Par sa modestie même – seulement une « Esquisse » -, annonce Jean-Marie Guyau – le titre dit tout. Le recours à la préposition privative « sans » coupe d’un seul tranchant la morale de ce à quoi l’associe la pensée héritée, à savoir l’obligation et la sanction. Aussi l’ouvrage de Guyau fut-il salué par la critique de son temps « comme une des plus grandes oeuvres de l’humanité ». J.-M. Guyau mène le combat sur deux fronts : contre le dogmatisme moral de Kant d’une part, contre les morales utilitaristes de l’autre.
Cette nouvelle édition ne sépare pas le texte de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de sa réception. C’est pourquoi elle contient l’intégralité des « Notes » que Nietzsche a consacrées à l’ouvrage de Guyau, ainsi que le chapitre XIII de l’Ethique de Kropotkine qui porte sur l’Esquisse…
Jordi Riba est le spécialiste de Guyau. Il en présente la biographie dans Vie d’un philosophe « français », met en valeur la portée politique de son oeuvre dans la préface : Anomie et solidarité : les mots du politique chez Jean-Marie Guyau et dans la postface : Entre Nietzsche et Kropotkine, il s’interroge : comment situer J.-M. Guyau, entre ses deux illustres commentateurs ? Une intervention de Louis Janover, de tonalité polémique, A propos de Jean-Marie Guyau, met en garde le lecteur contemporain contre les ravages exercés par l’ainsi nommée contre-histoire de la philosophie (Michel Onfray).
Au-delà des repères idéologiques, une question philosophique demeure. La vie que J.-M. Guyau identifie à l’expansion de l’être et à la fécondité peut-elle constituer le principe de la morale ? La vie, le conatus de la vie, la persévérance dans l’être ne sont-ils pas le siège du neutre ? Or, la morale ne requiert-elle pas la déneutralisation, c’est-à-dire, selon les termes d’Emmanuel Levinas, « la percée de l’humain à travers le vivant », le dépassement de l’effort animal de la vie dans l’humain et par l’humain ? Il n’empêche que le livre toujours aussi vivant de J.-M. Guyau a la vertu de détruire ce que l’anthropologue Marshall Sahlins appelle « l’illusion occidentale » de la malignité de la nature humaine.
En ce sens, il demeure plus que jamais un précieux appel à l’émancipation.