Professeur émérite à l’Université Paris IV Sorbonne, Jean-François Marquet est l’auteur d’une œuvre exigeante, très dense, et d’une inépuisable richesse. Marquée par la continuité, l’Un, la Singularité et encore l’Événement, sa philosophie difficile d’accès constitue une méditation sur l’histoire de la Philosophie qui se fait elle-même philosophique et récapitulative. Des entretiens avec Philippe Soual ont récemment paru aux Petits Platons, ce qui constitue l’occasion de parcourir ces derniers et de « restituer » dans ses grandes lignes la philosophie de Jean-François Marquet.
A : Questions de vocabulaire : Singularité, Événement, Restitution, Récapitulation, Exercice
1°) Singularité
Toute l’œuvre de Jean-François Marquet est marquée du sceau de la singularité ainsi qu’en témoigne d’ailleurs le titre de son maître-ouvrage, Singularité et événement1. Dans Le vitrail et l’énigme2, ce dernier explique au sujet de cette notion qu’elle est venue en 1981, et qu’elle a aussitôt été perçue comme « la clef qui permettrait de déchiffrer les textes les plus divers de la philosophie […]. »3 Or, c’est en effet ce qui est mené et accompli dans Singularité et événement où se trouve proposée une vertigineuse relecture des grandes philosophies de la tradition occidentale à partir de cette notion de singularité, conjuguée à celle d’événement. Mais que faut-il entendre par singularité ? Est-ce l’idée classique d’un être unique, différent de tous les autres ? Ou est-ce un concept lui-même très singulier se distinguant du sens habituel que revêt ce terme ?
Des pistes de réponses sont offertes à plusieurs endroits. D’abord dans Le Vitrail et l’énigme où, à partir de Schelling, est retrouvé l’antique questionnement philosophique :
« Au fond (et Schelling le reconnaît) nous avons ici un nouvel écho d’une formule beaucoup plus ancienne, celle par laquelle Parménide inaugure la philosophie, to auto noein estin te kai einai, « penser et être sont le même ». On pourrait, je pense, montrer que cette formule traverse l’histoire entière de la philosophie, jusqu’à Heidegger, et qu’elle lui donne sa ligne et sa problématique directrice. Le grand problème, ce n’est ni l’être ni la pensée, mais le Même où ils sont Un. »4
Et l’auteur d’ajouter que c’est ce Même comme Un singulier qui a fait l’objet de la pensée. En outre, dans Singularité et événement, Marquet explique que « Toute philosophie s’origine dans l’expérience de l’Unique, c’est-à-dire de ce qui, comme singularité pure, exclut toute « spécificité » ou « généralité » et ne tolère, à la limite, qu’un nom propre ; cet unique s’avérant en même temps l’uni-versus qui communique à tout être son identité, soit le fait qu’il est « non autre » que lui-même (Nicolas de Cues) et s’insère avec les autres dans l’unité d’un seul (et même) monde. »5 A deux reprises, donc, la singularité est explicitement rapprochée de l’Un et du Même ; le singulier semble ainsi désigner aussi bien ce qui est unique, absolument unique, et en même temps ce qui est absolument identique à soi.
Mais alors, revenons à l’Identité et au Même et interrogeons leur rapport à la singularité : s’il est possible de rapprocher, voire d’identifier, l’Identité avec la Singularité, il n’en va pas de même pour l’Un. Cela est d’ailleurs confirmé par le Vitrail et l’énigme où l’auteur écrit que « Le chemin qui va de l’Un au Singulier est plutôt un seul événement qui se récapitule (et peut-être s’immobilise) à son terme ; et dans la mesure où alors tout devient contemporain, on ne saurait parler de progrès – ce qu’exclut d’ailleurs la notion d’appropriation (Ereignis). »6 S’il y a un chemin qui mène de l’Un au singulier, c’est donc que l’Un n’est pas le singulier ou, en tout cas, qu’il ne l’est pas immédiatement. Serait-ce ici une réminiscence hégélienne ? La question reste assurément ouverte.
2°) Événement
Outre ces concepts majeurs se surajoute la question de l’événement : le lien de la singularité avec l’événement est également prégnant au sein de cette philosophie complexe. Si l’on pense ce qui est unique, alors l’unicité tranche avec le général, avec le déjà connu ; de là cette caractérisation selon laquelle n’est véritablement unique que « l’étonnant par excellence, l’événement ou l’acte pur. »7, à telle enseigne d’ailleurs que se trouve affirmé dans Le vitrail et l’énigme que singularité et événement sont « rigoureusement synonymes »8 Et là apparaît la distance entre l’Un et la singularité, entre l’unité et l’unicité : d’une certaine manière, nous pourrions dire avec J.-F. Marquet qu’il y a un chemin qui mène de l’Unité à l’unicité et qui est lui-même un événement se récapitulant à son terme, pour paraphraser la citation précédente.
3°) Restitution
Un autre élément crucial du lexique conceptuel est celui de la « restitution ». Nous pensons évidemment et en priorité à Restitutions9, le recueil d’articles consacrés à la philosophie allemande où le sens que prêtait Cuvier à la notion de restitution à travers lequel la totalité d’un organisme était reconstituée à partir d’une ou de plusieurs parties est réinvesti ; cela permettait à Cuvier de restituer à partir d’un élément l’ensemble d’une espèce disparue. Marquet prend appui sur cette notion pour analogiquement penser l’histoire de la philosophie qui, dans ces entretiens, prend un singulier relief.
Tout au long de leur lecture, il apparaît en effet que le propos de l’historien de la philosophie consiste moins à expliquer dans le détail les grandes pensées qu’à les ressaisir – les restituer – dans des formulations parfois extrêmement denses, quitte à ne pas rendre compte du détail d’une articulation – cela est flagrant dans le grand cours consacré à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. De là cette impression que peut éprouver le lecteur face à bien des articles de l’auteur qui apparaissent comme de formidables condensations, l’adjectif formidable étant employé ici dans son sens propre, presque hugolien. A cet égard, il nous semble que l’œuvre d’historien de la philosophie de Jean-François Marquet est moins explicative que compréhensive, moins portée vers la saisie du détail que vers l’esprit général d’une pensée qui s’exprime à chaque « moment » d’une œuvre.
Cette approche est d’ailleurs une constante de l’œuvre ; par exemple, dans Exercices[On peut consulter la recension de cet excellent recueil à [l’adresse suivante [/efn_note], notamment dans le premier article que contient ce recueil intitulé « la raison en son fond », l’auteur propose une analyse très dense de Der Satz vom Grund et rappelle avec Heidegger que dès l’origine, on a l’idée d’une restitution, d’une dette, « la certitude d’avoir quelque chose à rendre. La ratio est toujours ratio reddenda, le compte est toujours compte rendu. »10 Il semble ainsi évident que la restitution comme dette peut être comparée, au moins analogiquement, à la restitution au sens de Cuvier.
4°) Récapitulation
Dans Le Vitrail et l’énigme, apparaît également la notion de « récapitulation ». C’est un terme qui se trouve dans tous les livres de Jean-François Marquet ; sans vouloir être exhaustif, nous pouvons en proposer un rapide relevé : il est dit par exemple dans Singularité et événement que Nicolas de Cues récapitule toute la pensée médiévale ; plus densément encore, l’auteur dresse un vertigineux schéma de la pensée occidentale en ces termes :
« En fait, tout discours absolu est discours de l’unique à l’unique sur l’Unique et met donc en jeu les trois personnes, selon une articulation à chaque fois nouvelle. Pour s’en tenir à l’ordre de la philosophie occidentale, on peut dire que l’événement de la métaphysique va de la troisième personne (l’Un de la pensée antique) à la deuxième (le Seul de la pensée alexandrine et chrétienne) pour se récapituler périlleusement à la première (le Singulier de la pensée moderne) ; mais en fait, la philosophie ne se conçoit que comme abordant l’ab-solu selon les trois personnes à la fois. »11
Et pour filer la question des trois personnes, nous pouvons également mentionner un article consacré à Swedenborg dans Philosophies du secret :
« La Trinité ne doit donc pas être conçue comme une trinité de personnes, mais comme tout entière récapitulée dans la Personne unique du Seigneur Jésus, qui est dans le Nouveau Testament l’équivalent de Jéhovah dans l’Ancien : il est en effet, le Divin-Humain (le fils) qui contient en lui le Divin même (le Père) dans une conjonction nuptiale d’où émane le Saint Esprit. »12
Il se trouve que recapitulare, c’est reprendre au début, reprendre les points principaux initiaux ; cette notion de récapitulation nous semble à mettre en corrélation avec l’intuition fondamentale selon laquelle la Philosophie ne peut qu’inlassablement reprendre le même problème, celui de l’Unique et de la Singularité, surgi dès l’origine de la Philosophie, comme s’il s’agissait sans cesse de revenir à l’origine où l’essentiel s’était déjà manifesté.
5°) Exercice
Nous pouvons aborder enfin le terme d’ « exercice ». C’est le titre de la deuxième partie de Singularité et événement ainsi que le titre de l’un des recueils d’articles de l’auteur. On sait que exercere signifie littéralement mettre en mouvement, faire agir ; l’exercice semble ainsi avoir chez Jean-François Marquet le sens d’une mise en mouvement de la pensée par lequel se récapitule l’origine, le primordial : ainsi la boucle est-elle bouclée et la cohérence conceptuelle assurée.
B : Lire et interpréter Schelling
Le livre sur Schelling de Jean-François Marquet a évidemment fait date13 et constitue avec les écrits de Xavier Tilliette l’une des références fondamentales de l’interprétation française de l’auteur de la Philosophie de la Révélation. On trouve dans Le vitrail et l’énigme de belles pages qui lui sont consacrées et qui rappellent l’importance de cet auteur dans le parcours de J.-F. Marquet.
Entre autres choses, l’auteur y rappelle l’itinéraire de la philosophie de Schelling : « primat de la liberté (philosophie transcendantale), primat de l’existence (philosophie de l’identité), retour de la liberté (période des Weltalter), équilibre final des deux termes où la liberté demeure cependant le premier et le dernier mot (« dernière philosophie »). »14 Nous avons là un merveilleux exemple de cette condensation des philosophies que pratique l’historien de la philosophie, restituant en une phrase tout un parcours philosophique complexe et sinueux s’il en est. Et le résultat est vertigineux.
J.-F. Marquet n’hésite d’ailleurs pas à laisser entendre que Schelling se méprend quelque peu à l’égard de sa propre philosophie lorsqu’il jette un regard rétrospectif sur celle-ci. Ainsi, dans Le Vitrail et l’énigme, il est rappelé que Schelling a considéré comme négative sa philosophie de 1801 à 1806, sachant que négatif a un sens complexe, celui du possible ou de l’hypothétique, « celui d’un jeu de la pensée pure qui n’engageait pas l’existence. Or, il suffit de lire les textes en question pour voir que dans la philosophie de l’identité, il en allait vraiment de l’être et qu’elle était donc une philosophie positive au sens schellingien du terme. »15
C : Le rapport à Hegel
Outre Schelling, Jean-François Marquet est connu pour ses écrits sur Hegel et, peut-être plus encore, pour ses leçons consacrées aux textes de Hegel ; de chanceux étudiants ont notamment assisté à ce célèbre cours sur la Phénoménologie de l’esprit édité grâce à Maxence Caron16, et je pense à titre personnel faire partie du nombre important de lecteurs que ces leçons ont éblouis. La métaphore finale sur le vin et l’alcool restera longtemps dans nos mémoires. Le cours commence d’ailleurs par une remarque amusante de l’auteur disant que « Hegel se résoudra aussi à délayer l’alcool un peu trop fort de sa philosophie, il mettra de l’eau dans sa philosophie (…). »17 et il se clôt sur cette image parlante : « Une philosophie c’est un vin, si l’on peut dire. Il y a des philosophes qui sont des bourgognes généreux, comme Leibniz, ou des vins du Rhin un peu secs, comme Kant. Hegel, ce serait le champagne, dans la mesure où ce serait une philosophie qui se présente non pas seulement telle quelle, mais avec son propre devenir, sa propre fermentation, sa propre genèse. »18
Mais ce que permettent de comprendre les entretiens du Vitrail…, c’est qu’aux yeux de Marquet, il y a une asymétrie évidente entre Hegel et Schelling : le premier est redevable au second de l’essentiel de sa philosophie tandis que l’inventivité géniale du second le rend autonome à l’égard du premier. « Il me semble certain, écrit Marquet, que Hegel doit tout à Schelling. »19 Cela peut paraître excessif, voire injuste, à l’égard de Hegel, mais il est vrai que la consultation de la correspondance ainsi que la comparaison des œuvres de jeunesse peuvent militer en ce sens. C’est néanmoins peut-être oublier un peu vite le rôle déterminant d’Aristote chez Hegel, cette substance vivante que la seule référence à Schelling (comprenant Spinoza, Kant, et Fichte) ne permet pas d’épuiser.
Mais revenons aux leçons consacrées à la Phénoménologie de l’esprit : le discours spéculatif y est présenté d’une manière originale car philosopher au sens hégélien est compris comme le fait de passer à des propositions spéculatives où le sujet passe de lui-même dans le Prédicat sans que je n’intervienne. Si je dis Dieu est un, c’est prédicatif ; si je dis que Dieu est l’Un, le sens est différent : le sujet se pose lui-même comme l’Un. Dans la proposition spéculative, le sujet se pose lui-même comme prédicat et l’on peut dire que le sujet se parle. En d’autres termes, le sujet passe de lui-même dans le prédicat sans que le « Je » n’intervienne lorsque le sens de la réalité se révèle d’un point de vue spéculatif puisque celui-ci permet précisément de comprendre que rien de ce qui est dicible n’échappe au sujet ; à cet égard, il n’est plus sensé de maintenir la scission entre le sujet et le prédicat.
Cela nous amène à la notion d’idée. Dans un article repris dans Exercices, l’auteur dresse si l’on peut dire l’évolution de l’idée depuis Descartes, évolution une fois de plus condensée en ces termes :
« Avec Hegel s’achève donc le destin de cette théologie de l’Idée qu’avait inaugurée Descartes. Chez Descartes, l’idée de Dieu se dégage des autres dans la mesure où, seule, elle permet la transition à l’existence ; chez Malebranche, elle s’impose comme fond de toutes les idées et, chez Spinoza et Leibniz, comme seule idée au sens propre (en tant qu’intuitive et adéquate). Kant la pose comme l’idéal de la raison, mais où ne se donne qu’un objet imaginaire. Avec Schelling et Hegel, toute référence à un objet réel ou imaginaire disparaît, l’Idée s’absolutise, et si la transition à l’existence concrète demeure, c’est sous l’aspect d’une épreuve dramatique. »20
Il ne reste alors plus qu’à ramener Hegel à la singularité et à comprendre du point de vue du Singulier le sens de cette philosophie. L’auteur en propose une saisissante présentation dans Singularité et événement en montrant que c’est une philosophie du singulier en qui les autres moments du syllogisme trouvent leur aboutissement. L’Esprit est le singulier, et est la vérité de l’Idée logique (universelle) et de la nature (particularité). Au sein de la logique, l’universel est en soi (être), le particulier se dédouble en être-pour-soi et être-pour-un-autre (essence, phénomène), et le singulier est Idée. De manière générale, J.-F. Marquet présente régulièrement la philosophie de Hegel comme de Schelling selon ce qui, en elles, est universel (U), particulier (P) et singulier (S). Prenons un exemple concret : dans les leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit, l’auteur explique que l’histoire hégélienne obéit à un schéma U P S, soit Universel, Particulier, Singulier : la place de l’universel est occupée par le genre humain, le particulier par les peuples, et le singulier par les grands hommes. Nous avons là une fois encore l’illustration de cette approche dense et synthétique par laquelle le mouvement de la pensée – exercice – se trouve restitué en chacun de ses moments qui en expriment le tout.
D : Mystique et hermétisme
Un pan entier de l’œuvre de Jean-François Marquet, peut-être moins connu quoique crucial, est consacré à la mystique, à l’hermétisme et à la gnose. Lire les alchimistes ou les gnostiques, c’est, selon l’auteur, « y rechercher le dernier reste en Occident (le « rayonnement fossile » diraient les astrophysiciens) de ce savoir par énigmes, dont je vous ai dit qu’il constitue à mes yeux l’origine commune de la poésie et de la philosophie : c’est la prisca theologia, la théologie archaïque des penseurs de la Renaissance. »[Le Vitrail et l’énigme, p. 82[/efn_note] Il fait partie des très rares philosophes qui ont consacré des livres entiers à la question hermétique en philosophie : d’abord un collectif dirigé avec Nathalie Depraz où il était question de la gnose21, puis un recueil d’articles importants, Philosophies du secret, que nous avons déjà mentionné et dont nous avions rendu compte avec admiration à [cette adresse.
Une telle démarche est courageuse car, en France, évoquer la gnose ou l’hermétisme est extrêmement risqué ; on ne le peut faire qu’avec beaucoup de prudence, alors que l’Allemagne me semble accueillir avec beaucoup moins de réserves ce type de recherches. Une certaine frilosité française à l’égard de l’hermétisme en général et de l’hermétisme philosophique en particulier est un fait, et rend presque impossible la publication de recherches allant en ce sens ; notons d’ailleurs que Jean-François Marquet demeure très prudent dans ses écrits, et va bien moins loin qu’un Antoine Faivre ou même qu’un Jacques d’Hondt.
Mais cela ne l’empêche pas d’établir des filiations et de repérer des influences parties de Boehme jusqu’à l’idéalisme allemand :
« Nul n’ignore ce que Hegel et Schelling doivent à la filière qui va de Boehme à Oetinger ; Kant lui-même a été durablement fasciné (et horrifié) par les Arcana Caelestia de Swedenborg, dont je crois d’ailleurs avoir repéré aussi la trace chez Fichte. »22
L’optique est assez différente de celle Jacques d’Hondt et de son célèbre ouvrage hélas épuiséHegel secret23 dans lequel l’historien interrogeait les mouvements spécifiquement contemporains de l’idéalisme allemand, des journaux révolutionnaires français et allemands aux Illuminés de Bavière sous la coupe d’Adam Weisshaupt ; la perspective de Marquet est historiquement plus vaste et intellectuellement moins ésotérique et donc plus objectivable. Il n’en demeure pas moins que les deux approches permettent de penser la dimension hermétique qui innerve une partie de l’idéalisme allemand et qui est fort peu souvent relevée parmi les commentaires.
Dans le même ordre d’esprit, mais envers un auteur, Jean-François Marquet avait étudié avec beaucoup de subtilité Husserl et la question du retournement phénoménologique : au lieu de neutraliser le sujet dans l’étude des phénomènes pour obtenir un savoir scientifique, Husserl polarise l’attention sur le sujet sans lequel les phénomènes seraient dénués de sens. Et l’auteur de montrer à la fin de l’article que l’unité monadique est le seul élément dans lequel le Moi est pur. « La réduction phénoménologique se prolonge ainsi et s’accomplit en une réduction « apodictique » à l’évidence du cogito, et seule cette seconde epochè nous met en possession du – Selbst ; »24 De la sorte, le Moi devient le Dieu de l’argument ontologique, et le sujet est l’étoile vers laquelle nous nous dirigeons. Nous comprenons ainsi, en lisant l’article, que Husserl fait du Moi un absolu comparable à l’âme véritable du gnostique de nature divine. Toute la question est alors de déterminer jusqu’à quel point Husserl pouvait avoir conscience de retrouver un geste gnostique dans ses propres écrit…
Conclusion
Ces entretiens sont extrêmement précieux ; d’abord parce qu’ils permettent de découvrir un authentique philosophe contemporain à la haute exigence spéculative. Ensuite parce qu’ils contiennent des réflexions passionnantes sur l’histoire de la philosophie et sa méthode, et qu’ils permettent de mettre en pratique une approche synthétique et condensée des grandes œuvres de la tradition. Loin d’une explication de détail, ils proposent ce que nous pourrions appeler un « éclairage spéculatif » sur les grandes œuvres de la Tradition philosophique, avec une densité parfois vertigineuse.
Enfin, et ce n’est pas le moindre de leurs mérites, ils permettent de penser le lien entre l’histoire philosophique et un certain hermétisme, distribué entre une mystique rigoureuse et une certaine gnose que l’on retrouve notamment chez Husserl. Pour conclure, nous aimerions mentionner Raymond Abellio qui fut peut-être le premier à relever cette dimension gnostique chez le fondateur de la phénoménologie :
« Cela nous amène, écrivait Abellio, et c’est capital, à placer enfin la structure absolue dans la perspective de la phénoménologie husserlienne, qui débouche dans le Noûs transcendantal et même dans le Soi, et retrouve ainsi, par un retour au commencement qui est aussi la fin située à l’infini dont parle Husserl, le fondement radical, à la fois originaire et rétroactif, de toutes les connaissances. »25
- Jean-François Marquet, Singularité et événement, Grenoble, Millon, 1995
- Jean-François Marquet, Le vitrail et l’énigme. Dialogue avec Philippe Soual, Les petits Platons, 2013
- Ibid., p. 14
- Ibid., p. 23
- Singularité et événement, II, § 2, op. cit., p. 51
- Ibid., p. 99
- Singularité et événement, op. cit., p. 52
- Le vitrail et l’énigme, op. cit., p. 102
- Jean-François Marquet, Restitutions. Études d’histoire de la philosophie allemande, Paris, Vrin, 2001
- Jean-François Marquet, « La raison en son fond », in Jean-François Marquet, Exercices, Paris, Cerf, 2010, p. 13
- Singularité et événement, p. 157
- Jean-François Marquet, « L’exégèse visionnaire de Swedenborg », in Jean-François Marquet, Philosophies du secret, Paris, Cerf, 2007, p. 258
- Jean-François Marquet, Liberté et existence. Étude sur la formation de la philosophie de Schelling, Paris, Gallimard, 1973
- Le vitrail et l’énigme, p. 22
- Ibid., p. 25
- Jean-François Marquet, Leçons sur la Phénoménologie de L’esprit, Paris, Ellipses, 2004
- Ibid., p. 9
- Ibid., p. 443
- Le vitrail et l’énigme, p. 64
- Exercices, op. cit., pp. 202-203
- cf. Nathalie Depraz et Jean-François Marquet (dir.), La gnose, une question philosophique, Paris, Cerf, 2000
- Ibid., p. 83
- Jacques d’Hondt, Hegel secret, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1968
- Jean-François Marquet, « Husserl, le pôle et le flux », in Marquet et Depraz (dir.), op. cit., p. 190
- Raymond Abellio, La structure absolue. Essai de phénoménologie génétique, Paris, Gallimard, 1965, p. 24