Il pourrait paraître surprenant d’évoquer sur un site dévolu à la philosophie les travaux d’André Paul, spécialiste des manuscrits de la mer Morte, et du judaïsme. Pourtant, ses derniers ouvrages, adressés à un large public, me semblent charrier des problèmes philosophiques de premier ordre, à commencer par ceux de la gnose et de la définition même qu’il convient de donner de Dieu. En outre, l’esprit qui anime André Paul est très proche de celui que nous cherchons à promouvoir sur ce site, à savoir une volonté de décloisonner certaines disciplines, de créer des passerelles entre les savoirs, afin de briser le carcan sclérosant des spécialistes. Un tel dessein était déjà à l’œuvre dans la Bible avant la Bible, paru en 2005 : « Mon propos est ici de construire un pont entre les doctes spécialistes des écrits de la mer Morte et la gent combien protégée des exégètes ou des biblistes. »1
Le livre qui nous intéresse aujourd’hui est plus récent que la Bible avant la Bible, il s’agit de Qumrân et les Esséniens 2, ouvrage dans lequel André Paul s’efforce de démontrer deux points fondamentaux : d’une part qu’il serait préférable d’oublier la thèse essénienne au vu des nouvelles découvertes, et d’autre part, ce qui est peut-être plus fécond philosophiquement, que la gnose est bien évidemment très largement antérieure au christianisme. Cette dernière thèse, qui apparaît pour les spécialistes philosophiquement évidente, reçoit ici une justification exégétique qui prouve, à mon sens définitivement, qu’il est décidément absurde, voire aberrant, de faire de la gnose une hérésie relative au Christianisme tant ses origines remontent bien en-deçà, au point que l’on serait presque en droit, si l’on voulait provoquer, de se demander si ce n’est pas inversement le christianisme qui est une réaction à la gnose…
I°) La contingence textuelle
La question que nous nous posons est, dans un premier temps, la suivante : qu’est-ce qui, philosophiquement, se trouve fécondé par les manuscrits de la mer Morte ? Premièrement, ainsi que le rappelle André Paul, « La découverte des manuscrits de la Mer Morte restera dans les mémoires comme le plus grand événement archéologique du XXè siècle. »3 Cette découverte indique d’abord un certain rapport à l’histoire ; comment reconstruit-on a posteriori une histoire assez ancienne, et comment constitue-t-on un corpus de textes sacrés, voilà autant de questions qui s’insèrent dans une réflexion philosophique sur l’histoire mais aussi sur le sacré et sa possible évolution. Ainsi, la factualité même de ces découvertes est à interroger comme telle afin de penser la manière dont quelques fragments découverts de la plus contingente des façons peuvent éventuellement décider d’une nouvelle histoire religieuse. N’oublions pas en effet qu’à la fin de la Bible avant la Bible André Paul souhaitait que l’on réécrivît une nouvelle Bible tenant compte des découvertes de ces manuscrits ; ce projet est du reste partiellement en cours, avec la parution de la Genèse, premier volume de l’édition française de la Bibliothèque de Qumrân. 4
Les premières parties de l’ouvrage résument d’une manière très claire l’histoire des découvertes de ces manuscrits, ainsi que l’histoire, parfois chaotique, de leur édition ce qui invite à penser un deuxième rapport, que serait le rapport au sacré. Il est du reste assez fascinant de se plonger dans la contingence radicale qui domine tout au long de cette grande aventure, avec en point inaugural ces bédouins découvrant par le plus grand des hasards ces jarres où se trouvaient les fameux manuscrits. Les conflits incessants au Proche-Orient relèvent également de cette histoire presque insensée, où les manuscrits traversent les crises comme mus par une immunité sacrée. La réflexion à laquelle nous invitent lesdits manuscrits, quant à leur contenu, est d’abord celle de la détermination de ce qui est sacré et de ce qui ne l’est pas : qu’est-ce qui permet de décréter un texte canonique, ou faisant partie du corpus biblique ? Rien ne semble plus difficile que de répondre à cette question, tant la porosité est grande. « Les frontières ne sont jamais tracées entre ce qui appartiendrait aux Ecritures et le reste. Bien plus, les passerelles sont multiples ; il y a même osmose entre ce que l’on considère et traite comme deux catégories d’écrits. »5 En d’autres termes, les textes ne semblent pas porter en eux-mêmes l’évidence de leur propre canonicité.
Ces remarques rappellent combien l’idée même de corpus sacré ou de textes canoniques est en réalité tardive. Jusqu’à la fin du Ier siècle chrétien au moins, rappelle André Paul, « il n’y avait guère de corpus vraiment matérialisé des écrits considérés comme saints ni chez les Juifs ni partant chez les chrétiens. On disposait d’un nombre encore imprécis de livres auxquels on reconnaissait, sans les définir ni les déclarer, une autorité et des qualités spécifiques. »6 On ne saurait évacuer cette difficulté originelle à déterminer clairement la sacralité des textes, et surtout leur canonicité, de sorte que la proximité entre ce qui fut déclaré tardivement comme textes saints et ceux qui ne le furent pas invite à se demander si la discrimination entre ces deux formes de texte ne relève pas, elle aussi, d’une certaine contingence.
II) Vie et mort du dogme essénien
Au-delà de ces rappels factuels, l’une des thèses majeures d’André Paul, nous l’avons dit, consiste à combattre l’idée répandue selon laquelle les Esséniens seraient étroitement liés à la question de Qumrân. En 2002 a eu lieu un symposium aux Etats-Unis où l’identification des Esséniens à Qumrân commença à nettement se fissurer. Pourtant, la thèse essénienne avait eu la vie dure : puisqu’il fallait bien identifier les rédacteurs à une communauté particulière, on essaya d’associer le contenu des rouleaux aux mœurs de certaines communautés spirituelles ; or, plus par défaut qu’autre chose, on remarqua que les Esséniens étaient les seuls à développer des mœurs non contradictoires avec les pratiques mises en avant dans les rouleaux. Ainsi James C. VanderKam résume-t-il la thèse essénienne en ces termes : « Les données des textes sectaires correspondent bien davantage à la pensée et à l’action esséniennes que les données des sources sur les concepts pharisiens et sadducéens. »7 Cette façon de voir les choses est tout à fait singulière : puisqu’ils ne peuvent être saducéens – ni pharisiens – ils ne peuvent donc être qu’esséniens.
On le voit, cette thèse repose sur la véracité des pratiques des Esséniens ; or, note André Paul, nous ne disposons d’aucun texte de ceux-ci clairement revendiqués comme tels, et les témoignages que nous avons sur eux, sont plus que tardifs : Pline l’Ancien, Philon, Flavius Josèphe sont très postérieurs à l’existence réelle de cette supposée secte, vouée à la disparition rapide puisque prônant l’abstinence sexuelle. « Il n’y a rien sur les Esséniens dans les inscriptions contemporaines. Rien non plus dans aucun des nombreux rouleaux de la mer Morte. »8 Par conséquent, faute de preuves, André Paul parle d’un « dogme » consistant à identifier sans aucune garantie sérieuse les auteurs des manuscrits retrouvés aux Esséniens. Poussant la provocation, André Paul va jusqu’à se demander si les textes retrouvés à Qumrân décrivent une expérience spirituelle et vitale réelle, ou si elle ne serait pas une idéalisation d’un mode de vie non réalisé. « Ajoutons une dernière question. Les écrits spécifiques, ceux que d’aucuns disent encore « sectaires » voire « esséniens », renvoient-ils vraiment à une communauté réelle et à une expérience concrète ? Allons jusque-là. D’une certaine façon, ces textes représentent des avatars tardifs de la Loi de Moïse, miroir magnifiant du peuple d’Israël et non législation d’une vie réelle. »9 En somme, André Paul refuse que se trouvent dogmatisés quelques très rares passages retrouvés chez les chroniqueurs juifs ou romains, et que ceux-ci soient identifiés par défaut aux auteurs des manuscrits : prudence donc de la démarche mais en même temps audace dans l’exacte mesure où le dogme essénien est encore bien vivant dans la communauté des exégètes. Mais, comme aime à la rappeler André Paul, dans une phrase aussi simple qu’efficace, « des Pharisiens comme des Esséniens, il n’est nulle part question dans aucun des écrits venus des Grottes. »10
Gageons qu’une telle thèse, pour le coup assez révolutionnaire, saura retenir l’attention des spécialistes français, encore paralysés peut-être par le fait qu’André Dupont-Sommer et Roland de Vaux, créateurs et défenseurs acharnés du dogme essénien, aient été français…
III) La Gnose éternelle
L’autre grande thèse qui parcourt cet ouvrage tourne autour de la gnose. Etablissant, de manière définitive, l’existence d’une gnose pré-chrétienne, et donc interdisant de faire de la gnose une simple hérésie réactive, André Paul prouve l’existence de cette pensée dès le judaïsme naissant. Ainsi, et s’il ne fallait qu’une seule preuve, le Livre des Mystères serait un « bon témoin de la gnose judaïque préchrétienne »11 Mais il faut aller plus loin : si la gnose préexiste au christianisme – ce qui est une évidence, mais qu’il faut toujours rappeler ce qui est aisé ne serait-ce qu’en rappelant l’existence de Philon d’Alexandrie, à la fois contemporain du Christ et gnostique, ne pouvant donc être hérétique à l’encontre d’un système de pensée encore non élaboré … – il faut en déduire que ce n’est pas la gnose qui réagit à la naissance du christianisme, mais bien inversement le christianisme naissant qui s’enracine dans un contexte gnostique. Ce que, en toute rigueur, André Paul déduit de manière fort logique et donc fort convaincante. « Il semble bien que, culturellement, la pensée de Paul se trouvât imprégnée du schéma dualiste (gnostique) que certains théoriciens ou idéologues avaient orchestré jusqu’à l’excès. Mais il l’emploie simplement comme un décor, un horizon de pensée servant de cadre pédagogique à la réflexion et à son expression, chrétiennes, l’une et l’autre. »12 Ainsi, l’idée même de la détestation de la chair, le sens négatif de sarx, s’enracinerait dans une gnose que l’on a envie de qualifier de transhistorique, à laquelle Paul serait contraint de se rattacher en vertu de son insertion temporelle dans un contexte nettement gnostique, et la théologie dualiste paulinienne « aurait donc ses racines non pas tellement dans les développements doctrinaux de la Diaspora que dans les traditions de sagesse diffusées d’assez longue date sur la terre nationale des Juifs. »13. Pour le dire avec un brin de provocation, nous pourrions remarquer que, de même qu’il existe une très grande porosité entre les textes déclarés saints et ceux qui ne le furent pas, de même il existe une évidente porosité entre le contexte gnostique et l’élaboration chrétienne.
Le plus amusant, ou le plus ironique, dans cette histoire est que ceux qui s’ opposent à l’idée d’une interpénétation de la gnose et du christianisme, catégorisent de manière artificiellement hermétique la gnose et le christianisme, et reconduisent un schéma dualiste et binaire, très proche du manichéisme gnostique…
La conséquence logique des travaux d’André Paul est de confronter les manuscrits de Qumrân aux écrits gnostiques retrouvés à Nag Hammadi. « On perçoit que les écrits de Qumrân attestent eux-mêmes une authentique filière gnostique. L’existence d’un gnosticisme judaïque préchrétien était déjà bien admise. On la repérait surtout dans la littérature judéo-grecque ou dans les œuvres d’apocalypse. »14 Par conséquent, rien ne paraît plus naturel que de mettre en relation les deux grandes découvertes textuelles du XXème siècle, afin de penser l’un avec l’autre et de former des passerelles, ainsi qu’aime à y inviter André Paul, entre différents domaines. La question n’est donc plus de savoir pourquoi la gnose s’est formée en réaction au christianisme mais bien au contraire de comprendre comment ce courant souterrain est soudainement devenu l’ennemi du christianisme. D’une certaine manière, André Paul reprend des thèses très classiques, qui sont celles de Pétrement, Doresse, Puech, Gillabert, Lacarrière, de Pierre Hadot même, et bien sûr de Festugière, mais il les retrouve en dehors de la philosophie, il les reconstruit par l’exégèse. En somme, André Paul déconstruit l’erreur qui prévalut si longtemps – et que l’on trouve encore chez quelques personnages – à partir des textes et non à partir d’une histoire des idées, tout en confortant les résultats de l’histoire des idées.
Cela signifie donc que la gnose ne saurait être conçue comme néfaste lors de la naissance du christianisme : elle ne devient un « danger massif »15 qu’au deuxième siècle, dans un contexte très particulier qu’est celui de l’élaboration patristique, où il s’agit de prévenir le double risque d’un éclatement doctrinal et d’une crainte de gommer ce qu’il y aurait de nouveau dans le christianisme ; il s’agit donc de ramener à l’unité la doctrine et de faire de celle-ci quelque chose de neuf ; il faut donc en exclure la gnose, ce point prouvant à lui seul que la gnose était antérieure au christianisme… « C’est ainsi que très longtemps et à tort, on considéra la Gnose comme une hérésie chrétienne. Et plus précisément comme une hellénisation outrancière du christianisme. »16
Le rapport entre les manuscrits de Qumrân et les écrits gnostiques peut s’établir, d’abord autour du prophétisme. On trouve dans les deux textes une forte présence prophétique ; le Maître de Justice de Qumrân guide la communauté idéale, et rejoint ainsi l’idée gnostique du Maître inspiré comme guide sotériologique. On pourrait également remarquer la correspondance quant aux questions d’élection, et de rapport à la hiérarchie ; André Paul identifie chez les Thérapeutes l’incarnation la plus parfaite de la rencontre entre manuscrits de Qumrân et gnose. Les trois états progressifs et hiérarchiques que promeut ce texte fait de ces derniers des êtres à part. « Les Thérapeutes sont les seuls à atteindre ce but. Ce sont de vrais gnostiques. »17
Ce livre de vulgarisation rigoureuse, écrit dans une langue claire et élégante, permet donc de comprendre l’état actuel des recherches autour de Qumrân et d’introduire une fissure peut-être irrémédiable au sein du dogme essénien. En outre, il propose de penser le christianisme naissant dans sa continuité avec le judaïsme antique, ce qui signifie également la prise en compte de l’aspect hermétique du judaïsme, de la gnose pré-chrétienne, si bien qu’André Paul restitue à la fois l’historicité des religions tout en en dégageant implicitement quelque chose qui en serait le canal souterrain et éternel, à savoir une gnose transhistorique dont on n’est pas loin de penser, en refermant l’ouvrage, qu’André Paul y voit la vérité du judéo-christianisme…
- André Paul, La Bible avant la Bible, Cerf, 2005, p. 8
- André Paul, Qumrân et les Esséniens, l’éclatement d’un dogme, Cerf, 2008
- Ibid. p. 7
- cf. Katell Berthelot, Thierry Legrand et André Paul (dir.), La bibliothèque de Qumrân, Tome I, Cerf, 2008
- Qumrân et les Esséniens, op. cit., p. 50
- La Bible avant la Bible, op. cit., p. 26
- James C. VanderKam, Les adeptes des manuscrits de la mer Morte : esséniens ou sadducéens ? in Hershel Shanks, Les manuscrits de la mer morte, Traduction Sylvie Carteron, Seuil, 1996, Points Seuil, 2002, p. 98
- Qumrân et les Esséniens, op. cit., p. 76
- Ibid. p. 73
- Ibid. p. 118
- Ibid. p. 99
- Ibid. p. 109
- Ibid. p. 113, sq
- Ibid. p. 127
- Ibid. p. 128
- Ibid. p. 131
- Ibid. p. 156