire, c’est pour ces derniers que Nicole connut la gloire, et non pour la Logique et l’art de penser. De plus, remarque Laurent Thirouin, « ils ont aussi constitué pour plusieurs générations, et quasiment jusqu’à la fin du XVIIIè siècle, un modèle de réflexion morale, goûté et prôné par des esprits aussi dissemblables que Mme de Sévigné, l’abbé de Rancé, Bayle, Voltaire ou encore Joubert. »3
Significative quant à leur réception est l’une des lettres de Mme de Sévigné du 4 novembre 1671 adressée à Mme de Grignan :
« Parlons un peu de M. Nicole, il y a longtemps que nous n’en avons rien dit. Je trouve votre réflexion fort bonne et fort juste sur l’indifférence qu’il veut que nous ayons pour l’approbation ou l’improbation du prochain. Je crois, comme vous, qu’il faut un peu de grâce, et que la philosophie seule ne suffit pas. Il nous met à si haut prix la paix et l’union avec le prochain, et nous conseille de l’acquérir aux dépens de tant de choses, qu’il n’y a pas moyen après cela d’être indifférente sur ce que le monde pense de nous. Devinez ce que je fais, je recommence ce traité ; je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler. Ce qu’il dit de l’orgueil et de l’amour-propre, qui se trouvent dans toutes les disputes, et que l’on couvre du beau nom de l’amour de la vérité, est une chose qui me ravit. Enfin ce traité est fait pour bien du monde ; mais je crois qu’on n’a eu principalement que moi en vue. Il dit que l’éloquence et la facilité de parler donnent un certain éclat aux pensées ; cette expression m’a paru belle et nouvelle ; le mot d’éclat est bien placé, ne le trouvez-vous pas ? Il faut que nous relisions ce livre à Grignan ; si j’étais votre garde pendant votre couche, ce serait notre fait : mais que puis-je vous faire de si loin ? »4.
Constitués de deux tomes en 1671, présentés sous forme de fragments et de « pensées détachés », ils s’enrichissent d’un troisième en 1675 et d’un quatrième en 1678 tandis que chaque édition accroît l’ordre et l’organisation des propos en traités ou essais. Toutefois, en dépit de cette réorganisation constante du propos sous une forme de plus en plus méthodique, force est de constater que l’on demeure dans une série de remarques et de propos, davantage que dans des Traités classiques et structurés. S’il serait excessif de parler de désordre, il le serait tout autant de parler d’ordre ; ainsi, les Essais de morale se trouvent à mi-chemin entre le traité scolastique et les maximes ou les pensées, et dessinent par ce biais une forme singulière traduisant peut-être l’hésitation entre la morale et l’anthropologie moraliste.
Il est d’ailleurs amusant de noter que les traités moraux se sont imposé une sorte de discipline alourdissant le discours comme pour mimer par la forme devenue pesante la gravité du propos. Ce gonflement des textes de Nicole associé à leur réorganisation n’est pas sans évoquer l’analyse de Louis van Delft selon laquelle, en matière strictement morale, « c’est pratiquement toujours à une très lourde machinerie que l’on a affaire. »5 Et van Delft de citer aussitôt Nicole :
« On est contraint de remplir les livres méthodiques d’une infinité de choses qui n’ont point d’autre utilité que celle d’être nécessaires à l’ordre. »6.
L’édition de Laurent Thirouin, qui reproduit avec des corrections et des mises à jour l’édition parue en 1999 aux PUF7 propose quant à elle dix traités dans leur intégralité, tous publiés du vivant de l’auteur, et retenus pour leur caractère représentatif. C’est ainsi à l’édition de 1693 que se réfère L. Thirouin, laquelle peut être considérée comme l’édition définitive compte-tenu du fait que ce fut la dernière qui parut avant la mort de l’auteur survenue en 1695, et ce bien que deux volumes supplémentaires virent le jour après sa mort.
B : Ambiguïté du projet
On a souvent opposé le moraliste au moralisateur, l’homme peu dupe de la nature humaine à celui qui croit encore en la et en une morale ; à cet égard, si la distinction est nette et sans bavure chez un La Rochefoucauld ou même chez un La Bruyère, elle devient moins évidente chez les jansénistes pour qui tout se passe comme s’il y avait quelque chose à sauver de la morale malgré tout. A chaque page se joue en effet une étrange impression, à savoir celle d’une morale impossible compte-tenu de la réalité de la nature humaine, et pourtant nécessaire. De là ces nuances, ces prudences, ces subtilités qui, toujours, se rappellent qui est l’homme et qui, par conséquent, savent ce qui est impossible mais aussi ce dont il a besoin.
Bérangère Parmentier résume fort bien l’ambiguïté ou peut-être la sagesse de Pierre Nicole lorsqu’elle expose le projet de ce dernier dans son ouvrage désormais classique, Le siècle des moralistes :
« Pierre Nicole, proche de Pascal, « solitaire » de Port-Royal, théologien, et coauteur avec Antoine Arnauld de la Logique dite de « Port-Royal », partage avec l’ensemble des « moralistes » la défiance envers la connaissance morale et le soupçon sur l’identité du « moi » ; mais, dans ses Essais de morale, il maintient le projet d’un enseignement moral. »8
On ne saurait mieux dire que ce commentaire car ces essais parlent de morale davantage qu’ils ne font la morale. Laurent Thirouin dit excellemment dans son introduction que « les Essais de morale restent des essais en ce qu’ils ne se reconnaissent aucun titre à énoncer la morale. »9 De là cette extraordinaire prudence confinant parfois à un certain conséquentialisme pragmatique, conjurant en tout cas la recherche du Bien et de l’Absolu ; le lecteur ne trouvera jamais dans la moindre ligne du volume une quelconque injonction, un quelconque dogmatisme ; non, Nicole est d’abord moraliste, et il s’agit pour lui non pas de dicter le Bien mais de montrer la vanité et la faiblesse de l’homme, mais aussi l’omniprésence de l’amour-propre. Peut-être n’y eut-il d’ailleurs jamais de courant intellectuel plus inconfortable que le jansénisme, pris en tenailles entre sa lucidité extrême, son regard aiguisé sur la nature humaine, et sa foi catholique, devant maintenir une morale malgré tout ; tenir ces deux extrémités, voilà qui fit peut-être dire à Pascal que l’hérésie n’était jamais qu’une foi sans paradoxes…
Quoi qu’il en soit des motivations pascaliennes, nous disposons chez Pierre Nicole de nombreux passages où l’inconfort de sa position semble presque mise en scène consciemment ; une telle attitude est particulièrement sensible lorsque sont examinés les moyens concrets de conserver la paix entre les hommes alors que se trouve évacuée toute absoluité morale afin de préserver les intérêts pacifiques, eux-mêmes érigés en but :
« Entre ces inclinations, il y en a que l’on peut appeler justes, d’autres indifférentes, et d’autres injustes. Il ne faut jamais contenter positivement celles qui sont injustes ; mais il n’est pas toujours nécessaire de s’y opposer. Lorsqu’on le fait, il faut toujours comparer le bien et le mal, et voir si l’on a sujet d’espérer un plus grand bien de cette opposition que le mal qu’elle pourra causer. Car on peut appliquer à toutes sortes de gens la règle que saint Augustin donne pour reprendre les Grands du monde : que s’il y a à craindre qu’en les irritant par la répréhension, on ne les porte à faire quelque mal plus grand que n’est le bien qu’on leur veut procurer, c’est alors un conseil de charité de ne les pas reprendre, et non pas un prétexte de la cupidité.. »10
Derrière cet examen pragmatique des conséquences d’une opposition frontale à l’injustice se joue aussi le problème du soupçon quant aux motivations : en bon moraliste, Nicole doute fort que la raison poussant à s’opposer aux inclinations injustes soit le refus de l’injustice et il est à craindre que le motif poussant le « justicier » soit plus condamnable encore le mal qu’il prétend combattre :
« C’est encore une faute que l’on peut commettre sur ce sujet, de prendre la charge de s’opposer aux passions même les plus injustes, lorsque d’autres le peuvent faire avec plus de fruit que nous : parce qu’il est visible que cet empressement vient d’une espèce de malignité qui se plaît à incommoder. Car il s’en mêle dans les répréhensions justes, aussi bien que dans les injustes ; et elle est même bien aise d’avoir des prétextes justes de s’opposer aux autres, parce que ceux qu’elle contriste le sont d’autant plus qu’ils l’ont mieux mérité. »11
C : Une anthropologie janséniste
De manière fort pertinente, le premier traité retenu, intitulé « de la faiblesse de l’homme », est consacré à une connaissance de l’homme, laquelle peut être dite pessimiste en s’enracinant naturellement dans l’orgueil et la vanité. La première ligne de ces Essais rappelle ainsi que « l’orgueil est une enflure du cœur par laquelle l’homme s’étend et se grossit en quelque sorte lui-même, et rehausse son idée par celle de force, de grandeur et d’excellence. »12 Dès lors, la grandeur inhérente à l’orgueil ne se trouve convoquée que pour mieux faire sentir la faiblesse et l’humilité :
« Si donc l’orgueil vient de l’idée que l’homme a de sa propre force et de sa propre excellence, il semble que le meilleur moyen de l’humilier soit de le convaincre de sa faiblesse. Il faut piquer cette enflure pour en faire sortir le vent qui la cause. Il le faut détromper de l’illusion par laquelle il se représente grand à soi-même, en lui montrant sa petitesse et ses infirmités, non afin de le réduire par là à l’abattement et au désespoir, mais afin de le porter à chercher en Dieu le soutien, l’appui, la grandeur et la force qu’il ne peut trouver en son être, ni dans tout ce qu’il y joint. »13
Tout le projet de la morale de Nicole peut ainsi être pensé comme la volonté de rappeler à l’homme sa faiblesse, à sa « misère » pour parler comme Pascal, sans jamais le confondre avec les bêtes, Nicole prenant explicitement le contrepied de Montaigne en reprochant à ce dernier d’avoir réduit l’homme « à la condition des bêtes » au motif qu’il fallait l’humilier (chap. II). Partant, il s’agit à la fois de sauver la spécificité humaine et, en même temps, de ne pas être dupe de la grandeur de l’homme ni de ses fières réalisations à l’instar de celles issues de son ingéniosité et de son génie technique. Maître d’un domaine ridiculement petit, il se figure seigneur d’un territoire pourtant dérisoire ; mésinterprétant sa condition, l’homme se figure que ses artifices techniques évoquent son génie alors qu’ils ne sont que le symptôme de son impuissance.
A chaque page Nicole établit ainsi l’incapacité humaine, son « impuissance », sa nécessaire « humilité », convoquant Dieu qui, « ayant dessein d’humilier Job sous sa majesté souveraine, le fait comme sortir de lui-même pour lui faire contempler ce grand monde et toutes les créatures qui le remplissent, afin de le convaincre par là de son impuissance et de sa faiblesse, en lui faisant voir combien il y a de causes et d’effets dans la nature qui surpassent, non seulement sa force, mais aussi son intelligence. »14
Cette humilité est rappelée à l’homme en général et aux princes au particulier ; dans une série de préceptes formant l’éducation d’un Prince, Nicole semble appliquer sa réflexion universelle sur l’abaissement de l’homme au cas particulier du Prince afin de l’inviter à ne pas être dupe de son illusoire grandeur. Le Prince n’est que serviteur, et n’a jamais que des devoirs ; de surcroît, il n’est ce qu’il est que par la volonté de Dieu :
« Un Prince n’est pas à lui, il est à l’État. Dieu le donne aux peuples en le faisant Prince : il leur est redevable de tout son temps. Et sitôt qu’il est capable de discernement, il commet une double faute s’il ne s’applique avec tout le soin qu’il peut aux études et aux exercices qui servent à le disposer à s’acquitter des devoirs d’un Prince. »15
On perçoit là l’importance du caractère applicable des pensées et préceptes de Nicole ; il ne s’agit pas tant de théoriser que de chercher à rendre praticables les conseils et les sentences imaginés pour le Prince en particulier et l’honnête homme en général. « Les ressources de son art, analyse Laurent Thirouin, n’ont pas pour objet majeur de démontrer, ni de séduire, mais d’induire une modification des comportements. (…). On ne saurait goûter cette littérature morale que si l’on entend en faire usage. »16 A cet égard, il faut noter là encore l’ambiguïté du propos refusant d’établir une sorte de ligne de partage pure entre ce qui relèverait de la morale et ce qui s’en écarterait ; loin de tout dogmatisme, Nicole fait de l’utilité pratique un élément décisif de l’éducation du Prince au point de rendre légitime l’étude des auteurs païens, quitte à les artificiellement christianiser :
« Ce serait une trop grande rigueur, que d’interdire absolument aux enfants les livres des païens, puisqu’ils contiennent un grand nombre de choses utiles ; mais il faut qu’un maître sache les rendre chrétiens par la manière dont il les expliquera. Il y a dans ces livres des maximes exactement véritables, et celles-là sont chrétiennes par elles-mêmes, puisque toute vérité vient de Dieu et appartient à Dieu. »17
D : L’obsédante vision de l’amour-propre
Cette connaissance de l’homme, cette anthropologie visant à combattre l’orgueil en humiliant l’homme, ne saurait être complète si était oubliée la notion centrale des moralistes, à savoir celle d’amour-propre. Par son ingéniosité et ses trouvailles, l’homme tire une admiration de l’homme, et s’entretient à tort dans celle-ci, car « l’amour-propre le resserre et le renferme tellement en lui-même, que de toutes les choses du monde il ne s’applique qu’à celles qui ont rapport à lui et qui sont liées avec lui. »18
Il ne faudrait toutefois pas dissoudre Nicole dans la pensée classique des moralistes ou, plus exactement, il ne faudrait pas écraser la notion d’amour-propre telle que la thématise Nicole sous celle que l’on trouve chez La Rochefoucauld ou La Bruyère. Nicole ne pense l’amour-propre que dans une perspective janséniste, donc chrétienne, et ne lui octroie son extension qu’à la mesure du péché, de la corruption mais aussi de la charité ; là-contre, La Rochefoucauld « laïcise » l’amour-propre et en reste à un stade purement descriptif qui ne se veut nullement fondé dans une quelconque théologie. Autrement dit, il y a un fondement religieux de l’anthropologie chez Pierre Nicole, si bien que l’amour-propre ne saurait être pensé autrement que comme une corruption de la nature humaine là où il est un état de la condition humaine chez La Rochefoucauld.
Pour cette raison même, Pierre Nicole affronte des difficultés que La Rochefoucauld n’a pas à résoudre, à savoir l’immense proximité des effets de la charité, vertu théologale, et de l’amour-propre ; mieux encore, en n’abordant pas le fondement théologique de l’amour-propre, La Rochefoucauld n’est pas amené à se demander explicitement si la charité est possible, si cette vertu n’est pas toujours déjà corrompue par les motivations intéressées de l’esprit. Les premières lignes du traité « De la charité et de l’amour-propre » sont à cet égard spectaculaires :
« Quoiqu’il n’y ait rien de si opposé à la charité qui rapporte tout à Dieu, que l’amour-propre qui rapporte tout à soi, il n’y a rien néanmoins de si semblable aux effets de la charité, que ceux de l’amour-propre. Car il marche tellement par les mêmes voies, qu’on ne saurait presque mieux marquer celles où la charité nous doit porter, qu’en découvrant celles que prend un amour-propre éclairé, qui sait connaître ses vrais intérêts, et qui tend par raison à la fin qu’il se propose.
Cette conformité d’effets en des principes si différents ne paraîtra point étrange à ceux qui auront bien compris la nature de l’amour propre. »19
Deux niveaux de lecture sont ici nécessaires ; le premier est évident et vise à montrer qu’il est extrêmement difficile de distinguer les effets de l’amour-propre de ceux de la charité, et qu’à cet égard ce n’est pas dans l’action que se décidera la nature même de l’acte. Se joue ainsi une sorte d’indistinction immanente à la sphère pratique qui impose de remonter aux motivations ; mais apparaît alors la seconde difficulté : si l’amour-propre est partout alors plus aucune charité n’est possible, non pas au sens où il n’y aurait plus d’actes charitables mais au sens où plus aucun acte charitable ne pourrait être accompli par vertu. Il faut donc que le systématisme de l’amour-propre soit pris en défaut pour sauver la possibilité des vertus théologales.
Or, contre toute attente, Nicole va accorder beaucoup, et même énormément, à l’amour-propre, Nicole constatant que la recherche par chacun de son propre intérêt par amour-propre est parfaitement apte à assurer la paix sociale et le bon fonctionnement de la cité. L’amour-propre a des effets civiques et politiques souhaitables ! Laurent Thirouin résume fort ben comment Nicole révèle une face positive de l’amour-propre, qui érige la sociabilité de l’homme en finalité véritable et pas seulement en bénéfice annexe ; il n’oppose pas l’économie du salut et la morale sociale mais considère que la morale sociale joue un rôle de premier plan dans l’économie du salut. Le titre du chapitre XI est à cet égard édifiant : « L’amour-propre éclairé pourrait corriger tous les défauts extérieurs du monde, et former une société très réglée. Qu’il serait utile d’avoir cela dans l’esprit en instruisant les Grands. »
En fin de compte, Nicole reconnaîtra dans le chapitre XIII être dans la capacité d’établir un critère pour discriminer entre les motivations relevant de la charité et celles relevant de l’amour-propre ; une fois encore, loin de rechercher la pureté morale, il rend admirablement l’ambiguïté morale des hommes, et le clair-obscur constant où ils évoluent. Mais encore faut-il rendre compte du fait que Dieu n’ait pas donné à l’homme la garantie d’agir par charité, ce que Nicole semble interpréter comme une ruse divine en établissant la nécessité
« qu’il y ait des actions purement humaines qui ressemblent si fort aux actions surnaturelles et divines, que la distinction n’en soit pas sensible. Et comme les gens de bien ne commettent point de crimes, et qu’ainsi ils ne peuvent être confondus par là avec les méchants, il faut que les méchants puissent imiter leurs actions vertueuses, et en faire qui y soient tellement semblables à l’extérieur qu’on ne les en puisse discerner. »20
L’explication est alambiquée, et l’on se surprend à penser que Nicole lui-même dut en douter, mais elle a le mérite de révéler toute la douleur du jansénisme, c’est-à-dire tout le fardeau de l’obsédante question : peut-on avoir vu partout l’amour propre et rester chrétien ?
Conclusion
On ne saurait trop rendre grâces aux Belles Lettres d’avoir réédité ces dix essais et traités de Pierre Nicole qui nous plongent dans les tourments moraux du XVIIè siècle, mais aussi dans sa lucidité et sa capacité à dire et voir la nature humaine en face, ce qu’aucun autre siècle ultérieur n’osera plus reformuler, sinon sous des formes sporadiques quoique flamboyantes – Nietzsche, évidemment, mais aussi Freud, à sa manière.
Il y a d’ailleurs chez Nicole, comme chez nombre de moralistes, bien avant Nietzsche et Freud, une mise en crise du sujet à peine né. La découverte de l’amour-propre révèle l’obscurité du moi à lui-même, la dimension non consciente de nombre de ses motivations, la cécité de chacun à l’égard de lui-même. L’impératif de se connaître soi-même devient l’objet d’un soupçon et Nicole, dans le chapitre VII du remarquable traité consacré à « La connaissance de soi-même », établit que le « « connais-toi toi-même » vient plutôt de l’impatience des hommes à l’égard des défauts des autres, que d’un désir sincère de se connaître eux-mêmes. »21
Il en découle que le moi ne peut jamais faire l’objet que d’une idée confuse, et que la connaissance de soi est un leurre ; il y a comme une « rupture de l’intériorité »22 pour reprendre la belle formule de Bérangère Parmentier, qui menace l’ego, sa constance et son identité. Le Nicole cartésien paraît soudainement bien loin… Mais, comme pour l’amour-propre, il faut imaginer que Dieu a voulu pareil état pour sauver un semblant de sens derrière cette misère :
« On doit donc supposer qu’avec toute notre étude et toutes nos recherches, nous demeurerons toujours inconnus à nous-mêmes en cette vie. Mais comme cette ignorance nécessaire est dans l’ordre de Dieu, il la faut souffrir humblement, et croire même qu’il nous est utile d’y demeurer. »23
- Jean Mesnard, « Pierre Nicole ou le janséniste malgré lui », in Chroniques de Port-Royal, n° 45, 1996, p. 238
- Pierre Nicole, Essais de morale, édités par Laurent Thirouin, Paris, les Belles Lettres, Encre Marine, 2016
- Ibid., p. 12
- Madame de Sévigné, Lettre à Mme de Grignan, 4 novembre 1671
- Louis van Delft, Les moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, coll. Folio-essais, 2008, p. 336.
- cité p. 336
- Pierre Nicole, Essais de morale, Paris, PUF, 1999
- Bérangère Parmentier, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, coll. Points, 2002, p. 150
- Nicole, op. cit., p. 15
- « Des moyens de conserver la paix avec les hommes », chap. XII, in Essais de morale, op. cit., p. 159
- Ibid., p. 160
- Pierre Nicole, De la faiblesse de l’homme, in Essais de morale, op. cit., p. 37
- Ibid., p. 40
- Ibid., p. 43
- Pierre Nicole, « Traité de l’éducation d’un Prince », I, § IV, in Essais de morale, op. cit., p. 287-288
- Essais de morale, op. cit., p. 16
- Ibid., p. 334.
- « De la faiblesse de l’homme », chap. III, p. 43.
- Pierre Nicole, « De la Charité et de l’amour-propre », chap. I, p. 415
- Ibid., p. 446-447
- Pierre Nicole, « De la connaissance de soi-même », chap. VII, p. 358.
- Bérangère Parmentier, op. cit., p. 153.
- Pierre Nicole, « De la connaissance de soi-même », chap. XIII, p. 410