Danièle Pontremoli : Pourquoi lit-on des livres de philosophie ?

L’originalité de la démarche philosophique tient à ce renvoi du questionneur à lui-même avant qu’il se lance au-delà de lui-même. Elle n’invente pas la liberté, elle seconde la volonté, retenant un moi de céder, après qu’il a donné prise avec ses « je ne sais pas ». Relation d’un lecteur à un auteur, elle fait admettre l’existence comme exposée à l’interrogation, autre que l’embarras animal devant un obstacle. La littérature philosophique n’est pas élitiste, elle est confidentielle. L’objet en est la vie personnelle qu’il faut mener, seul et avec tous les autres, les pieds sur terre et la tête ailleurs. Cependant, l’enquête se révèle plus malaisée que ne le laisserait prévoir le fait que l’on vit soi-même cette existence que l’on questionne. Bien qu’elle ne se cache pas d’être consciente, temporelle et sociale, on ne sait pas d’emblée quelles nécessités d’essence elle recèle, peut-être. Mais ces données existentielles servent de pierre de touche pour valider ou non ce que disent des auteurs, qui n’ont sur leurs lecteurs que l’avance de recherches antérieures. Leurs livres épargnent une partie de la peine. Ils ont pris le temps d’une vie pour faire ce travail de connaissance de soi-même. Ce que l’on doit à cette littérature est inestimable. Elle éveille le lecteur à la singularité de sa propre existence sans lui en révéler la finalité mais en le libérant de toutes sortes d’influences. Méduser, mettre dans le doute, réveiller d’un sommeil dogmatique, les livres de prédilection le font depuis des siècles. Ils ont accompli un immense travail critique, débarrassant de faux problèmes, écartant les théorisations incomplètes. Ils ont aussi devancé l’interrogation, en soufflant les bonnes questions : que peut-on savoir ? que doit-on faire ? que peut-on attendre de ce que l’on aura appris et de ce que l’on aura fait ? Cependant, les meilleurs livres ne proposent ni réponse ni solution, seulement des vérités premières qui réjouiront les persifleurs, car après elles, tout reste à faire. Et quand ils avancent des réponses, c’est sous une forme interro-négative, qui, sans rien prouver, force le lecteur dans ses retranchements. « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. Certes, ce n’est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n’y appartiendraient-elles pas ? » Celui qui se rendait à Delphes espérait qu’un oracle lui délivrerait des paroles définitives, à lui seul destinées. Or, arrivant au temple, il tombait sur cette injonction, valant pour le premier venu : « connais-toi toi-même ». Qui lui parlait ainsi ? On peut penser que, dans la Cité, des têtes avaient préconisé la pose de cette inscription sur le temple d’Apollon. Pourquoi ? Pour les raisons que Socrate a explicitées en les reprenant à son compte — et bien d’autres après lui. (p. 163-164)

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