Ce pays est pareil à un volcan où bouillonnerait le langage. On y parle de tout ce qui risque de nous conduire à l’échec, et plus que jamais, des Arabes. Mais il existe un autre danger, bien plus inquiétant que la nation arabe et qui est une conséquence nécessaire de l’entreprise sioniste : qu’en est-il de l’« actualisation » de la langue hébraïque ? Cette langue sacrée dont on nourrit nos enfants ne constitue-t-elle pas un abîme qui ne manquera pas de s’ouvrir un jour ? […] Quant à nous, nous vivons à l’intérieur de notre langue, pareils, pour la plupart d’entre nous, à des aveugles qui marchent au-dessus d’un abîme. Mais lorsque la vue nous sera rendue, à nous ou à nos descendants, ne tomberons-nous pas au fond de cet abîme ? […] Un jour viendra où la langue se retournera contre ceux qui la parlent. […] Ce jour-là, aurons-nous une jeunesse capable de faire face à la révolte d’une langue sacrée ? […]
Lettre de Gershom Scholem à Franz Rosenzweig, 1926.
« Cette lettre, cette “Confession au sujet de notre langue”, « n’a pas de caractère testamentaire bien qu’elle ait été retrouvée après la mort de Scholem, dans ses papiers, en 1985. Néanmoins, la voici qui nous arrive, elle nous revient et nous parle après la mort de son signataire ; et dès lors quelque chose en elle résonne comme la voix d’un fantôme.
Ce qui donne une sorte de profondeur à cette résonance, c’est encore autre chose : cette voix de revenant qui met en garde, prévient, annonce le pire, le retour ou le renversement, la vengeance et la catastrophe, le ressentiment, la représaille, le châtiment, la voici qui ressurgit à un moment de l’histoire d’Israël qui rend plus sensible que jamais à cette imminence de l’apocalypse. Cette lettre a été écrite bien avant la naissance de l’État d’Israël, en décembre 1926, mais ce qui fait son thème, à savoir la sécularisation de la langue, était déjà entrepris de façon systématique depuis le début du siècle en Palestine.
On a parfois l’impression qu’un revenant nous annonce le terrifiant retour d’un fantôme. »