Ce n’est qu’à partir du livre II que la République de Platon mérite son titre. Requis par Glaucon et Adimante, les deux demi-frères de Platon, de fonder la démonstration de la supériorité de la justice sur l’essence de celle-ci, et non sur les avantages qui pourraient lui être attachés, Socrate déplace le problème, de l’âme à la cité, au motif que la différence d’échelle rend la justice plus lisible dans la cité.
À l’inverse de Rousseau qui, plus tard, cherchera dans la constitution des premières sociétés l’origine de l’inégalité, c’est donc dans la façon dont se constitue une cité que Socrate va montrer comment y survient la justice. Rien d’étonnant à cela : la cité est à ses yeux connaturelle à l’homme. Nul n’étant capable de satisfaire seul la pluralité de ses besoins, la vie de chacun dépend du concours d’autrui, d’où la nécessité de l’association, heureusement favorisée par la nature qui, diversifiant ses dons à l’égal des besoins, rend l’un apte à telle tâche, l’autre à telle autre. C’est donc du règne des besoins que découle pour l’homme la vie en société, et de l’inventaire de ces besoins que Socrate déduit la formation d’une cité vouée à leur satisfaction, sans plus : une fois assuré le strict nécessaire, nourriture, habitat, vêtement, le tout sous la forme la plus simple, Socrate tient sa construction pour achevée. À cette simplicité déductive, Glaucon oppose les faits : la cité dans laquelle nous vivons n’est pas celle-là, mais une cité où l’on dort dans des lits, où l’on s’assied à table pour goûter des plats cuisinés, des friandises, etc. Pour le dire en termes plus modernes, si, à l’état de nature, la société humaine est telle que la dépeint Socrate, nous en sommes bien éloignés. Fût-elle cependant dénaturée, c’est dans la société qui est la nôtre qu’il importe de savoir ce qu’est la justice, pas dans une société dont on ne trouve pas trace.
C’est de cette objection de Glaucon que prend son élan la construction par Socrate de ce qu’on tient pour la cité idéale de Platon. Il convient de noter cependant que Socrate ne s’engage pas dans cette entreprise sans avoir réitéré sa conviction que « la vraie cité », c’est celle qu’il a décrite, « en tant précisément qu’elle est en bonne santé ». Par contraste, la cité dont veut entendre parler Glaucon, à savoir la nôtre, est une cité « enfiévrée », malade. Où il apparaît que le vrai sujet de la République, s’il est d’exposer les moyens d’instaurer la justice dans cette cité malade, est en réalité de la guérir. Mais la guérir n’est pas la ramener à l’état initial, l’état de nature, décrit par Socrate. En effet, ce n’est pas en en retranchant tout ce qui s’est ajouté à cet état initial qu’on la guérira, mais au contraire en lui ajoutant des éléments absents de la première cité : les gardiens et, sélectionnés parmi eux, les philosophes chargés de gouverner. En d’autres termes, le traitement recommandé par Socrate, ce n’est pas l’administration de purgatifs qui délivreraient la cité de ses humeurs malsaines, mais la pose de prothèses, dont la fabrication – je veux dire l’éducation des gardiens et des philosophes –, va constituer l’essentiel du propos à venir. D’où il ressort qu’ainsi appareillée, la cité juste ne présentera guère de ressemblance avec la cité naturelle dont elle est cependant supposée retrouver la santé
Société Française de Philosophie – Bulletin de la Société Française de Philosophie
40 pages – 15,5 × 24 cm
ISBN 978-2-7116-5074-3 – août 2015