Dans cet ouvrage important, Jacob Rogozinski, professeur à l’université de Strasbourg, centre son analyse sur un évènement historique, la chasse aux sorcières en Europe en s’appuyant sur les travaux du grand historien Carlo Ginzburg1Contrairement à ce que l’on croit souvent, la chasse aux sorcières n’est pas une tragédie médiévale, mais moderne3. Et si les sorcières ne sont pas inquiétées à l’époque médiévale, c’est « que les théologiens médiévaux ne croyaient pas à la réalité du sabbat des sorcières. »4.
Or à un moment de l’époque moderne, cela a changé, on a considéré comme réelles ces actions, et c’est-ce qui a enclenché les persécutions contre les sorcières. Si ces évènements forment le cadre de son analyse, c’est parce qu’il en recherche les causes et qu’il montre que ces évènements obéissent à une structure qui se répète dans l’histoire. Dans ce sens c’est parce qu’elle est « anachronique »5 que la chasse aux sorcières est étudiée par l’auteur6. Il trouve dans cette persécution des éléments qui le conduisent à établir l’idée d’un « schème de persécution » matrice commune à toutes les grandes persécutions historiques mais qui à chaque fois s’incarne différemment7. Résolument actuelle l’analyse de J. Rogozinski a l’ambition – on ne peut plus légitime – d’éclairer notre époque8 avec un nouvel outil, le dispositif de persécution, qu’il découvre à partir de l’analyse d’un fait historique précis.
A : Du schème de persécution au dispositif de persécution
Au-delà de ces causes particulières, et parce qu’il juge insatisfaisantes les théories de R. Girard sur le bouc émissaire et d’Agamben sur l’homo sacer, qui expliqueraient les violences collectives et le mécanisme de persécution en général, J. Rogozinski, dans un dialogue quasi constant avec M. Foucault et dans lequel C. Schmitt occupe également une place importante, formule l’hypothèse d’un schème de persécution. Il en montre les principaux caractères et établit que cette hypothèse parvient à rendre compte de la chasse aux sorcières. De même que chez Foucault, dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, une conscience sait intuitivement, par une sorte de savoir sur la folie, qui est fou ou où est la folie, de même, une conscience sait sans en avoir vu auparavant qui est une sorcière. Dans les deux cas, on se met à distance, par l’accusation d’autrui, d’une accusation sous laquelle on aurait très bien pu tomber. « Pointer la folie chez l’autre, c’est la mettre à distance, marquer un écart où l’on s’assure de ne pas être fou. Accuser une femme d’être sorcière, c’est tracer une frontière entre celui qui accuse et celle qu’il désigne comme l’ennemie mortelle de l’Eglise et de l’Etat », comme l’écrit J. Rogozinski9. Continuant à s’inspirer des analyses foucaldiennes, il remarque à propos des sorcières et de leur persécution : « Il ne s’agit pas seulement de mentalités ou de croyances, car ces représentations s’appuient sur des pratiques et des institutions qui leur confère leur redoutable efficacité.
Son histoire met en évidence la remarquable continuité d’une procédure qui commence par identifier sa cible, puis confirme cette identification par une série d’épreuves rituelles ou la découverte de la marque diabolique, la torture et l’aveu jouent un rôle capital. Nous sommes confrontés ici à un ensemble complexe d’institutions politiques et judiciaires, de rituels et de dogmes religieux, de croyances populaires, de discours savants, d’injonctions pratiques, de représentations littéraires et picturales. Ce sont ces réseaux hétérogènes articulant des institutions et des pratiques, des discours, des injonctions et des représentations, des rapports de forces et des modes de subjectivation que Foucault désigne comme des dispositifs de pouvoir. »10 En effet, tous les dispositifs ne sont pas des dispositifs de pouvoir puisque, par exemple, les religions n’en sont pas.
Mais J. Rogozinski cherche à trouver de quel dispositif de pouvoir procède la persécution des sorcières. Si on trouve chez Foucault des pouvoirs opérant par un geste de séparation, comme dans le cas de la lèpre (« dispositif d’exclusion ») et d’autres agissant au moyen d’un quadrillage de l’espace, de procédures de surveillance et de contrôle, comme dans le cas de la peste (« dispositif de discipline ») et l’émergence d’un « dispositif de sécurité » avec le contrôle et l’auto-régulation des populations, l’auteur ne trouve aucun dispositif propre à la persécution. Pour rendre compte de ces persécutions, et à l’aide de la pensée de Foucault, J. Rogozinski s’essaie à penser ce qu’il appelle des « dispositifs de persécution »11.
Le dispositif de persécution partage avec les autres dispositifs des points communs : C’est, d’une part, un dispositif de pouvoir et de savoir produisant des théories et des pratiques visant à justifier ses pratiques. On trouve par exemple dans le cas de la chasse aux sorcières, les traités de démonologie, comme le trop célèbre Marteau des sorcières12 . C’est un discours clos sur lui-même, comme le sera plus tard le mythe de la lutte des classes pendant les persécutions staliniennes : on n’en sort pas et ça explique tout. D’autre part, ces dispositifs sont des dispositifs de subjectivation, c’est-à-dire qu’ils constituent les sujets sur lesquels ils exercent leur pouvoir afin de les assujettir. Ils les « identifient » : « en leur imposant une identité qui permet de les repérer, ils les interpellent, les captent, les marquent, les façonnent »13 ; de même qu’on n’a pas commencé au XVIIème siècle à interner des fous déjà identifiés comme tels, mais qu’on a inventé la folie qui rendait l’internement nécessaire, selon les analyses foucaldiennes, la figure de la sorcière « se forme au moment où débutent les persécutions, lorsque les démonologues se réapproprient d’anciennes croyances pour les intégrer dans un nouveau système d’accusation. En ce sens, il faut dire que c’est la chasse aux sorcières qui crée la Sorcière.»14 Après la chasse aux sorcières, on ne trouve plus de sorcière. L’auteur cite à ce propos le mot célèbre de Voltaire : « Il n’y a plus de sorciers depuis que l’on a cessé d’en brûler. » En effet, le « dispositif de persécution » fonctionne à l’aide d’une construction rétrospective : on s’invente des dommages que nous auraient fait nos ennemis pour justifier leur anéantissement 15. Enfin, ces dispositifs sont aux prises avec des stratégies adverses de résistance. L’axiome de Foucault : « Là où il y a pouvoir, il y a résistance » est cohérent avec la compréhension du « dispositif de persécution ».
Comme exemples de résistance dans le cadre de la persécution des sorcières, l’auteur rappelle ces faits suivants : un inquisiteur est chassé ; le premier Grand Inquisiteur d’Allemagne, Conrad de Marbourg est assassiné ; Anna Armbruster crie sur son bûcher le nom de ses « complices » qui se révèlent être les épouses des magistrats qui l’avaient condamnée. Comme l’analyse l’auteur : « un dispositif de pouvoir est la condensation d’un rapport de forces, c’est-à-dire une conjonction aléatoire d’éléments de statut très différent. Entre ces éléments, une synthèse doit être possible, et il s’agira d’une synthèse de l’hétérogène, puisqu’il n’y a aucune affinité préalable entre de vielles croyances populaires et une doctrine démonologique élaborée par des théologiens, entre des affects qui viennent « d’en bas » et une politique décidée par le pouvoir souverain. »16 Pour articuler cela, il faut un « schème » au sens kantien, des « schèmes de persécution »17 qui s’apparentent assez à ce que Foucault nomme des « a prioris historiques »18 L’auteur établit ensuite que la théorie du complot des sorcières n’est qu’une reprise de certains éléments qui motivent la persécution des lépreux en 1321. On accuse les sorcières de ce dont on avait auparavant accusé les hérétiques (adoration du diable et transgressions sexuelles) et les juifs (meurtres rituels d’enfants, profanation des sacrements chrétiens). L’expression de ‘Sabbats’ des sorcières vient de ‘shabbat’, jour de repos des juifs. « Ce ne sont pas ses éléments constitutifs qui font l’originalité de ce schème, mais sa manière singulière de les articuler, de les condenser en une unique Figure. »19 La figure de la Sorcière est produite par le schème qui s’attache à la démasquer20 et à la traquer.
B : Le corps, l’aveu, le pouvoir souverain
Pour identifier et démasquer les sorcières, les accusateurs partent à la recherche d’une marque, d’une empreinte qui incriminerait de façon décisive celles que la réputation (ou la jalousie) a qualifiées de sorcière. Ce signe discriminant est souvent une zone insensible ou qui ne saigne pas – ce qui est curieusement le même symptôme que pour détecter la lèpre auparavant. « Si les chasseurs de sorcières accordent tellement d’importance à cette marque, c’est qu’ils recherchent une preuve concrète de la culpabilité des accusées, une attestation plus fiable que de simples rumeurs ou des aveux arrachés sous la torture. La marque a l’avantage de s’inscrire dans le réel du corps : en confirmant que qu’il y a eu contact physique entre Satan et l’accusée, elle donne un témoignage irréfutable de l’existence du diable et du crime de la « sorcière ». »21 La marque est le signe que le diable a possédé la femme. Le corps marqué signe l’appartenance, comme le pouvoir souverain sanctionne sa domination corporelle qui identifie un homme ou une femme comme son sujet. Cette marque recherchée est aussi peut-être inconsciemment comparée à un stigmate diabolique également comme une sorte de contre-marque, tendant à effacer la marque du baptême.
Foucault montre comment la torture, dont la réhabilitation est contemporaine en Europe de la chasse aux sorcières, participe de la généralisation de la persécution : comme les « suspectes » sont sommées, pour que s’arrêtent leurs tourments, de dénoncer leurs complices, elles alimentent par leurs « aveux » la croyance en l’existence d’un complot organisé à grande échelle des sorcières et des sorciers. La torture interrogative est moderne. Elle est proscrite pendant près de sept siècles en Occident. Là où on a recours à peu ou pas de torture, il y a, comme le remarque avec pertinence J. Rogozinski, peu de chasse aux sorcières (comme le prouvent les cas de l’Angleterre et du Danemark). La chasse aux sorcières est contemporaine du passage d’une procédure « accusatoire » à une procédure « inquisitoire ». Avant, le juge arbitrait une épreuve, engagée par un plaignant, pour savoir si l’accusé était coupable (comme un duel à mort ou la traversée d’un brasier sans se brûler), mais désormais, c’est le juge qui engage la procédure, et il est fondé à le faire sur la seule foi de la rumeur. Aussi, ce n’est plus au rituel d’ordalie qu’il revient d’établir la vérité, mais à l’enquête, destinée à découvrir des preuves. Peut-être que cette transformation sanctionne la difficulté d’interpréter l’épreuve, en attribuant sans équivoque les résultats de l’ordalie à Dieu. Peut-être que le diable pourrait « fausser » les résultats de l’ordalie en « interposant invisiblement une chose entre la main et le fer rouge », comme disent les auteurs du Maellus pour préserver de la brûlure.
Ce corps de la sorcière où se lit la marque du Diable, la trace de sa possession est aussi dès lors un corps sexué et même un corps sexuel. Sur la sorcière sont projetés les frustrations et les désirs de leur bourreau. « Ce que nous appelons la chasse aux sorcières aura d’abord été une chasse au sexe, une traque inlassable des transgressions sexuelles, de la vérité cachée du sexe. Pour ses juges, la sorcière n’est pas seulement cette jeteuse de sorts dont les maléfices provoquent de mauvaises récoltes et la mort du bétail : elle est celle qui, dans les ténèbres du sabbat, se livre à des orgies effrénées, à la sodomie et à l’inceste ; et avant tout celle qui a perpétré le coitus diabolicus, qui s’est offerte sexuellement au diable et en est restée marquée dans sa chair. »22 La Vierge Marie est ainsi amenée à jouer le rôle de principe anti-diabolique parce qu’elle est la vierge, symbole d’un corps inentamé qui résiste à toute effraction, tandis que le pénis de Satan est l’emblème d’une jouissance impossible à atteindre car elle s’inverse aussitôt en atroce souffrance. La jouissance supposée de la Sorcière transgresse dans l’esprit de ses persécuteurs, les interdits majeurs, puisqu’elle suppose sodomie, inceste mais porte en elle son propre châtiment en donnant un avant-goût des tourments de l’enfer. La figure du persécuté est un sujet supposé du jouir, comme le remarque encore l’auteur mentionnant la jouissance intense supposée chez le « Nègre » ou le juif dans les textes et les représentations qui les dénigrent. (Comme dans Bagatelles pour un massacre de Céline qui évoque la jouissance imputée au juif). Freud propose cette explication : le Diable est le Père mythique, cruel, incestueux et castrateur dont le meurtre par ses fils devient l’évènement fondateur de toute religion. Dans la figure du Diable peut aussi alors se lire celle du Père haï et dont on traque les derniers objets de jouissance.
L’auteur montre également que la chasse aux sorcières est une manifestation de la souveraineté politique, et non comme on tend souvent à le croire une des innombrables preuves de cruauté de l’Eglise. Comme Dieu peut établir un miracle et suspendre le cours d’une nature qu’il a lui-même réglé, le souverain peut faire advenir l’Etat d’exception où les lois sont suspendues. S’inspirant des analyses de C. Schmitt qui considère que tous nos concepts politiques sont des concepts théologiques sécularisés, J. Rogozinski montre comment le fait que les sorcières soient alliées au diable, au grand rebelle, fait que leur condition devient un crime politique absolu. Il justifie cet entremêlement du religieux et du politique en étudiant la pensée de Bodin, connu pour son œuvre de philosophie politique sur la notion de souveraineté, et mal connu pour son œuvre démonologique. « Bodin a compris qu’il était impossible de séculariser la figure du Souverain, de la transposer du registre théologique au registre politique, sans transposer également la contre-figure de l’Ennemi pour en faire un opposant politique. Toutefois, cette sécularisation de l’Ennemi demeure encore partielle, inachevée, puisqu’il conserve un statut équivoque, à la fois théologique et politique, médiéval et moderne, celui d’un hérétique adorateur de Satan et d’un rebelle qui se dresse contre l’Etat. (…) En caractérisant la Sorcière comme l’ennemie de Dieu et du Prince, il [Bodin] appelait à unir contre elle l’ensemble des forces de l’Eglise et de l’Etat. »23
Pour compléter cette analyse, l’auteur se réfère à la célèbre distinction schmittienne entre ennemi réel et ennemi absolu24. Contre l’ennemi absolu que représentent les sorcières pour Bodin et ses contemporains, aussi bien sur le plan politique que religieux, il ne peut y avoir que la persécution ou l’extermination. Cette politique d’hostilité absolue est de provenance théologique : elle vient en le sécularisant d’antagonisme entre Dieu et Diable, ou plutôt au dualisme gnostique25. « la désignation d’un ennemi absolu implique en effet une diabolisation de l’ennemi, comme le note J. Rogozinski, la détermination d’une essence mauvaise, celle d’un être qui ne peut faire que le mal. C’est exactement ainsi que Bodin qualifiait la Sorcière. »26 On ne cherche pas à guérir ou désensorceler la sorcière, on la tue. On peut observer, à partir de là, la constitution du schème de persécution. On y trouve le motif de l’ennemi caché, suscité par l’apparition de nouvelles techniques de dévoilement, la contre-figure invisible de la majesté royale, et la hantise d’une foule innombrable et hostile (qu’on ne reconnaît pas directement). Le lien entre pouvoir politique et répression persécutrice des sorcières est ainsi mis en évidence. Les rébellions populaires se voient assimilées au complot satanique. Les dominants voient dans les émeutes populaires une foule innombrable. « La chasse aux sorcières serait donc un contre-coup de ces révoltes, une vengeance différée, les sanglantes représailles que leur opposeront les classes dominantes. D’ailleurs, ce sont souvent dans les régions où les soulèvements avaient été les plus violents que la persécution sera la plus intense. »27
C : Généalogie du dispositif de persécution
Après avoir construit le concept de dispositif de persécution, l’auteur en propose une généalogie, au sens nietzschéen du terme, en en montrant les conditions historiques de possibilité. « Une généalogie des dispositifs de persécution a pour tâche d’analyser les schèmes qui sous-tendent ces dispositifs, les figures que ces schèmes constituent indiquent leurs cibles aux persécuteurs. Or, dans le cas de la chasse aux sorcières ou déjà des persécutions médiévales des hérétiques et des juifs, nous découvrons que ces figures trouvent leur origine dans un schème théologique. Lorsqu’ils apparaissent comme des schèmes politiques à l’œuvre dans des dispositifs de pouvoir, l’Ennemi Absolu et la Conspiration sont les résultats du processus de sécularisation d’une figure antérieure, celle de Satan. Est-ce donc à la théologie – plus exactement : à une théologie sécularisée – de nous donner la clé des persécutions et des exterminations ?
Elle ne nous en donne en fait que l’une des sources ; car ces schèmes procèdent en même temps d’une autre genèse, s’originent dans les phénomènes les plus élémentaires de notre vie, dans l’intrigue du moi et du restant. C’est là, sur notre plan d’immanence, que se forment les schèmes et les phantasmes qui structurent notre expérience de l’étranger »28. Puisque ce schème semble dériver d’une forme de la théologie chrétienne, l’auteur cherche à comprendre quel type de croyance religieuse est nécessaire à son apparition. Il met en évidence que c’est la croyance au diable, à Satan, qui rend possible l’idée d’une ennemi absolu qu’il faut combattre jusqu’à la mort, mais, en même temps, montre que ce n’est pas toute croyance au diable qui la rend possible. Il faut concevoir le diable comme terriblement puissant, presqu’à l’égal de Dieu, car si on croit que le diable est quasiment sans force, qu’on peut aisément le berner, point n’est besoin de lutter jusqu’à l’extermination contre ses supposés partisans. Autrement dit, il est nécessaire de penser un monothéisme qui s’affaiblit et laisse place à un dualisme manichéen auquel on peut attribuer la possibilité d’une partition de l’humanité en deux « races ». Ceci suppose une certaine croyance en Dieu, qu’on peut historiquement dater, car auparavant le diable dupé est une représentation récurrente.
Analysant la fin de la chasse aux sorcières, J. Rogozinski montre que le savoir médical a pris le relai du pouvoir religieux. Progressivement, c’est à lui qu’est revenu le rôle de dire qui était malade, après avoir réduit les symptômes qui faisaient accuser et condamner les femmes comme sorcières à des dégénérations physiques, à des maux qu’on peut sinon soigner du moins diagnostiquer par la médecine. Pour que le médecin moderne issu des élites urbaines et masculines puisse s’implanter, il faut que soit discréditée la magie diabolique de la guérisseuse – dont la figure s’apparente à celle de la Sorcière – héritière d’un pouvoir et d’un savoir immémorial. Mais les médecins, loin de s’acharner sur les suspectes de sorcellerie, préfèrent substituer à une possession l’idée d’une mélancolie. Pour les médecins, il ne s’agit chez ces femmes que de phantasmata. Et puisque les hallucinations des sorcières peuvent s’expliquer par des raisons naturelles, nul besoin dès lors de faire intervenir le diable. Le début de l’hégémonie du pouvoir médical est concomitante de la fin de la persécution contre les sorcières. « On ne l’a pas assez remarqué : c’est au moment où s’arrête la chasse aux sorcières que s’ouvrent dans toute l’Europe des « maisons de force » où l’on va enfermer pêle-mêle mendiants et insensés, charlatans, blasphémateurs et libertins »29. Et les sorcières et les possédées relèvent désormais de la « pathologie mentale » ; pour la médecine moderne, ce sont des « hystériques ».
Dans la deuxième partie de son ouvrage, Jacob Rogozinski montre comment on peut appliquer aux persécutions contre les Lépreux et à la Terreur, sous la Révolution française, ce dispositif. Dans Terreur comme dans chasse aux sorcières, on a affaire à la construction d’un ennemi absolu, on a affaire au schème du complot, on tend à se radicaliser de telle sorte que chacun peut être suspecté. C’est la vengeance qui guide les révolutionnaires qui mène à la terreur (on parle ainsi de venger les « martyres de la liberté », la guillotine est à l’époque surnommée la « vengeresse du peuple » et la Vendée, le « Département Vengé »…), la vengeance comme affect, comme émotion, et non la Raison ou des valeurs intellectuelles. A partir de là, on peut se poser la question d’une actualité de ce dispositif, aussi bien pour rendre compte des génocides du XXème siècle que du terrorisme islamique contemporain. Sur ces questions, l’auteur donne quelques éléments de réponse, mais ne se livre pas à une explication aussi complète avec ces phénomènes que celle qu’il conduit avec la persécution des lépreux, des sorcières et la Terreur. Comme il l’écrit : « Ce qui mobilise ces dispositifs n’est jamais une théorie ou un discours. Ce sont les schèmes et les affects qu’ils parviennent à capter en leur donnant une cible. »30 En filigrane se lit l’idée capitale pour notre temps qu’accuser le Coran d’être responsable du terrorisme islamique revient à accuser les philosophes des Lumières d’engendrer la Terreur. Certes, un lien existe ; néanmoins ce qui donne naissance au dispositif de persécution dépend peu des idées et des concepts, mais beaucoup des schèmes extra-intellectuels qui les prennent comme prétextes à la haine ou à la vengeance.
D : Pour un ancrage phénoménologique
Le grand intérêt de ce livre, au-delà de l’outil historique ainsi mis à jour – le dispositif de persécution -, c’est qu’il le met en rapport avec le sujet. Non content de construire une constellation d’instances s’organisant sur le plan politique et social pour former le dispositif de persécution, l’auteur montre comment, en nous, se forme la tendance à persécuter l’autre dans un mouvement mêlant épochè phénoménologique et relecture de l’œuvre de Freud. Son analyse commence avec une réduction phénoménologique, inspirée de Husserl et Merleau-Ponty. Quand j’opère l’épochè, remarque J. Rogozinski, la forme unitaire de mon corps disparaît, et seule subsiste ma chair, disséminée en différents pôles qui sont à l’origine de mes affects. Cette chair est moi, c’est ce que J. Rogozinski appelle « l’étoffe originaire de mon moi »31. Par un processus d’incorporation, s’unifie en un corps – mon corps – ma chair, formant un organisme unifié comportant différents organes. J. Rogozinski appelle « restant », ce qui de ma chair m’échappe – ce que je n’arrive pas à reconnaître comme corps – et résiste à toute incorporation. Ce restant est « le premier étranger » dont je fais l’épreuve, le « premier non-moi » – qui n’est pas l’autre moi, l’autre en moi. Mon rapport à cette altérité primordiale est la matrice de toutes mes expériences de l’étranger, de tous mes rapports à autrui. »32 Dans le sillage de la phénoménologie husserlienne et merleau-pontyenne33, l’auteur met en évidence que ma chair, qui demeure, ne marque pas la complète adéquation avec moi-même. Il y a toujours un risque et une tendance essentielle en moi à la désincorporation (comme le prouve dans la vie psychique nos cauchemars et les hallucinations de certains psychotiques). Cette hantise du morcellement traverse également les corps collectifs. Dans ces crises – individuelles comme collectives – le restant est pris en dégoût et en horreur. « Aussi le moi s’efforce-t-il de se défendre contre son intrusion en l’expulsant. Ce geste d’exclusion ne peut cependant qu’échouer, car le restant n’est pas vraiment étranger au moi. »34 Mais comme le restant fait partie « inaliénablement », pourrait-on dire, du moi, on tente de détruire ce qui semble menacer le moi, ce restant qui est moi et qui menace le moi que je suis conscient d’être. Puis, J. Rogozinski s’appuie sur Freud pour montrer comment le moi tente de se purifier du moi qu’il n’admet pas être. Inconsciemment le moi projette sur l’autre la haine qu’il ressent pour le restant, de telle sorte, comme le dit l’auteur, qu’il « me semble alors que la haine provient de cette chose étrangère, comme s’il s’agissait d’une puissance malfaisante s’efforçant de me détruire. »35 Comme Le moi s’affecte de lui-même comme s’il s’agissait d’un autre, l’auteur parle d’ « auto-hétéro-affection »36.
Ainsi, prenant comme fil conducteur la persécution des sorcières à l’orée de l’époque moderne, Jacob Rogozinski y discerne des mécanismes qui forment et articulent un « dispositif de persécution », organisant : croyances, action sur le corps, châtiments et discours. L’auteur décèle dans ce dispositif hétérogène un instrument de pouvoir politique et une conséquence de la croyance d’origine gnostique en un Diable puissant. Il montre ensuite avec brio comment ce dispositif, réaménagé en fonction des circonstances, opère avec efficacité contre les Lépreux et dans le cadre de la Terreur révolutionnaire – et sans doute, mais l’ouvrage n’en fait pas la démonstration étape par étape, dans le cas des génocides du XXème siècle. Plus fondamentalement, J. Rogozinski opère une insertion de ce dispositif politique dans la constitution de l’ego, et montre ainsi comment ma propre chair me fait considérer une partie de moi comme autre et veut la détruire, fondant ainsi, au niveau politique, le rejet de l’autre, cet autre moi-même que je considère comme radicalement autre. L’argumentation convaincante, puisque s’appuyant sur des constats sérieux d’historiens importants et des réflexions rigoureuses, offre de nouvelles perspectives pour comprendre en nous comme sur le plan socio-politique les tendances actuelles à la persécution et à la haine37
- En particulier sur Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992 et Les Batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVIe et XVIIe siècles, Paris, Flammarion, 1984.
- « la chasse aux sorcières est un phénomène moderne. Ce n’est pas l’Eglise, mais l’Etat qui l’a mise en œuvre et elle a été menée au nom d’une conception politique de la souveraineté. » 2J. Rogozinski, Ils m’ont haï sans raison : De la chasse aux sorcières à la Terreur , Cerf, Paris, 2015, p22
- Ibid. p. 23. L’auteur poursuit ainsi pour expliquer les raisons de cette apparente clémence de l’Eglise : « Le texte qui faisait autorité en la matière est le Canon Episcopi, rédigé vers l’an 900. Il évoque des femmes qui « séduites par les illusions des démons, croient qu’elles chevauchent de nuit certaines bêtes en compagnie de Diane, déesse des païens » ; qu’elles fabriquent des philtres magiques, tuent et dévorent des hommes. Mais, pour les rédacteurs du Canon, il allait de soi que c’étaient de simples illusions – des phantasmata – et il n’était pas question d’y accorder foi. Position soutenue, pendant des siècles, par l’ensemble des clercs et des élites cultivées. »
- On pourrait sans doute à juste titre qualifier la recherche de l’auteur sur les mécanismes de la chasse aux sorcières d’inactuelles au sens que Nietzsche donne à ce mot. En un sens, on pourrait dire des réflexions de J. Rogozinski sur la persécution des sorcières, ce que Nietzsche écrit de ses méditations sur l’utilité et les inconvénients de l’histoire : elles ont pour but d’agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir » (Nietzsche, Considérations inactuelles I et II, « Préface à la seconde considération inactuelle », « Folios essais », Gallimard, 1990, p94
- La perspective anachronique est ainsi définie : « Dans cette perspective, la chasse aux sorcières n’est plus seulement une péripétie d’une époque révolue. De cette persécution oubliée à celles du XXème siècle, les mêmes hantises persistent, des accusations semblables se répètent et produisent les mêmes effets. Il semble donc possible de réinscrire l’extermination des sorcières dans une longue durée » au sens de Braudel. Pour expliquer ce qualificatif d’ « inactuel », J. Rogozinski cite en note un passage de J. Rancière : « « Une anachronie, c’est un mot, un évènement, une séquence signifiante sortis de « leur » temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d’assurer le saut ou la connexion d’une ligne de temporalité à une autre. », voir « le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien. », L’inactuel, n°6, 1996, p. 35-69.
- « pour comprendre la logique de la haine, je l’envisagerai dans sa dimension historique, en essayant d’élaborer une généalogie des dispositifs d’exclusion et de persécution. » (J. Rogozinski, Ibid. p. 18)
- « Y a-t-il une césure radicale entre la chasse aux sorcières et les génocides de notre temps ? » demande-t-il Ibid.p15.
- Ibid. p. 49
- Ibid. P58-59
- « Comment des dispositifs d’exclusion et de discipline peuvent-ils coexister avec des dispositifs de persécution ? » se demande l’auteur (Ibid. p63) qui mentionne le passage occasionnel de l’un à l’autre, comme à propos de l’enfermement des fous puis leur gazage par les nazis. L’auteur insiste sur la violence réelle et pas seulement symbolique de ces dispositifs en écrivant, dès le début de l’ouvrage que la persécution n’est pas synonyme de harcèlement, mais signifie véritablement « poursuivre jusqu’au bout, jusqu’à ce terme qui est le meurtre » Ibid. p. 15
- Heinriche Institoris et Jakob Sprenger, Le Marteau des sorcières (1487), Grenoble, Jérôme Millon, 2009
- J. Rogozinski, op. cit. p66
- Ibid. p70
- Comme illustration pertinente de cette thèse, rappelons les propos de Himmler sur « le droit moral » de détruire les juifs sous prétexte qu’ils voulaient anéantir les Allemands.
- Ibid. p. 80
- Ibid. p. 81
- « « A priori » signifie qu’ils ne sont pas issus de l’expérience, parce qu’ils en sont la condition de possibilité. Les schèmes de persécution ne sont pas des représentations produites par la répression des hérétiques ou la chasse aux sorcières : en nouant des affects populaires à des appareils de pouvoir, ils les ont rendues possibles. Et pourtant, de tels schèmes ne sont pas des archétypes immuables qui traverseraient l’histoire sans qu’elle n’ait aucune prise sur eux : ils naissent au cours de l’histoire, se modifient d’une époque à l’autre et chacun d’eux s’intègre dans un dispositif historiquement déterminé qui le met en œuvre. » Ibid. p. 81
- Ibid. p. 87
- comment celui qui traite une femme de sorcière la reconnaît-il comme telle ? « Ce n’était pas une femme de chair et de sang qu’il avait identifiée en apercevant Aldegonde, mais la figure de la sorcière maléfique. Cette figure a une propriété étonnante : elle précède les cas concrets auxquels elle peut s’appliquer. » Ibid. p. 48
- J. Rogozinski Ibid. p120
- J. Rogozinski, Ibid. p. 152
- Ibid. p. 173. L’auteur poursuit ainsi son analyse: « de fait, la plupart des démonologues allaient bientôt adopter l’approche théologico-politique de Bodin » Par exemple, le prédicateur puritain Perkins qui écrit : « le plis fameux traître et rebelle qui se puisse être est la sorcière. » p. 174.
- « Si l’ennemi réel est une cible délimitée dans l’espace et le temps, un adversaire provisoire qui a pu être auparavant un ami, un allié, et pourra le redevenir par la suite, l’ennemi absolu se présente en revanche comme l’objet d’une hostilité illimitée, comme un « ennemi du genre humain » Ibid.p186
- Voir Carl Schmitt, Théologie politique II, Gallimard 1988, p. 173-178
- J. Rogozinski, op. cit. p. 187
- J. Rogozinski, Ibid. p. 231
- J. Rogozinski, ibid., p. 259
- Ibid. p109
- J. Rogozinski, Ibid. p367
- J. Rogozinski, Ibid. p. 17
- J. Rogozinski, Ibid. p38
- Mettant son analyse phénoménologique sous le patronage de Husserl et Merleau-Ponty, J. Rogozinski indique que l’expérience qui sous-tend le devenir corps de ma chair est appelée l’ « entrelacs » par Merleau-Ponty, le chiasme charnel. Voir ainsi : M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p307-308
- J. Rogozinski, Op. cit., p. 39
- J. Rogozinski, Ibid. p40. Cf. Aussi sur le caractère essentiel de la logique de la haine : « elle implique toujours une projection où le moi expulse au-dehors et situe dans un autre les affects haineux qui l’animent. » Ibid. p. 255
- J. Rogozinski, Ibid., p. 40
- Signalons également que l’édition contient un utile index des concepts qui permet un travail efficace et que plus qu’une argumentation, ce livre est aussi un mémorial, ce qui apparaît, avec pudeur, au terme de l’ouvrage, qui rappelle alors le nom des disparus proches de l’auteur pendant la seconde guerre mondiale et celui des Sorcières assassinées pendant la grande persécution