Martin Heidegger : Phénoménologie de l’intuition et de l’expression

Nous avons souligné dans nos précédentes recensions de volumes de la Gesamtausgabe que le rythme de parution des traductions en français était passé depuis 2012 de un volume par an à deux volumes, et ce nouveau rythme fut confirmé en 2013, de sorte qu’on pouvait espérer qu’il le soit également en 2014. Malheureusement, il n’en est rien, car un seul volume a paru l’an passé : Phénoménologie de l’intuition et de l’expression1

A : Les choix de traduction

Guillaume Fagniez, qui n’avait jamais publié de traduction de Heidegger chez Gallimard, s’est vu confier l’entreprise de ce volume ; auteur de plusieurs articles sur Heidegger parus dans différentes revues – Philosophie aux éditions de Minuit , les Archives de philosophie –, il a néanmoins traduit une conférence de jeunesse de Heidegger et a participé au dictionnaire collectif consacré à Heidegger paru au Cerf en 2013[Voir notre [recension [/efn_note].

La traduction est très claire et très sobre, laissant de côté les néologismes ou les anachronismes de la traduction française des Beiträge. On peut cependant regretter que le volume ne contienne pas de glossaire, comme c’était le cas des traductions précédentes à l’exception de la traduction de la Phénoménologie de la vie religieuse due à Jean Greisch[cf. Notre [recension [/efn_note]. On peut aussi regretter l’absence de volonté d’homogénéiser les traductions entre elles. Ainsi, Faktizität est rendu par « factivité », ce qui n’est pas conforme au choix de Jean Greisch de traduire par « facticité », mais est cependant conforme au choix d’Alain Boutot dans sa traduction d’Ontologie. Herméneutique de la factivité ; toutefois, notre recension avait argumenté contre cette traduction et les arguments avancés à l’époque nous semblent toujours valables si bien que nous nous permettons d’y renvoyer.

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De même, on peut s’étonner que Umwelt soit traduit par « monde alentour » plutôt que par « monde ambiant », comme le fait Greisch, que formale Anzeige soit traduit par « index formel » plutôt que par « indication formelle », comme traduisait Greisch, ou encore que Bezugssinn soit rendu par « sens de rapport » là où Greisch traduisait par « sens référentiel », et que Gehaltsinn soit traduit par « sens de teneur » plutôt que par « sens de la teneur ». On peut donc regretter que d’un volume à l’autre, pour deux volumes qui pourtant se suivent puisqu’il s’agit des tomes 59 et 60 de la Gesamtausgabe, aucun effort n’ait été entrepris pour homogénéiser les traductions. Le volume s’ouvre sur une présentation du traducteur qui, malheureusement, ne justifie pas ses choix de traduction, ce qui est particulièrement patent concernant la traduction de Destruktion : « la Destruktion – que la traduction a choisi de rendre par la graphie « dé-struction » » (p. 11). Etonnamment, rien ne vient étayer une telle décision. En allemand, Destruktion constitue un seul mot sans que Heidegger n’y ajoute de tiret ; nous ne voyons pas pourquoi la traduction française devrait ajouter un tiret qui n’est pas dans le terme allemand. Malgré ces quelques réserves, soulignons une fois de plus la grande lisibilité de cette traduction.

B : La notion de Destruktion

La postface de l’éditeur allemand nous apprend qu’il s’agit du tome 59 de la Gesamtausgabe qui est le cours du semestre d’été 1920 professé à Fribourg du 6 mai au 26 juillet. Ce cours se rattache donc au chantier de l’herméneutique de la vie facticielle, qui prépare celui de l’ontologie fondamentale de Sein und Zeit. Le cœur en est constitué par les notions de Destruction et de dijudication qui sont les termes utilisés pour décrire la méthode de la recherche phénoménologique. La présentation du traducteur, si elle ne justifie sans doute pas suffisamment les choix de traduction, propose une approche très pédagogique du contenu de ce cours qu’il remet dans le contexte des cours précédents, à savoir d’une science originaire de la vie qui se déploie dès 1919 dans GA 56/57 et GA 58. La pièce majeure de ce cours est constituée par la notion de Destruktion, exposée pour la première fois dans l’introduction de GA 59, et dont le rôle est de « dégager les phénomènes en leur originalité occultée par des configurations objectives déposées et sédimentées par l’histoire » (p. 11).

Dans Sein und Zeit, en 1927, c’est le paragraphe 6 qui met en avant la tâche d’une destruction de l’histoire de l’ontologie. Le présent cours est donc un document important dans la genèse de Sein und Zeit qui atteste de l’apparition de cette notion dès 1920. Le cours consiste dans l’application de cette méthode destructive à deux problèmes, celui de l’a priori et celui du vécu. Le premier problème est aussi celui de l’histoire en tant qu’elle s’oppose à l’a priori qui, lui, serait anhistorique. La destruction vise ici à libérer un sens de l’histoire qui est occulté par cette problématique, à savoir l’historicité immanente à la vie même, et on peut identifier ici le lieu de la genèse du paragraphe 74 de Sein und Zeit et de son élaboration de l’historicité du Dasein. Pour élucider le sens de l’histoire, Heidegger va mobiliser les dimensions du sens que sont le sens de la teneur, le sens de rapport et le sens d’accomplissement, dimensions que nous avions analysées dans notre recension de la Phénoménologie de la vie religieuse et nous renvoyons à l’explication que nous en avions donnée ici. Le second problème faisant l’objet d’une destruction est celui du vécu, Erlebnis, notion de la psychologie de l’époque qui, par son subjectivisme, recouvre le phénomène originaire de la vie. Cette destruction va prendre la forme d’une confrontation avec les psychologies de Natorp et Dilthey.

Abordant ces deux problèmes dont il effectue la destruction, la structure du cours est celle d’une division en deux parties, l’a priori et le vécu, l’ensemble étant précédé d’une longue introduction qui amène les deux problèmes et la méthode de destruction.

C : Un cours particulièrement difficile

Avant de livrer une lecture de ce cours, il faut d’abord préciser que son propos est extrêmement difficile et qu’on ne doit prétendre en avoir compris quelque chose qu’avec la plus grande humilité. Pour s’aider, le lecteur de ce cours pourra s’appuyer sur les chapitres 4, 6 et 7 de l’ouvrage de Jean Greisch, L’arbre de vie et l’arbre du savoir, ainsi que sur le chapitre 4 de la thèse de Sophie-Jan Arrien parue l’an dernier, L’inquiétude de la pensée. La seconde partie du cours effectue une destruction des positions de Natorp et Dilthey, et suppose donc une connaissance préalable de ces auteurs qu’on pourra acquérir en lisant les chapitres qui leur sont consacrés dans l’ouvrage collectif Heidegger en dialoguedont nous avions ici rendu compte.

Ce qui fait tout l’intérêt de l’introduction, c’est avant toutes choses le paragraphe 5 consacré à la destruction phénoménologique, qui anticipe sur le paragraphe 6 de Sein und Zeit. Heidegger y montre que la destruction n’est pas une démolition anarchique, mais constitue un Abbau, c’est-à-dire une déconstruction orientée sur quelque chose, à savoir une saisie préalable, une anticipation du sens caractéristique de la circularité herméneutique, à savoir le fait qu’on interprète qu’à partir d’une saisie préalable implicite : « elle la destruction n’est pas non plus une simple démolition, mais une déconstruction « orientée » dans une certaine direction (…) toute destruction phénoménologico-critique est liée à une saisie préalable » (p. 56). Ce qui rend la destruction nécessaire, c’est le fait que le sens est soumis à une dégradation, un Verblassen, c’est-à-dire un estompage, qui ne peut être contrecarré que par le Vollzug, c’est-à-dire l’effectuation à nouveau frais de ce sens. Un terme latin vient préciser ce sens de la destruction, c’est celui de « dijudication phénoménologiqueé » (p. 96). Ce qu’il faut entendre par là, c’est un discernement de l’originaire visant à déterminer si le Vollzug, l’accomplissement, est originaire ou pas : « cette dijudication consiste à décider quelle place généalogique échoit au complexe de sens envisagé à partir de l’origine » (ibid.).

Le paragraphe 4 de l’introduction du cours distingue deux orientations possibles sur le phénomène de la vie qui permettent à Heidegger d’en déduire le plan du cours en deux parties, elles-mêmes réglées sur deux problèmes, celui de l’a priori et celui du vécu :

« I. La vieen tant que fait d’objectiver, de configurer (quelque chose), de se-poser-hors-de-soi (et, relié à cela de manière obscure, quelque chose comme être et exister en cette vie et en tant qu’ une telle vie, et l’intensifier).
II. La vie en tant que fait de vivre, (en) faire l’épreuve, amener à soi saisir, aussi bien ce qui est objectivé que l’acte de créer lui-même (et, relié à cela de manière obscure, quelque chose comme être et exister en une telle vie, et l’intensifier). » (p. 39)

Au premier sens de la vie correspond la première partie du cours qui porte sur le problème de l’a priori : « Pour la destruction du problème de l’a priori » (p. 63). Au second sens de la vie correspond la deuxième et ultime partie du cours, portant sur le problème du vécu : « Pour la destruction du problème du vécu » (p .111).

Cette première partie du cours fait la part belle à l’historicité de la vie facticielle et constitue ainsi la première élaboration de la Geschichtlichkeit, celle que dégagera le paragraphe 74 de Sein und Zeit. Heidegger part d’expressions courantes où figure le terme « histoire » pour, à partir d’elles, dégager une pluralité de sens et les classer du plus dérivé au plus originaire par le moyen de la dijudication phénoménologique :
1. « Mon ami étudie l’histoire ».
2. « Je vous conseille de vous orienter sur l’histoire. » ; « Mon ami s’y connait en histoire de la philosophie ».
3. « Il y a des peuples sans histoire ».
4. « Historia magistra vitae. »
5. « Cet homme a (vécu, connu) une histoire triste ».
6. « Aujourd’hui il m’est arrivé une histoire désagréable ».
Dans ces exemples, l’histoire est comprise comme science (1), puis comme un domaine de faits (2), puis comme synonyme de tradition (3), etc. Il y a donc une structure de sens qui est à démêler, conformément à la destruction, et à hiérarchiser, conformément à la dijudication.

C’était là la première partie du cours qui va se poursuivre dans une deuxième partie passant au problème du vécu, ce qui implique une nouvelle division dans la structure du cours, à savoir celle entre une première et une deuxième sections. A la première section correspond la destruction de la position du néokantien Paul Natorp. A la deuxième section correspond l’examen de la position de Dilthey.

Le cours s’achève, comme la plupart des manuscrits de cours du jeune Heidegger, par des compléments ; ici quatorze compléments au cours qui sont regroupés à la fin du volume.

Terminons cette recension en remerciant à nouveau le traducteur pour la lisibilité de son texte, qui était celle qui convenait à un texte aussi difficile sur le fond, et en espérant que les autres volumes de cours de la période 1919-1923 – l’herméneutique de la facticité – soient prioritairement traduits.

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  1. cf. Martin Heidegger, Phénoménologie de l’intuition et de l’expression, Traduction Guillaume Fagniez, Gallimard, 2014
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Etienne Pinat est professeur agrégé de philosophie dans le secondaire. Il a étudié la philosophie à la Sorbonne. Il s'occupe des recensions des livres de ou sur Heidegger ou Blanchot, recrute de nouveaux contributeurs et contacte les éditeurs. Il est l'auteur de "Les deux morts de Maurice Blanchot. Une phénoménologie", paru chez Zetabooks en 2014, et de "Heidegger et Kierkegaard. La résolution et l'éthique", par en 2018 chez Kimé.