« Ce galimatias pompeux et magnifique, ces fausses lumières des déclamateurs éblouissent presque toujours les faibles ; elles font une impression si vive et si surprenante sur leur imagination, qu’ils en demeurent tout étourdis, qu’ils respectent cette puissance qui les abat et qui les aveugle, et qu’ils admirent comme des vérités éclatantes des sentiments confus qui ne peuvent s’exprimer. »
Malebranche 1
« Heidegger was not aware that he was a victim of the stereotypes of the time. »
Peter Trawny, 15 octobre 2015
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Naufrage d’un prophète de François Rastier 2, professeur de sémantique et directeur de recherche au CNRS, est une enquête sur l’oeuvre de Heidegger à la lumière des révélations récentes sur son antisémitisme, sur sa réception et sur ses utilisations idéologiques actuelles.
« Alors que la débâcle de la pensée heideggerienne et de ses apologistes commence à être reconnue, il serait trop facile de réduire ce petit essai à un simple pamphlet de circonstance : il se propose de prendre un recul critique sur l’histoire intellectuelle et d’illustrer les responsabilités de la pensée aujourd’hui, dans une situation marquée par les replis identitaires, les fanatismes et les complotismes » 3.
Fruit d’une lecture approfondie du penseur allemand et de ses commentateurs, ce livre défend des conclusions accablantes pour Heidegger comme pour les heideggeriens. Rastier entreprend notamment de démonter l’ensemble du système de défense que Peter Trawny [Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme. Sur les « Cahiers noirs », Seuil, 2014. Voir sur ce site deux recensions : [celle d’Etienne Pinat et la mienne.[/efn_note] a mis en place pour sauver Heidegger, au moment où la parution des Cahiers noirs a établi de façon certaine l’antisémitisme du philosophe.
Trawny s’en tenait à signaler les quelques propos antisémites figurant dans les Cahiers noirs – propos certes sans ambiguïté mais peu nombreux – laissant en suspens la question de savoir jusqu’à quel point cela pouvait disqualifier le reste de l’oeuvre . En revanche, François Rastier, à la suite d’Emmanuel Faye, affirme que l’antisémitisme est présent en permanence, non seulement dans le texte de ces Cahiers noirs mais dans l’oeuvre tout entière de Heidegger. Pour Rastier, l’ensemble du corpus heideggerien est l’expression de telles obsessions, soit que Heidegger les formule dans un langage soigneusement codé, soit qu’il développe des analyses apparemment sans lien mais en parfaite cohérence avec ce délire anti-juifs. Et si cela n’est pas évident à la lecture, c’est que selon François Rastier, Heidegger s’est systématiquement employé à coder son langage, jusqu’à rendre parfois ce thème méconnaissable pour un lecteur non-averti.
Les abîmes du sens
Une telle affirmation a évidemment de quoi surprendre. Heidegger serait antisémite même quand il ne semble pas l’être du tout ! N’est-ce pas là une de ces affirmations infalsifiables, du genre que Popper reprochait à Freud de soutenir ? Par exemple : vous avez des désirs inavouables, mais vous ne le savez pas parce qu’ils sont dans votre inconscient ; et si vous refusez d’admettre ce que je vous dis, c’est parce que vous y avez intérêt inconsciemment ! Bref, en résistant à la psychanalyse, vous lui donnez raison !
De même, il semble que François Rastier nous dise : Heidegger est antisémite à chaque ligne, et si vous ne le voyez pas, c’est parce qu’il a crypté son expression de manière à rendre son antisémitisme méconnaissable ! Mais alors, est-ce encore une haine déguisée des juifs, si elle est tellement déformée qu’elle n’évoque plus en rien les thématiques antisémites « classiques » ? Le fait est que l’obsession du décryptage des textes et des événements est caractéristique de la mentalité complotiste : au sein des apparences rassurantes affleureraient des signes qu’une conspiration maléfique et occulte est à l’oeuvre dans l’histoire. Un tel décodage fait donc en permanence violence aux textes et aux évènements, en plaquant sur eux un sens délirant et totalement prédéfini. Or, François Rastier semble bien faire de même, en décelant un antisémitisme larvé partout dans les textes, et même une intention d’extermination qui pourrait se justifier par l’ensemble du système de Heidegger, parce qu’elle n’en serait pas une conséquence malheureuse mais une idée fondamentale.
De plus, même au cas où il aurait raison de déceler un tel sens dans les textes de Heidegger, François Rastier ne mettrait-il pas en l’oeuvre l’herméneutique de Heidegger, dont le but est redévoiler le sens authentique des choses par une attention au sens occulté des mots ? Pour combattre Heidegger, ne faudrait-il pas de toute façon se faire heideggerien ?…
Enfin, ne peut-on dire que le sens du nazisme, et même de l’antisémitisme, de Heidegger était différent de celui des nazis « ordinaires » et qu’il a su leur donner une dimension autre, supérieure peut-être car « inscrits dans l’histoire de l’Être » (Trawny) ?…
Ce sont certainement les soupçons légitimes que l’on peut avoir en abordant ce livre.
Néanmoins, je ne crois pas qu’ils résistent à sa lecture. L’auteur s’emploie en effet à montrer avec une grande minutie :
1) Que Heidegger a repris pour l’essentiel le contenu de l’idéologie nazie : s’il semble la minimiser dans la forme, c’est pour lui donner en fait une portée absolument radicale sur le fond, en se servant pour cela de termes empruntés à la métaphysique.
2) Que Heidegger se distingue surtout des autres nazis que par un mode d’expression propre : un « art d’écrire » qui peut faire illusion en tant qu’il est un art de la duplicité. Art qu’il n’a pas inventé mais qu’il a tout au plus perfectionné, en lui conférant une allure philosophique que son prestige d’intellectuel rendait crédible. Art qui n’est cependant pas celui d’un persécuté cherchant à déjouer la censure mais au contraire d’un auteur qui s’est rangé du côté des persécuteurs [Usage de l’art d’écrire qui est donc opposé à celui que Thibaut Gress analyse chez Descartes. Voir Leçons sur les « Méditations métaphysiques » de Descartes : baroque et art d’écrire, Ellipse, 2013. Voir aussi le livre de Leo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, Gallimard, Tel, 2009. [Recension sur ce site. Au sens de Strauss, « l’art d’écrire » dont parle Rastier à propos de Heidegger n’en serait pas un, car pour Strauss, il est employé par les victimes de la censure ou d’un pouvoir autoritaire. Sans doute faudrait-il trouver une autre expression pour désigner cette duplicité du mode d’expression.[/efn_note].
3) Que Heidegger n’était pas du tout un herméneute et que ses textes n’étaient pas du tout destinés à être interprétés mais crus sur parole. Ce point est peut-être le plus sensible dans le cadre d’une analyse sémantique : car il s’agit, en pratique, de parvenir à comprendre son système de pensée sans se laisser enfermer en lui.
4) Que les arguments mis en avant par les défenseurs de Heidegger ne sont pas convaincants et que pour la plupart, ce ne sont tout simplement pas des arguments, mais des fins de non-recevoir qui expriment un déni de réalité ; d’où il suit :
5) Que selon Rastier, Heidegger était un ennemi de toute rationalité, non un « penseur » mais un propagandiste raciste, obsédé par la pureté de la race allemande et la nécessité de détruire tous ceux qui la menacent. La question qui se pose alors est de savoir si on doit continuer à ranger Heidegger parmi les philosophes ; pour Faye comme pour Rastier, la réponse est bien sûr non.
Comme on le voit, outre que ce sujet a une dimension politique « brûlante », il est extrêmement complexe parce qu’il engage des questions difficiles autant que décisives d’interprétation des textes, tant de leur écriture que de leur réception. Et quand on fraye avec des extrêmes tels que ceux auxquels Heidegger est monté, il y a toujours quelque chose de vertigineux et d’inquiétant, le risque se laisser entraîner dans le jeu d’une parole fascinante, de celles qui peuvent renverser l’esprit de celui qui s’y confronte, l’entraîner dans la nuit de l’esprit, la folie, la folie criminelle. Mais comme on va le voir, François Rastier donne en ce domaine quelques raisons de ne pas désespérer de la raison.
Un doctrinaire antisémite
Dans un premier chapitre, l’auteur détaille l’origine de divers philosophèmes heideggeriens et montrent qu’ils sont des reprises cryptées et souvent euphémisées de mots d’ordres circulant dans les cercles nazis ésotériques, comme la société de Thulé.
La méthode est ici proche de celle de Bourdieu dans L’ontologie politique de Martin Heidegger, où le sociologue analyse la façon dont le discours de la révolution conservatrice völkisch est repris sous une forme déguisée, déniée et sublimée, qui le rend à la fois acceptable philosophiquement et méconnaissable du point de vue de sa provenance « vulgaire ». Mais Bourdieu s’en tenait surtout au contexte politique et social, celui des « mandarins » allemands, alors que François Rastier aborde ici davantage les sources ésotériques de Heidegger. Pour ces groupes initiatiques aux moeurs sectaires, la haine des juifs fait système avec une vision ésotérique du monde et de l’histoire, qui culmine dans un projet apocalyptique de purification de l’Allemagne.
En introduisant ces délires dans la philosophie, Heidegger détruit celle-ci : « Formé à une période où la philosophie académique craignait d’être dépossédée de ses objets par les sciences, Heidegger revient aux traditions scolastiques de l’histoire de l’Être et de la différence ontologique, mais pour faire le vide, dans le projet anti-humaniste d’éliminer l’éthique, l’anthropologie philosophique, mais aussi les sciences sociales, avec la diversité des cultures et des langues (l’allemand suffit seul à tout dire et tout penser), enfin les sciences de la nature et de la vie, comme bien entendu les disciplines logico-formelles. Dans ce projet, les auteurs juifs, arabes, latins, chrétiens (à l’exception du prédicateur antisémite Abraham a Sancta Clara), matérialistes, ou simplement rationalistes, n’ont aucune part et sont exclus du corpus de l’élaboration philosophique. Cette « purification » qui se veut exemplaire réduit toutefois la philosophie au monologue d’une doctrine meurtrière » 4.
Evidemment, cela ne résout pas la délicate question de savoir dans quelle mesure l’exercice de la philosophie pourrait ou devrait protéger l’esprit de telles « errances ». Mais on peut sans doute admettre que celui qui s’y engage ne mérite plus qu’on qualifie ses idées de philosophiques.
L’étude du langage a toute son importance car c’est Heidegger lui-même qui commence par « purifier » son mode d’expression, en le codant soigneusement. Il distingue par exemple le vocabulaire de racine germanique des vocables d’origine étrangère. Lorsqu’il voudra disqualifier une pratique ou une idée, il s’y réfèrera par un mot d’étymologie latine : le commercium renvoie par exemple au négoce, au marchandage, à l’usure, par opposition à la véritable spéculation (allemande), qui seule prendre les décisions essentielles (historiales, ontologiques etc.). « La science pour Heidegger est enjuivée par l’esprit de calcul et la quantification, et la Puissance (« Potenz« , dont les guillemets signalent qu’elle relève de l’Ennemi, et la racine latine qu’elle est impure, par opposition à la Macht) » 5.
Ce délire antisémite est aussi global qu’il est flou dans son contenu : la menace est diffuse, polymorphe, insaisissable mais oppressante : les juifs, les Américains, la technique… Dans l’antisémitisme, comme dans toute forme de racisme, il est en effet remarquable que la haine du groupe visée est d’autant plus forte que le contenu du discours est vague. De la sorte, chacun peut y puiser les raisons de haïr qui lui conviennent, et alimenter en retour ces fantasmes collectifs : le juif est cupide, lubrique, crasseux, il est tout-puissant mais caché etc. Rastier y voit là la vérité des analyses d’Être et Temps sur la sourde menace que représente le « On » pour le Dasein authentique. Sa thèse, étayée par des comparaisons lexicales précises avec les écrits de Hitler, est que le « Man » qui s’oppose au Dasein n’est autre que le Juif, cet être apatride, incapable d’accéder au sens véritable de l’Être. Sein und Zeit porterait déjà l’empreinte de l’antisémitisme et du complotisme de Heidegger, au point de n’être rien d’autre que l’expression d’une phobie globale de l’auteur devant une réalité apparemment banale mais en réalité cauchemardesque : l’invasion des Juifs ! Le seul et unique sens du mot Dasein, une fois décrypté, serait donc… Aryen ! Cette lecture est hélas très convaincante [Voir cet article du blog [« Le phiblogZophe » pour une analyse plus détaillée de l’équation Dasein = Aryen.[/efn_note]. Selon Rastier, l’oeuvre de 1927 pourrait être lue comme un récit d’initiation gnostique, où le lecteur chute avec le Dasein dans le monde de la médiocrité puis essaye de s’y arracher pour retrouver sa pureté originelle. De plus, l’annonce toujours différée du second tome, où serait enfin retrouvée la temporalité authentique, participerait d’une mise en scène prophétique. De fait, l’inachèvement de Sein und Zeit ne fait que renforcer son aura : on attend toujours comme la Parousie cette suite qui ne viendra jamais ; on cherche dans le reste de l’oeuvre, jusqu’à la conférence « Temps et Être », ce « Livre à venir » (Blanchot) à jamais obsédant par son absence. La mise en scène prophétique remplace l’argumentation.
Un nationalisme obsessionnel
Reprenant les travaux d’Emmanuel Faye 6, François Rastier opère complètement le décodage qui n’est que prudemment effectué par Trawny : l’Être, toujours insaississable et mystérieux est la Patrie : le Sein (ou plutôt Seyn, graphie archaïsante indiquant un sens plus originaire) est Vaterland, menacé par la technicisation du monde moderne dont les juifs sont les premiers agents, Heidegger donnant lui-même la clef permettant de décrypter son discours, en affirmant que Seyn est bien un Deckname (pseudonyme) pour Vaterland.
Mais, précise Rastier, ce n’est pas que l’Être soit la vérité cachée de la Patrie, comme si l’ici-bas faisait signe analogiquement vers un au-delà mystérieux, comme dans les récits initiatiques des mystiques. Tout au contraire, c’est Vaterland qui est la réalité cachée de ce que Heidegger appelle le Seyn. C’est la Patrie qui est la vérité cachée de l’Être. Dès lors, il ne s’agit plus du tout de pensée. En effet, si l’Être ne désigne pas la nature et le principe de tout ce qui est (que ce soit l’Idée, l’Un, la Volonté…), mais seulement une patrie (et une patrie mythifiée), alors un tel discours sur l’Être ne peut plus être de la métaphysique. Or, non seulement, Seyn ne signifie rien d’autre que patrie, mais pas n’importe quelle patrie : la patrie allemande. On voit où cela conduit : il faut être un « vrai » Allemand qui parle « authentiquement » l’Allemand pour comprendre le sens de l’Être, donc pas un immigré de fraîche date, encore moins un non-germanophone et surtout pas un cosmopolite apatride, car un tel individu est weltlos (sans monde). Par comparaison, on peut noter que dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, l’animal est dit seulement « pauvre en monde ». « La nature de notre espace allemand […] ne se manifestera peut-être jamais aux nomades sémites », écrit Heidegger lors du séminaire de l’hiver 1933-34. Pour lui, certains étants n’auront jamais accès à l’Être.
De fait, quand bien même on pourrait donner un contenu à cette figure fantasmée du « véritable » Allemand, cela rendrait le propos heideggerien uniquement valable pour de tels Allemands. On peut sans doute être philosophe sans être humaniste -ce que Rastier et Faye il est vrai n’envisagent pas- mais cela devient très difficile quand on ne veut parler que pour une patrie particulière. Pour Heidegger, la totalité de l’existence devrait se résorber dans cet ensemble clos et particulier, en excluant tout élément étranger, la différence ontologique préparant ici, comme l’admettait plus ou moins Trawny, l’épuration réelle de tout ce qui n’appartient pas au Seyn : si les juifs ne veulent pas s’auto-annihiler eux-mêmes, que reste-t-il d’autre à faire que de les détruire pour de bon ?…
C’est de cette façon que la quête de la Patrie oubliée s’inscrit dans un projet millénariste, en parfait accord avec les thématiques du Reich éternel et secret dont le IIIème Reich ne serait qu’une émanation. Heidegger se veut « archi-nazi », mais pas parce qu’il aurait une vision plus « métaphysique » des événements, sauf à confondre métaphysique et hallucinations. Pour lui, le salut viendra du redévoilement de ce Vaterland que dissimule depuis le début la rationalité occidentale. Le langage heideggerien a ainsi pour fonction de suggérer un sens ésotérique, mystérieux (plus on le dévoile, plus il se voile), qui ne se révèle qu’aux initiés et dont le prophète est l’interprète inspiré. Ce dernier doit être cru sur parole sans avoir à justifier ni expliquer clairement ce qu’il dit, car il n’est que le messager d’un en-soi invisible. Heidegger serait en somme celui qui guide Hitle, le Führer du Führer !
Rastier n’a alors pas de mal à montrer en quoi un tel mode de discours est destructeur de toute rationalité, elle qui suppose la mise à l’épreuve des certitudes, la libre confrontation des opinions et l’acceptation de quiconque au sein du débat, même et surtout l’Etranger -cet étranger qui rend possible le dialogue chez Platon, et qui est chez Heidegger le juif essentiellement menaçant. Contre lui se joue une « guerre invisible », qui doit être sans répit [Sur ce thème, voir l’article de Sidonie Kellerer, [« La guerra invisible de Martin Heidegger » (en espagnol). « Les passages explicitement racistes des Cahiers noirs de Heidegger se présentent comme des erreurs d’inattention à l’intérieur d’un discours totalement crypté mais qui néanmoins sont susceptibles d’être comprises à la lumière du contexte historique. En ce sens, un point de vue qui prend en compte le contexte historique dans son versant culturel et idéologique, met en évidence à quel point est intenable la thèse selon laquelle Heidegger aurait progressivement pris ses distances par rapport au nazisme » (trad. personnelle).[/efn_note].
« Heidegger cherche à voir au-delà du Reich historique, pour le fonder dans le Reich historial, le Reich de mille ans, celui de l’Allemagne secrète […] Un prophète en effet dépasse par principe le temps historique qui l’entoure, compte par siècles […] voire par millénaires et prodigue en l’occurrences les visions apocalyptiques d’un monde dévasté par les Juifs, leurs complots et leurs techniques. Ainsi Heidegger n’est-il pas un simple adepte du nazisme, mais un de ses prophètes majeurs » 7.
Un auteur ésotérique
Le chapitre II montre que toute cette thématique du secret se retrouve dans la pratique d’écriture de Heidegger : elle est au principe de distorsions et de mensonges qui rendent, en l’état actuel, le travail philologique difficile, et presque impossible si on y ajoute le refus des ayant-droits d’ouvrir les archives aux chercheurs. Heidegger n’hésite pas à crypter le véritable sens de ses propos, mais aussi à réécrire sans le dire ses propres textes, comme la conférence de 1938 sur L’Époque des conceptions du monde, remaniée après-guerre pour la faire passer d’une apologie de la technique nazie à une critique de l’industrie américaine [Sur cette falsification, [voir le travail de Sidonie Kellerer. Sur les autres impostures de Heidegger, voir par exemple cet article très complet.[/efn_note]. Heidegger falsifie son propre texte, en faisant passer une version revisée pour l’originale : « La révision cachée brouille l’intention de l’auteur déjà voilée par le projet ésotérique et transforme l’obscurité en un mensonge ouvert que ne peuvent cacher les multiples développements sur l’Aletheia, la Lichtung, bref les métaphores de la révélation qui reviennent sans cesse. Le secret cependant abrite et permet le mensonge, car une écriture fondée sur le déni ne peut être élucidée […] Celui qui est parvenu, selon Adorno, à forger « le jargon de l’authenticité », sera ainsi parvenu à rendre inauthentique ses textes » 8.
Rastier propose des analyses sémantiques très fines du vocabulaire, de la syntaxe et des procédés rhétoriques de Heidegger, comme les fameuses paronomases d’allure tautologique, quasiment intraduisibles : « die Welt weltet », « das Nichts nichtet »…
« Bien entendu, la paronomase n’est pas en soi nationaliste, mais laissant par principe l’initiative aux mots, elle donne au discours une allure de profondeur expressive, analogique et non logique, qui s’accorde ici avec la régression de la pensée vers l’autorité hiératique des racines germaniques.
Le texte heideggérien reste ainsi crypté par la diffusion des formes conceptuelles dans un style rhapsodique qui laisse peu de place à la rationalité » 9.
Un prophète d’apocalypse
Le cryptage et l’euphémisation dans la forme ne sont en rien atténuation du fond du propos : au contraire, quand il réélabore le vocabulaire de Mein Kampf ou du Protocole des sages de Sion, Heidegger leur donne une portée plus générale, plus « métaphysique », donc selon lui plus légitime « philosophiquement ». Mais on ne peut pas croire qu’il inscrive l’antisémitisme « dans l’histoire de l’Être », comme si par là il réussissait vraiment à lui conférer une quelconque dignité ! Y voir quelque chose comme un antisémitisme supérieur a quelque chose d’à la fois sordide, comique et piteux. Cela revient en fait à croire l’auteur sur parole, à lui signer un chèque en blanc pour la moindre de ses déclarations. Heidegger fait de l’histoire tout entière la lutte éternelle de deux puissances, dont l’affrontement final donnera lieu à une déflagration totale qui bouleversera le monde, si elle ne le détruit pas. C’est pourquoi selon Rastier le discours de Heidegger n’est pas une métaphysique grandiose qui aurait juste une allure réactionnaire : ce n’est pas une métaphysique du tout mais une « théologie politique » (titre d’un ouvrage de Carl Schmitt, paru en 1922) :
« Le dispositif évangélique voilait le sens spirituel et exhibait le sens historique, pour transformer l’histoire humaine en histoire du Salut : le Christ était l’opérateur qui relie les sens de l’écriture, car les tribulations de ce délinquant palestinien en rupture de ban judaïque relevaient des desseins divins. Ici, à l’inverse, Heidegger passe de l’histoire (historiale) du Salut à celle des hommes. Il subordonne ainsi le temps historique au temps apocalyptique de l’Événement/Avénement (Ereignis), pour récuser ainsi l’histoire et bâtir une théologie cauteleuse : historialisé, originé, prophétisé, le temps devient impensable pour l’histoire ».
Rastier montre que dans ses prophéties, Heidegger a recours à trois lexiques, qu’il entremêle de diverses façons : la politique, la métaphysique et le mythe racial. « En de nombreux passages, les trois domaines sémantiques se succèdent et fusionnent dans une expression comme « l’essence [terme d’ontologie] non encore purifiée [mythe identitaire de la race pure] des Allemands [catégorie politique] » – on sait hélas comment purifier l’essence d’un peuple, après divers programmes de purification ethnique » 10.
L’utilisation du vocabulaire métaphysique pour décrire la technique moderne en son « essence » est déjà en soi suprenant. Heidegger paraît dévoiler le sens métaphysique caché des événements de son temps, en particulier le développement technique de l’occident, avec son cortège de catastrophes (dévastation de l’environnement, camps de la mort, bombe H…). Seulement, il faudrait pour cela que ce contenu « ontologique » de ce dévoilement (la Technique comme guise de l’Être) fût autre chose et plus que celui de l’idéologie nazie. Mais si le Sein est Vaterland et rien de plus, alors le changement lexical n’est qu’un travestissement, il n’ajoute rien au contenu. Heidegger lit l’époque comme d’autres nazis illuminés, à savoir comme moment d’une apocalypse à venir, obscure mais décisive, dont il annonce la venue, sans avoir bien sûr à décrire précisément ce qui va arriver. Or, un gourou impressionne d’autant mieux les fidèles que ses augures sont sinistres et imprécis.
A la bipartition habituelle de l’oeuvre de Heidegger, avant et après la Kehre (analytique du Dasein, puis herméneutique de l’Être), qui occulte la période ouvertement nazie, François Rastier oppose donc la tripartition suivante : « la période 1927-1933 est celle de l’insinuation, la période 1933-1945 celle d’une affirmation (Behauptung) ; la dernière période, à partir de 1945, celle de l’estompage, développe des considérations qui semblent loin de toute politique et coïncide avec des suppressions ou euphémisations des passages les plus durs dans les oeuvres rééditées » 11.
Dans sa troisième période, Heidegger s’emploie essentiellement à dénier toute responsabilité au régime nazi dans ses crimes, en les mettant au compte de la Technique, anonyme et toute-puissante. Les individus ne sont plus responsables, c’est l’époque entière qui dépend d’un principe métaphysique unique, et ce principe est celui d’une volonté effrénée de manipulation de l’étant. Les notions de conscience et de responsabilité sont donc évacuées, impuissantes qu’elles sont face à l’hybris moderne. Il n’y a rien à faire qu’à plier l’échine devant un destin aveugle, que seule bien sûr la spéculation heideggerienne permettrait de comprendre véritablement.
Dans la conférence sur les camps de la mort donnée en 49, Heidegger ne consent qu’à poser de façon insistante la question « Meurent-ils ? », sans jamais désigner les victimes autrement que par ce « ils » qui les dépersonnalisent à l’extrême, en doutant qu’ils meurent vraiment comme des hommes et en accusant la modernité technique, non les nazis, de cette mort qui n’en est pas vraiment une. De cette façon, les victimes sont mises hors langage, hors réalité. Renvoyées dans l’anonymat du « On », elles s’effacent et avec elles, la responsabilité des bourreaux.
« Reprise de Arendt à Agamben, la métaphore industrielle a retardé l’historiographie même de l’extermination, si bien que ce qu’on a appelé la « Shoah par balles » a été négligé pendant un demi-siècle. Bien qu’odieuse, puisqu’assassiner n’est pas produire des cadavres, cette métaphore a soutenu le poncif que la modernité technoscientifique était responsable de l’extermination » 12.
En déplaçant la question précise des camps vers une question plus générale sur la technique, Heidegger étourdit son auditoire par des considérations historico-mondiales gigantesques, et hors de propos. Autrement dit, il cherche à noyer le poisson.
De plus, il élimine en théorie toute approche morale du problème. Or, l’absence générale d’éthique dans le corpus heideggerien laisse béante la question du mal, qui est totalement occultée, de même que celle du statut de l’Homme en général. Pour cette raison, il est impossible de soutenir que Heidegger aurait eu l’idée la plus élevée qui soit de la dignité humaine 13. Au total, Heidegger se refuse à tout repentir sur la Shoah, et son attitude sur ce point est en cohérence avec l’absence d’éthique dans ses livres.
Une oeuvre « monumentale »
Après avoir précisé pourquoi les textes de Heidegger n’ont pas de portée métaphysique, François Rastier s’attache à les interpréter littéralement. Ainsi, selon lui, l’image de la racine et de l’enracinement chez Heidegger s’explique par le fait que cette image est prise au sens propre : si le Seyn est bien Vaterland, alors c’est sans métaphore que la pensée s’enracine dans le sol d’une communauté ! Rastier, poussant le littéralisme à bout, tend même à voir dans la construction du texte heideggerien une imitation de l’architecture démesurée du régime hitlérien, et dans leur rythme une reprise de la cadence du pas de l’oie : une page de Heidegger aurait ainsi l’architecture massive et la rythmique répétitive, assommante et obsédante des défilés militaires nazis ! L’oeuvre complète destinée à la parution, 102 volumes au total (« plus que les oeuvres de Kant, Hegel et Nietzsche réunies ») serait dans son ensemble à la mesure de l’esthétique monumentale du IIIème Reich. Heidegger, l’Albert Speer de la métaphysique ! « Peu importe que ces écrits témoignent d’un degré d’élaboration inégal, des notes de cours à des poèmes mièvres et menaçants, leur publication témoigne d’un gigantisme monumental qui peut être rapproché de l’esthétique dont témoignent la Chancellerie de Berlin, le Quartier général de Munich et les plans de Germania » 14.
J’ajouterais qu’après avoir lu Rastier, Heidegger n’a plus l’air si fringant et qu’il fait plutôt penser à Hitler dans son bunker ! L’idée de voir dans le texte même de Heidegger la forme de l’art nazi (architecture, défilés, prosodie mais aussi cinéma -Leni Riefenstahl) est assez suggestive, peut-être plus contestable. Le risque de tout projet d’interprétation est de pousser la systématicité à l’excès. Mais n’est-ce pas Heidegger qui cherchait une cohérence absolue à la pensée de l’être ? En réalité, cela montrerait plutôt, je crois, son total manque d’imagination, son incapacité à ânonner autre chose que les clichés et les stéréotypes de la propagande nazie et à raisonner un tant soit peu en-dehors du cadre totalitaire. Mais cela n’empêche pas sa production intellectuelle pléthorique et son travail systématique sur son langage d’attester d’une adhésion totalement consciente au nazisme. Heidegger aurait rejoué à sa façon tout le délire qui sous-tendait le projet nazi d’un Etat totalement « purifié » et « régénéré ». Cette analyse confère soudain à ces livres parfois effrayants une dimension franchement bouffonne. Il est vrai qu’avec toutes ses horreurs, le nazisme demeure aussi incroyablement grotesque. Cette bouffonnerie dérisoire et monstrueuse est parfaitement mise en scène par Ernst Lubitsch dans To Be or Not To Be (1942), avec son faux Hitler égaré dans les rues de Vienne et son officier SS qui trouve si drôle d’être surnommé « Camp de concentration » ! Il n’est pas triste de s’apercevoir que Heidegger a aussi été imprégné par tout ce kitsch effrayant. Faye mentionne par exemple cette « Allocution à la cérémonie du solstice d’été », prononcée le 24 juin 1933, lors de laquelle le recteur Heidegger s’exclame : « Flamme, annonce-nous, éclaire-nous, montre-nous le chemin d’où il n’y a plus de retour ! », alors que des étudiants de l’université de Fribourg sont en train de jeter au feu des livres lors d’un grand autodafé 15 !
Après le monumental, le grotesque et le kitsch, il ne manquait que l’apologie de la barbarie et de la régénération par le feu pour que le tableau soit complet. Comme on le voit, les flammes ne sont pas du tout prises en un sens métaphorique. La phrase est à prendre au premier degré : ce sont bien les flammes du bûcher qui sont célébrées.
La banalité
Trop de preuves se sont accumulées concernant le nazisme de Heidegger, si bien que le déni pur et simple n’est plus tenable. Les défenseurs obligés de l’auteur acceptent désormais, dans leur majorité, de reconnaître tout cela.
« Nazi non pas ordinaire, comme le rappelle Rastier, mais remarquable et reconnu comme tel par le régime, Heidegger siège après son Rectorat parmi des sommités de haut rang comme Alfred Rosenberg, Carl Schmitt ou l’ignoble Julius Streicher dans le Comité pour la philosophie du droit qui participe à l’élaboration des lois antijuives de Nuremberg, promulguées en 1935 16 ».
Est-ce la fin de tout déni ? Il ne semble pas, bien au contraire. La dénégation ne disparaît, elle prend des formes plus raffinées, c’est-à-dire plus retorses. A la fois, Heidegger doit être reconnu comme un antisémite, mais sans pour autant que cela invalide l’ensemble de sa pensée : Heidegger aurait été un immense penseur, qui se serait vautré dans l’antisémitisme le plus commun. Mais comme le dit Jacques Bouveresse : « Invoquer, pour la défense de Heidegger, le fait que ce mode de pensée est, à l’époque, très répandu, dans l’intelligentsia allemande et même presque banal n’est pas sérieux : Heidegger est justement supposé être un penseur d’une stature exceptionnelle » 17.
Selon certains, il faudrait malgré cela distinguer entre deux Heidegger : d’un côté, l’individu ordinaire victime des préjugés de son temps, de l’autre le penseur exceptionnel et fondamental. L’argument de la banalité du personnage 18 est une voie de recours pour séparer « le « Berger de l’être » du recteur nazi» (Bourdieu). En effet, l’opposition entre la banalité du personnage et la grandeur de son oeuvre sauve à la fois l’auteur du pire et protège ses livres pour le meilleur. Faut-il y voir une reprise de l’argument e Hannah Arendt sur la banalité d’Eichmann ? Peut-on dire aussi de Heidegger qu’il était un homme ordinaire ?
Provocateur, destiné à récuser les visions trop religieuses de la Shoah, le mot de « banalité » appliqué au mal et aux comportements des complices du nazisme, peut prêter à confusion. Seulement, à aucun moment Arendt ne s’en sert pour minimiser la responsabilité d’Eichmann par exemple. Elle refuse simplement de faire de ce dernier un monstre, ce qui aurait soutenu la thèse selon laquelle le nazisme fut l’oeuvre de quelques sadiques exceptionnels. De plus, pour le point qui nous intéresse plus spécifiquement, il est à noter que lorsque Hannah Arendt parle de banalité chez Eichmann, ce n’est pas pour faire un distinguo subtil entre un Obersturmbannführer de la SS (l’équivalent d’un lieutenant-colonel), profondément pénétré de l’idéologie nazie, et un petit fonctionnaire soumis. A la limite, elle réduit l’un à l’autre : elle nous fait le portrait d’un homme mesquin, bête et sans imagination, incapable de se mettre à la place des autres, totalement soumis à l’autorité. Mais l’argument de la banalité ne sert jamais chez Arendt à établir une dualité. Il n’est donc pas possible, sans tordre cet argument, de l’utiliser pour distinguer deux Heidegger. Mais il est évidemment trop tentant de l’employer, pour dissocier artificiellement le bon grain de l’ivraie, le salaud ordinaire et le génie indépassable.
La grandeur
Si le terme de banalité est contestable, celui de grandeur, également utilisé pour qualifier la personne de Heidegger, paraît franchement incongru. Mais puisque la cause du Maître est en danger, les thuriféraires resserrent les rangs, appelant à radicaliser la ligne de défense et à exclure les plus tièdes, en rappelant qu’un génie est inattaquable par principe : « A la parution de l’ouvrage collectif Heidegger, le sol, la communauté, la race, le directeur d’une revue de philosophie voulut publier une recension. Les philosophes heideggériens contactés refusèrent de lire l’ouvrage. Finalement, un spécialiste de Derrida, Jean-Clet Martin, accepta d’écrire un compte-rendu. Il reçut le renfort public d’une lettre ouverte d’Alain Badiou, qui le trouve « très bon » mais « trop modéré » et s’en prend aux auteurs de l’ouvrage (dont je suis). J’en recommande vivement la lecture » [Page 121. Heidegger, le sol, la communauté, la race, Emmanuel Faye (dir.), Beauchesne, « Le grenier à sel », 2014. Précisons que la revue en question n’est autre qu’Actu-philosophia. L’article de Jean-Clet Martin sur le livre d’Emmanuel Faye se trouve [à cette adresse. La lettre d’Alain Badiou à Jean-Clet Martin a été publiée par ce dernier sur son site. François Rastier avait alors répondu aux attaques de Badiou dans une tribune adressée à BibliObs.[/efn_note].
Selon Alain Badiou, Heidegger pouvait être « un penseur de la plus haute importance » tout en ayant « aussi la petitesse d’un antisémite vulgaire ». Son génie excuse tout.
On peut tout de même faire remarquer qu’il est superstitieux d’attribuer à un auteur une qualité fondamentale et innée, le « génie », qui l’exempterait totalement de toute faute. Un peu comme le roi Midas qui change en or tout ce qu’il touche, le génie ne dirait et penserait que des choses géniales. Étonnant renversement : ce ne sont plus les oeuvres qui attestent du génie, c’est le génie, absolu et inné, qui rend par avance les oeuvres géniales ! L’exercice du jugement moral est rendu impossible par cet état d’exception permanent : il n’y a plus qu’à s’agenouiller devant l’idole, car sa réalité est au-delà du bien et du mal. Il serait sacrilège de porter un jugement, forcément motivé par le ressentiment, contre l’herméneute de l’Être.
Comme le dit Rastier : « La grandeur se légitime si bien elle-même qu’un simple appel au meurtre paraîtrait bien médiocre, car il n’exprime pas une pensée aussi grandiose qu’un appel à l’extermination. La grandeur intérieure (inerre Grösse) est précisément la qualité éminente que Heidegger reconnaît au nazisme en 1953 – et quand, dans son entretien au Spiegel il semble considérer son adhésion au national-socialisme comme une grosse Dummheit (« grande bêtise »), gross garde en fait une valeur laudative […] Ainsi la grandeur que l’on attribue à Heidegger appartient-elle à ses catégories : les apologistes renchérissent si bien que cette grandeur lustrale, devenue élément de langage, dispense de préciser en quoi elle consiste, puisqu’elle émane naturellement du Penseur, forme académique du Surhomme : qui la contesterait étalerait sa petitesse […] » 19 .
En désespoir de cause, on pourrait tenter de sauver ce qui peut l’être de Heidegger, en conservant l’essentiel de sa métaphysique (l’analyse du Dasein, l’herméneutique de l’Être etc.) sans plus lui prêter un caractère racial. Mais il semble pour le moins improbable qu’une telle séparation soit possible et qu’on puisse sauver la métaphysique heideggerienne de sa compromission avec l’antisémitisme et le complotisme, comme le voudrait Jean-Luc Nancy, c’est-à-dire aboutir à un heideggérianisme -pour le coup- « épuré ». En effet, il faudrait pour cela pouvoir lire Seyn autrement que comme Vaterland, de façon à isoler une métaphysique d’un racisme, et ne pas réduire totalement l’une à l’autre. Mais si pour Heidegger lui-même, Seyn n’est rien d’autre qu’un Deckname pour Vaterland, alors sa « pensée » n’est pas hypermétaphysique, ni antimétaphysique, car elle n’est pas métaphysique du tout et elle n’est même pas une pensée. Le Seyn n’est plus le Sein de la métaphysique. Or, il serait pour le moins difficile de faire une métaphysique de l’Être, en prenant ce mot en un tout autre sens que celui donné par Heidegger, et de prétendre que ce serait encore une métaphysique heideggérienne.
Si maintenant, on voulait en tirer une « philosophie », il est probable qu’on le pourrait, mais celle-ci ne devrait à peu près rien à la raison. Avant de se suicider devant l’autel de Notre-Dame en mai 2013, l’historien Dominique Venner, ancien membre de l’OAS, figure d’une extrême-droite « païenne » opposée à la civilisation « judéo-chrétienne », laisse sur son blog un article testamentaire qui se conclut par ces mots :
« Il faudrait nous souvenir aussi, comme l’a génialement formulé Heidegger (Être et Temps) que l’essence de l’homme est dans son existence et non dans un « autre monde ». C’est ici et maintenant que se joue notre destin jusqu’à la dernière seconde. Et cette seconde ultime a autant d’importance que le reste d’une vie. C’est pourquoi il faut être soi-même jusqu’au dernier instant. C’est en décidant soi-même, en voulant vraiment son destin que l’on est vainqueur du néant. Et il n’y a pas d’échappatoire à cette exigence puisque nous n’avons que cette vie dans laquelle il nous appartient d’être entièrement nous-mêmes ou de n’être rien ».
Face à l’étant qui pour lui n’est rien, le Dasein est dans la nécessité de décider intégralement du sens de son existence. Mais cette décision est tragique, car elle est à la fois indispensable et dénuée de fondement. La volonté ne peut paradoxalement s’éprouver que dans le culte d’elle-même et ne se prouver que dans une mort librement consentie, seule issue pour une existence vide et absurde. L’instant de la mort, décrit par Blanchot, est le point culminant de toute la vie, car il n’y a que dans cet instant que ma vie et ma mort deviennent irréductiblement miennes.
Si on fait abstraction de l’égalité Seyn=Vaterland, quelle autre éthique tirer d’Être et Temps ? Et si on la prend en compte, à quoi adhérer sinon à un nationalisme aveugle ?
Dénis et affirmations
Il est donc clair si l’on suit François Rastier qu’il n’y a rien à sauver. Ce ne sont pas les récupérations politiques actuelles qui le démentiront. Les trois derniers chapitres du livre ont pour objet la réception contemporaine de Heidegger, entre dénis, reprises plus ou moins avouées et récupérations idéologiques assumées.
Tous les cinq ans environ, à mesure que les textes paraissent, la situation empire pour Heidegger et ses partisans. Les pires révélations s’accumulent mais certains continuent à célébrer le grand penseur incontournable pour comprendre le passé, le présent et l’avenir. Or, toutes les figures classiques du déni se retrouvent chez ses thuriféraires comme le montre Rastier : « je ne veux pas le savoir, » « je sais bien mais quand même », « on le savait depuis longtemps », « qui sommes-nous pour juger ? » ainsi que l’inusable « d’ailleurs, il avait des étudiants juifs »… L’orchestre continue de jouer pendant que le Titanic sombre.
Le déni n’est bien souvent que le masque de l’adhésion honteuse. Nombre d’idéologies parmi les plus réactionnaires s’abreuvent aujourd’hui à la source heideggerienne : en Italie, en Russie, au Moyen-Orient, Heidegger est lu et apprécié par tous ceux qui veulent fonder la politique sur un principe racial. Et bien sûr, dans cette vogue, il serait impensable que la France fût en reste : « Lisant Sein und Zeit à travers Kierkegaard, Sartre et tant d’autres ont voulu y voir une théorie du sujet individuel, en négligeant que celui-ci se trouve absorbé dans le Mitgeschehen de la Volkgemeinschaft (« l’advenir-ensemble de la communauté du Peuple » ; voir § 74.). A la démocratie, divers auteurs opposent aujourd’hui la Communauté : voir les contributions de Giorgio Agamben, Alain Badiou, Jean-Luc Nancy et Slavoj Žižek dans Démocratie, dans quel État ? [La Fabrique, 2009]. La Communauté reste toutefois un thème pétainiste majeur, comme en témoigne l’ouvrage de Pétain, La France nouvelle. Principe de la communauté (Paris, Fasquelle, 1941). Ce thème a été repris par de nombreux auteurs de tradition heideggérienne, de Maurice Blanchot (La Communauté inavouable, 1983), à Giorgio Agamben (La Communauté qui vient, 1990), de Jean-Luc Nancy (La Communauté affrontée, 2001) à Robert Esposito (Communitas, 2000 ; préface de Jean-Luc Nancy). Chez Badiou comme chez Žižek, un radicalisme rouge–brun use délibérément de l’équivoque entre « communisme » et « communauté » pour conférer un caractère rédempteur à la violence. Ils ont codirigé deux ouvrages collectifs sur ce thème; voir aussi Žižek, Violence (trad. F. Joly, Paris, Climats, 2007) » 20.
Enfin, quand les défenseurs de Heidegger laissent de côté toute dénégation, et assument toute la réalité nazisme en général, c’est encore pire. Après la rhétorique captivante de Gorgias et les dénégations de Polos, il était logique d’en arriver aux outrances éhontés de Calliclès. Car nous sommes désormais passés, affirme Rastier, du négationnisme à son contraire, l’« affirmationnisme ». l’art contemporain, dans son appétit pour le kitsch, s’empare de l’esthétique nazie. On fait des chambres à gaz en Lego. Le capitalisme recycle et récupère tout le IIIème Reich pour en faire du merchandising. Du fascisme au fashion ! Et les propos les plus décomplexés n’hésitent plus à se faire entendre. Là encore, ce serait du Lubitsch si ce n’était pas si tristement vrai.
Le conspirationnisme comme défi pour la raison
Paradoxalement, je dirais que la compréhension de Heidegger peut éclairer notre époque, mais peut-être pas dans le sens que souhaiteraient ses partisans. Dans la mesure où Heidegger exprime pleinement et complètement l’idéologie du complot juif, qu’il a reformulée à sa façon mais sans rien inventer sur le fond, sa lecture permet de mieux comprendre les variantes actuelles des conspirationnistes, même de ceux qui, sans avoir lu directement Heidegger ou Hitler, en reprennent des thématiques fondamentales.
On peut par exemple tout à fait comparer les déclarations de Heidegger sur l’Allemagne sous blocus qui serait devenue selon lui un camp de concentration et les propos de Dieudonné qui dit, sous couvert d’humour, qu’il y a contre lui « un projet de solution finale ». Mais bien qu’il ajoute dissimule ses idées sous un second degré théâtral, Dieudonné – qui est devenu finalement moins un humoriste aux propos antisémites qu’un antisémite qui fait passer ses idées par l’humour [Hors spectacle cependant, l’humour n’est plus de mise et Dieudonné exprime sans détours ses obsessions paranoïaques. Voir par exemple [ce florilège de ses déclarations : « Le racisme a été inventé par Abraham. « Le peuple élu », c’est le début du racisme. Pour moi, les juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première. », Lyon Capitale, 29 janvier 2002. « On a eu pendant la guerre l’occupation allemande ; aujourd’hui c’est l’occupation sioniste. Non seulement la guerre n’est pas terminée mais elle se durcit car l’occupant est pire que les précédents », Rivarol, 10 mars 2011.[/efn_note] – n’est peut-être pas capable d’aller aussi loin que Heidegger dans ce que Rastier nomme une « dialectique cauchemardesque » de renversement des valeurs et de montée aux extrêmes. En revanche, il peut tout aussi bien être pris au premier degré, même quand il parle sur scène. Mais l’auteur des Cahiers noirs garde encore quelques longueurs d’avance – même sur Alain Soral – en matière de catastrophisme d’apocalypse et de renversement des rôles bourreaux/victimes [« Mon monde à moi qui est le monde de la pudeur du nord, de la pudeur helléno-chrétienne, de la retenue, de l’émotion subtile et caetera, a été dévasté par la vulgarité séfarade ». Alain Soral, [interview sur « l’obscène » pour Fluctuat.net.[/efn_note]. A virtuose du Logos, virtuose et demi.
Cela ne signifie nullement qu’il serait indispensable de repartir de Heidegger pour comprendre les « théories du complot », comme si Heidegger restait un interlocuteur indispensable pour le présent. Les ressources de la rationalité, de l’esprit critique et du simple sens commun – toutes choses très éloignées de Heidegger, donc – suffiraient déjà largement à se prémunir des thèses complotistes. Je veux dire par là que ce conspirationnisme actuel n’est qu’une nouvelle mouture de discours déjà anciens, dont Heidegger n’a été qu’un tenant célèbre et systématique. Il présentait véritablement tous les signes d’adhésion à ce genre d’idées et ses disciples aveugles, par leurs dénis, en sont en quelque sorte autant de confirmations. C’est en effet une des caractéristiques de l’embrigadement sectaire de dissocier entre un petit groupe d’élus et le reste du monde, hostile et corrompu. Un heideggerien de stricte obédience, comme tout individu tombé sous l’influence d’un gourou, est moins convaincu par des arguments qu’il n’est envoûté par une certaine prosodie. Et il ne renoncera pas plus facilement à cet enchantement qu’un toxicomane à sa drogue. C’est pourquoi les différentes variantes de l’irrationnalisme, dont celui de Heidegger, représentent tout à la fois une menace et un démenti pour la raison. Celle-ci n’a semble-t-il pas de prise sur eux. J’ai personnellement pu constater, face à des élèves admirateurs de Dieudonné, qu’on ne peut presque rien faire pour amener des complotistes convaincus à remettre en question leurs certitudes. On ne peut guère que s’appuyer sur la confiance qu’ils ont envers l’autorité et l’institution pour les amener à vérifier par eux-mêmes et à se renseigner ; mais en sachant que le conspirationnisme a justement pour effet d’éroder toute confiance dans les discours d’institution, en les assimilant à une « version officielle » dont le seul nom indique qu’elle est mensongère. Il est très difficile de raisonner les tenants de ces discours, non parce qu’ils seraient trop bêtes ou trop incultes (certains des élèves en question ont eu la mention très bien au bac et sont allés en classes prépa) mais parce que l’attrait du mystère, du secret est très fort à leur âge. Il est finalement l’expression de leur curiosité face au monde et de leur sens besoin de lui trouver du sens. Et c’est du reste à tout âge qu’on peut éprouver cela. Face à un monde hostile et incertain, un système fermé représente une protection, qui devient hélas vite une prison. Pour le sens commun, il est tout simplement très difficile d’imaginer qu’un humoriste talentueux comme Dieudonné puisse défendre de pareilles horreurs. Il est plus tentant de lui accorder le bénéfice du doute. La seule chose à faire est de miser sur la rationalité, l’argumentation appuyée sur les faits, pour faire obstacle à ces théories qui satisfont des demandes de sens à la fois très rationnelles et très irrationnelles. Cette ambiguïté est très perturbante car le complotisme n’est pas dénué de rationalité, il en représente plutôt une perversion insidieuse.
Il n’est que de voir tout ce qu’Internet peut charrier à ce sujet. L’anonymat de la toile renforce encore les tenants du complot dans leurs certitudes. A chaque fois, l’argumentation se heurte à un mur. Les faits sont ignorés, mécompris, balayés d’un revers de main, par des procédés de défense destinés à préserver la croyance contre toute objection – tout comme Heidegger qui, lorsqu’il doit parler des camps de la mort, change de sujet et embraye sur la bombe atomique. Heidegger se distingue bien sûr par un degré dans l’outrance incomparablement plus élevé, un manque de vergogne acquis par un long endurcissement dans le déni, mais les mécanismes psychologiques de base sont les mêmes. Il n’est pas impossible de se sortir de cet aveuglement, mais on ne peut pas s’attendre à ce que cela soit facile.
De plus, les croyants en question sont bien souvent aussi des prosélytes acharnés. Platon était encore bien optimiste de nous montrer un Calliclès se murant dans le silence face aux critiques de Socrate : aujourd’hui, les trolls « professionnels » du Net s’acharnent par tous les moyens à détruire l’argumentaire de leur adversaire par la mauvaise foi, la diversion, l’attaque ad hominem, tous les stratagèmes décrits par Schopenhauer dans L’art toujours raison, et d’autres encores. Aujourd’hui, Calliclès ne se tairait pas, il accuserait Socrate de faire parti du complot « sioniste » ! Les conspirationnistes ont moins abandonné l’usage la raison qu’ils ne le détournent pour propager des doutes irraisonnés et en même temps, bâtir un système fermé à toute réfutation. Comme le dit Loïc Nicolas, les tenants du complot s’emploient à « douter de tout pour ne plus douter du tout » [Voir l’article de Loïc Nicolas, [« L’évidence du complot : un défi à l’argumentation. Douter de tout pour ne plus douter du tout », sur le site du groupe d’Argumentation et d’Analyse du Discours.[/efn_note]. Dès lors, qui discute avec eux légitime leurs doutes ; qui s’y refuse les confirme dans leurs croyances. Dans les deux cas, celui qui argumente est perdant. Il serait tentant de les censurer mais ce serait se comporter comme eux, car les partisans de la « vérité alternative » sont eux-mêmes, quand on creuse un peu, des censeurs acharnés. Ils réclament la liberté d’expression pleine et entière, mais pour eux seulement. De plus, la solution du cynisme politique consistant « terroriser les terroristes », outre qu’elle est indéfendable moralement, ne serait même pas très efficace : elle ferait le jeu de ceux qui se disent volontiers persécutés par la police de la pensée.
Au moins, cela m’aura appris que les ressorts du déni sont foncièrement les mêmes chez quiconque, adolescent trop influençable, herméneute autorisé ou « penseur » prestigieux. Je parle là encore d’un point de vue psychologique car, bien évidemment, d’un point de vue strictement moral, les degrés de responsabilité sont incommensurables entre ceux qui commencent à être séduits par simple ignorance et qui n’ont pas compris dans quoi ils s’engagent, ceux qui en sont venus à croire pour de bon et enfin ceux qui se rangent sciemment du côté des bourreaux. Mon but n’est donc pas de dire que le premier conspirationniste venu pourrait se croire aussi génial que Heidegger parce qu’il pense comme lui, mais plutôt que ce dernier ne raisonne pas toujours très différemment d’un conspirationniste ordinaire, l’éloquence rhétorique en plus.
« La pensée contemporaine va cependant suivre d’autres voies, affirme François Rastier, reconstruire l’éthique, la rationalité et la politique autour des droits de l’homme, car seul un humanisme d’après la catastrophe peut en éviter de nouvelles » 21.
Un tel projet de reconstruction de l’éthique, s’il ne reste pas un voeu pieux, sera de toute évidence un gros chantier.
Conclusion
Le livre de François Rastier est évidemment outrageant pour Heidegger. Il scandalisera tous ceux qui pensent qu’on n’a le droit de critiquer un auteur que de l’intérieur de son système, donc uniquement si on est d’accord avec lui sur l’essentiel ; il sera très pénible pour ceux qui aiment et étudient Heidegger et il sera bien sûr insupportable pour tous ceux qui l’adorent aveuglément.
Ramené au sens que voulait lui donner Heidegger, le Seyn comme Vaterland devient plus compréhensible. Il perd de son caractère indéfinissable pour devenir un mythe obsédant et criminogène, bien défini historiquement. L’obscurité des textes disparaît largement quand on les compare à ceux des responsables nazis. Et on n’aura hélas pas de mal à comprendre pourquoi des prêcheurs islamistes ou des théoriciens de l’eurasisme ne se sont pas trompés, eux, sur Heidegger…
La lecture de François Rastier demande bien sûr à être jugée sur les critères de toute interprétation : cohérence interne, correspondance avec les faits, gain d’intelligibilité globale de l’oeuvre – autant que faire se peut pour un auteur qui a tout fait pour ne pas être compris mais craint et adulé. Mais en analysant précisément les textes, leur contexte et leur réception, François Rastier a pu bâtir une interprétation solide et convaincante. Il apparaît que les textes de Heidegger, même quand ils n’expriment pas directement des thèmes criminels, ne peuvent pas être lus indépendamment d’eux et qu’ils ne les contredisent jamais. Il propose tout sauf une lecture pieuse de ces textes. En l’état, cette étude est donc un nouveau clou dans le cercueil du maître de la Forêt noire [En complément, on pourra lire ce compte-rendu de François Rastier [du colloque « Heidegger et les Juifs » qui s’est tenu à la BNF en janvier 2015. Voir aussi cette interview de l’auteur sur son livre.[/efn_note].
- Recherche de la vérité, livre 5, chapitre VII « De l’admiration et de ses mauvais effets »
- François Rastier, Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui, PUF, 2015.
- Préface, page XII.
- Page 10.
- Page 21.
- Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie : Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Le Livre de Poche, réed. 2007.
- Page 40.
- Pages 69-70.
- Pages 102-103.
- Page 117.
- Page 74.
- Page 187.
- A ce sujet, on ne peut que souhaiter la parution prochaine des travaux de Stéphane Domeracki, qui s’est employé à une traduction de passages significatifs des Cahiers noirs et de la Gesamtausgabe, dans le but de poser sans détour la question du mal chez Heidegger. Et ce, bien sûr sans recourir à l’euphémisme, comme le font généralement les traducteurs « autorisés » – on pense à François Fédier et son « socialisme national ».
- Page 61.
- Voir la préface à la seconde édition de Faye (2007).
- Page 16.
- « Heidegger, la politique et l’intelligentsia française », in Essais IV, Agone, 2004.
- Voir Banalité de Heidegger, de Jean-Luc Nancy, Galilée, 2015.
- Pages 211-212.
- Page 226, note 2.
- Préface, page XIII.