Bien souvent, les études consacrées à la philosophie renaissante souffrent d’un déficit spéculatif et s’enfoncent dans d’érudites remarques, dont l’intérêt philosophique demeure opaque. On ne saurait dire que Ut philosophia poesis, édité par Joël Biard et Fosca Mariani Zini, échappe à la règle ; non pas que les articles proposés soient dénués d’intérêt, mais peut-être manquent-ils de visée philosophique. A cet égard, l’étude de Sylvain Piron sur Tratibus fait office de paradigme. Il est à craindre que le peu d’enthousiasme soulevé par les études renaissantes en France réside, pour une part non négligeable, dans cette jouissance peut-être stérile de l’érudition poussée à un degré proche de l’absurde car coupée de sa finalité philosophique. Peu d’articles invitent ici à véritablement penser de manière véritablement philosophique, l’histoire de la philosophie que développe ce recueil restant rivée au problème historique sans parvenir à s’élever au concept philosophique, fait d’autant plus amusant que sont rappelées les moqueries de Pétrarque à l’encontre de l’esprit tatillon et stérile des discussions scolastiques.
Toutefois, il serait excessif de réduire ce recueil à une simple succession d’articles érudits ; quelques éléments factuels viennent enrichir la connaissance de Dante, Pétrarque et Boccace, Dante ayant ici la part belle des études d’un point de vue quantitatif, quoique Pétrarque et Boccace me semblent recevoir un traitement bien plus substantiel, qualitativement parlant, que celui accordé à Dante, malgré la grande qualité de celui qui ouvre le recueil et dont nous proposons un résumé ci-dessous.
Le premier article, donc, consacré à la notion de locutio chez Dante, définie comme « un mode d’expression qui est une manifestation de ce que l’on pense, adressée à autrui, d’ordre à la fois sensible et rationnel. »1 restitue le cadre historique dans lequel Dante vient s’insérer quant à la problématique de la parole. Irène Rosier-Catach consacre ainsi la majeure partie de son analyse non pas à Dante, mais à son arrière-fond médiéval et scolastique, afin de montrer quelle pourrait être l’originalité de Dante, qu’elle identifie dans l’usage de la volonté : si les médiévaux insistent sur la nécessité de la volonté, Dante destitue celle-ci de son rôle moteur de transformation de l’intériorité en signe au point de mettre en péril le signum locutionis. « En d’autres termes, pour lui, il ne peut y avoir signe que s’il est en même temps medium. »2 La locutio dantesque se trouve ramenée à l’expression humaine seule, toute autre forme se trouvant exclue de la locutio (que ce soient les anges ou les animaux), Dante refusant au fond l’usage métaphorique de la parole. L’homme seul parle, et les autres modes d’expression ne sauraient être pensés analogiquement au mode humain.
Cette analyse de la locutio s’avère, parmi les études ici réunies autour de Dante, être la plus philosophique de toutes, et nous ne saurions nous attarder davantage sur les autres articles, certes intéressants, mais trop peu philosophiques pour que l’on en restitue dans le cadre de ce compte-rendu un quelconque intérêt, à l’exception, peut-être, du texte consacré à l’astronomie au temps de Dante.
Tout cela change avec les textes consacrés à Pétrarque et Boccace, qui reçoivent un traitement autrement plus problématisé, et probablement plus fécond philosophiquement. Dans un lumineux article, Eckhard Keβler restitue toute l’ambiguïté du projet pétrarquien, ni pleinement philosophique, ni parfaitement philologique. Certes, Pétrarque entretient un commerce régulier avec les textes de la tradition, ce qui semblerait le faire pencher du côté de la tradition, mais ce commerce ne prend son sens que dans une visée morale et non philologique ; les textes deviennent ainsi la médiation nécessaire à une découverte de la vie pratique, dont la destination serait exclusivement morale et ce « en lieu et place d’une approche grammaticale et philologique, ne visant que l’acquisition d’un brillant éclat argumentatif et linguistique. »3 Keβler y voit l’influence de Sénèque, pour lequel l’impératif était celui de vivre et non de sombrer dans de vaines disputes, et l’article restitue ainsi la manière dont Pétrarque accomplit le dessein de Sénèque par la médiation livresque, sans que cette médiation ne soit détournée au profit d’une philologie pure.
Or, du fait même qu’il ne fait pas profession de philologue et que, par conséquent, l’exigence de maîtrise textuelle ne saurait constituer son impératif premier, Pétrarque ne s’aliène pas à une normativité linguistique issue des Anciens. Malgré sa cadence toute cicéronienne, Keβler montre admirablement combien Pétrarque demeure éloigné du cicéronisme car l’éloquence ne se trouve mise d’aucune façon au service d’une norme contraignante à respecter, mais bien plutôt se veut-elle l’expression aboutie de l’esprit. « Ainsi, conclut Keβler, la compréhension du lien entre le texte ancien et le lecteur humaniste dans le domaine de la production littéraire et rhétorique semble chez Pétrarque être le reflet de ce même rapport dans le champ de la conduite morale. »4
Fait suite un excellent article de Christian Trotmann, ayant pour objet d’affronter la redoutable question du rapport de Pétrarque à la philosophie ; Pétrarque fut-il philosophe ? Trotmann suggère d’appréhender le problème à partir de l’ignorance de soi, c’est-à-dire à partir d’un troisième ordre qui s’interposerait entre l’infiniment grand du savoir divin et l’infiniment limité du savoir humain. Le sui ipsius ignorantia viendrait ainsi s’insérer comme un troisième ordre, et ce serait celui-ci qu’il conviendrait d’interroger en vue de rendre intelligible le rapport de Pétrarque à la philosophie. « Nous comprendrons donc la philosophie de Pétrarque comme un Socratisme chrétien approfondi dans l’esprit d’Augustin et de Bernard de Clairvaux : si elle doit aller à Dieu, ce n’est pas par le détour d’une réflexion physique et métaphysique sur la nature. »5 La visée pétrarquienne, conçue à partir de cette exigence de connaissance de soi toutefois impossible, signalerait que le pétrarquisme philosophique serait d’ordre éthique : l’échec même de la connaissance de soi doit être interprété comme la marque du désintérêt porté à la connaissance de soi, au profit d’une réhabilitation de l’action éthique – l’amour –, laquelle seule assure l’accomplissement des fins dernières. Tel est du reste le sens des reproches de Pétrarque à l’encontre d’Aristote : « Pétrarque reproche à Aristote une sorte d’intellectualisme qui en éthique ne réalise pas que le but est d’aimer et non de connaître. »6
Le mérite principal de cet article de Trotmann nous semble résider dans l’ouverture au problème de l’humanisme qu’il génère : quelle place Pétrarque accorde-t-il à l’humanisme, à partir de telles prémisses ? Il semble que Pétrarque ne cherche en aucun cas à opposer l’humanisme à la scolastique, tant le point nodal demeure celui de la pratique et de la théorie, c’est-à-dire la divergence entre éthique et cosmologie. L’humanisme pétrarquien reviendrait donc à rechercher chez les classiques le geste de la quête éthique au détriment de la cosmologie, mais cet écart de fait à l’égard de la scolastique ne procède pas d’un rejet thématisé de celle-ci, mais bien plutôt d’un soupçon à l’encontre de l’invasion cosmologiste issue d’Aristote. « C’est ce mouvement même de connaissance philosophique de connaissance philosophique de soi-même opposé à la cosmologie aristotélicienne de son temps que Pétrarque entend retrouver chez les auteurs latins non seulement chrétiens comme Augustin, mais avant lui chez Sénèque ou Horace et surtout Cicéron. »7 Cela signifie donc que le pétrarquisme est d’abord un retour aux latins, et ne constitue en rien une réintroduction du platonisme, trop grec, trop cosmologiste, si bien que la première Renaissance, affirme Trotmann, ne saurait être pensée comme un retour aux Grecs. « La Renaissance, conclut ce dernier, s’avère latine avant d’être redécouverte de la culture grecque et ouvre la création poétique en vulgaire à partir de cette assise. »8
Nous noterons également la présence d’un court mais excellent article de Kurt Flasch, interrogeant les rapports de Boccace à la philosophie : peut-on trouver trace, dans le Décaméron, se demande Flasch, d’une quelconque philosophie morale ? « La réponse me semble ne pouvoir être que positive (…). »9 Flasch propose alors de relire le Décaméron en regard des grandes questions morales soulevées par Aristote, car « la présence de l’Ethique à Nicomaque est sensible dans le Décaméron. »10 Il s’agirait donc pour Boccace d’illustrer, par une série de tableaux de la vie morale, les grandes vérités universelles en matière d’éthique, en se référant aux questions aristotéliciennes, sans toutefois explicitement les mentionner. Outre cette influence aristotélicienne, Boccace met en scène des questions plus stoïciennes, par le truchement de Sénèque : ainsi, « la dernière nouvelle du Décaméron est une invention poétique qui présuppose et illustre le concept stoïcien de la sagesse. Il faut lire Cicéron et Sénèque pour trouver le mot de l’énigme : le sage connaît la force de Fortuna ; il n’est pas troublé s’il perd les biens extérieurs ; il renonce sans hésiter à ces choses matérielles qui ne sont pas réellement les siennes. »11 Kurt Flasch nous offre ainsi les clés d’une lecture enrichie philosophiquement du chef d’œuvre de Boccace, et restitue la profondeur de ce monument de la littérature renaissante.
Fosca Mariani Zini clôt le recueil par une étude consacrée à l’utilité et au désintéressement dans l’œuvre de Boccace, dont nous ne saurions rendre la richesse en quelques lignes ; nous invitons donc le lecteur à aller consulter lui-même ce bel article qui ferme en beauté notre ouvrage.
Ce recueil consacré aux questions philosophiques dans les œuvres de Dante, Pétrarque et Boccace pèche donc, particulièrement lorsqu’il est question de Dante, par un excès descriptif et doxographique qui occulte sévèrement l’intérêt philosophique des articles, quoique cet excès cesse aussitôt que se trouvent traités Pétrarque et Boccace, dont les questions afférentes retrouvent le questionnement philosophique peut-être trop timoré dans les articles consacrés à Dante. On peine en outre à comprendre en quoi le sous-titre correspond au contenu de certains articles : Joël Biard traite d’un Dante naturaliste, Sylvain Piron aborde la rencontre de Dante avec un théologien, si bien que les thèmes traités s’écartent nettement des questions philosophiques dans l’œuvre dantesque pour aborder celle des savoirs en général, ce qui crée probablement cette impression de fourre-tout érudit, plus ou moins bien unifié par un sous-titre somme toute peu adéquat à l’égard de textes consacrés à Dante. Nonobstant cette impression, il n’en demeure pas moins que Pétrarque et Boccace sont magnifiquement traités, et l’on prend grand plaisir à interroger le rapport de ces immenses poètes à la philosophie.