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Ollivier Pourriol : Cinéphilo

« Cinéphilo » joue les prolongations. Après les séances qui ont lieu depuis 3 ans au MK2 Bibliothèque, voici Cinéphilo – le livre – qui se situe dans leur sillage, un peu l’analogue d’un DVD bonus …

En l’absence d’introduction, de quelques lignes présentant le projet de l’ouvrage, nous devrons nous contenter de le dégager chemin faisant. On aura en effet le souci de ne pas s’en tenir à la quatrième de couverture, de ne pas juger du projet et de la qualité de l’ouvrage à partir de ce court texte qui brille davantage par son ton racoleur et aguicheur – si l’on réussit à se frayer un chemin entre les clichés qui entendent pourtant rendre compte de ce dont il est traité dans l’ouvrage – que par sa qualité philosophique. Il s’agirait de « rendre sensible la philosophie », de donner « vie à l’histoire de la philosophie », de la rendre « passionnante » et « accessible » en la présentant sous les traits d’acteurs – ou plutôt de personnage incarnés par des acteurs célèbres. Le « pari du livre » serait d’« aider la philosophie à tenir ses promesses d’universalité », de montrer que la « pensée de masse » (merci pour eux…) peut « introduire à la pensée tout court » et surtout – je ne résiste pas au plaisir de citer cette phrase historique – de « nous faire sentir et expérimenter les idées éternelles ». Comme on le voit, ça part assez mal.

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Si l’on se tourne vers le texte lui-même, il se présente comme un diptyque avec Descartes d’un côté et Spinoza de l’autre, où la notion de liberté joue vaguement le rôle de fil conducteur, la divergence entre les deux auteurs étant soulignée ça et là dans la partie consacrée à Spinoza[1], ce qui nous invite légitimement à nous enquérir de la pertinence d’un tel choix – thématique et auctorial – et du lien qu’il entretient avec le projet d’ensemble de l’ouvrage qui concerne les rapports entre la philosophie et le cinéma, un rapport qui affirme d’emblée sa nature pédagogique et propédeutique. La question est alors de savoir comment ce projet est défendu, en distinguant notamment les deux types d’usages – du cinéma compris comme production de « véritables » chimères d’une part, l’action et les caractères qui sont exposés dans tels films particuliers de l’autre – qui sont effectivement liés mais dont on aurait apprécié qu’ils soient distingués et travaillés au niveau de l’explication. Quels rapprochements effectifs peut-on faire entre le cinéma et la philosophie qui rende compte d’un rapport propédeutique entre l’un et l’autre, ce qui pose une question gnoséologique mettant en question la place de la fiction dans le développement de la pensée ? Comment fonctionne effectivement l’opération de clarification et d’explicitation des doctrines – une question pédagogique qui recèle d’indéniables enjeux ?

I) Ut philosophia…le cinéma.

Non content d’illustrer des concepts, O. Pourriol insiste sur le fait que le cinéma fonctionne comme la philosophie, du moins celle de Descartes et celle de Spinoza. O. Pourriol défend la thèse selon laquelle cinéma et philosophie fonctionneraient de façon similaire, selon laquelle le cinéma serait à la fois – mais là est le problème – cartésien et spinoziste dans son processus.

Il montre qu’il est possible « de relier chacun des préceptes de la méthode [cartésienne] à différentes opérations du cinéma »[2], ceux-ci ayant été exposés dans les pages précédentes[3]. Le cinéma « obéi[rait] à des principes repérés par Descartes, qui sont ceux de la pensée »[4]. En outre, cinéma et philosophie partagent un autre point commun : l’universalité et le partage, une même chose se donnant pareillement à tous, en droit du moins. Fort d’une référence à l’œuvre magistrale de W. Benjamin sur la question[5], O. Pourriol voit dans la reproductibilité la caractéristique du cinéma : « Le cinéma partage une caractéristique essentielle avec la philosophie : le cinéma, c’est la même chose pour tout le monde »[6]. Mais n’est-ce pas le propre du spectacle en général et, à la limite de tout procédé fictionnel ?

Si ces rapprochements ne sont pas contestables, cela ne s’explique-t-il pas par la généralité extrême des critères : le fait de procéder avec méthode, le fait pour une chose d’être disponible pour tous. Les références à Descartes et à Spinoza ne s’avérant-elles pas alors quelque peu superfétatoires ? Bien entendu, le rapprochement n’est pas contestable, mais cela se fonde davantage sur une compatibilité entre les arts visuels – et peut-être même l’ensemble des productions fictionnelles – et la pensée classique. C’est cela qu’il conviendrait de mettre en lumière : sur quoi se fonde ce rapprochement ? Il conviendrait en outre de se demander ce que l’on gagne à produire de tels rapprochement, quand bien même les critères de rapprochements seraient-ils assez peu pointus et les fondements du rapprochement passés sous silence. Plus importante est alors la thèse selon laquelle le cinéma et le fait d’assister à des projections pourraient participer du mouvement de la pensée : dans Cinéphilo, le cinéma apparaît comme une propédeutique à la philosophie qui se donne en retour comme sa « vérité ».

II) Un problème gnoséologique : le rôle de la fiction pour la pensée

Si l’on reprend l’idée d’universalité, cinéma et philosophie sont en droit disponibles pour tous, sur le modèle d’une « république des esprits », mais la philosophie est plus ardue et moins accessible que le cinéma. O Pourriol défend alors l’idée selon laquelle le cinéma pallierait cette inaccessibilité : le cinéma réaliserait l’universalité qui caractérise en droit la philosophie, ce qui demande une explicitation du processus cinématographique qui rende raison de cette « facilité ». Si l’universalité – mais de quoi s’agit-il ? – caractérise aussi bien la philosophie que le cinéma, elle n’est réelle et concrète que dans le cinéma[7], parce que la démonstration y fonctionne toute seule, comme un « automate spirituel ». Dans la mesure où il « reste pourtant habité par cette promesse d’offrir à tous, sans effort ou presque un accès à la vérité », il peut légitimement être considéré comme une propédeutique à la philosophie, la pensée dite « de masse » permettant bel et bien de donner accès à la pensée « tout court ». Tel était le pari de l’auteur. Mais cela exige aussi et avant tout une similarité de contenu entre le cinéma et la philosophie. Le cinéma dispose à la philosophie parce qu’il pose une même question et qu’il la pose de façon plus accessible. Cela se fonde sur l’idée, ou plutôt le présupposé puisqu’elle n’est nullement étayée, que « tout film est exemplaire […] au sens où il porte avec lui une image implicite de l’homme et du genre de lien qu’il prétend créer avec ses spectateurs »[8]. Or, on a dès lors affaire à un déplacement subreptice entre deux acceptions de l’universel. On passe d’une question de fait – le cinéma s’adresse à tous – à une question de droit – le cinéma ne réalise l’universalité philosophique que parce qu’il « pose lui aussi à chaque film la question qu’est-ce que l’homme »[9], l’acception benjaminienne étant alors simplement le ressort dynamique qui assure la réalisation concrète d’une universalité philosophique. Ce n’est pas la même universalité qui est en jeu et l’on est contraint de donner un contenu à l’universalité – la question de l’homme – pour rattacher deux acceptions hétérogènes de l’universalité. Outre l’obscurité convenue de la formulation et de cette notion d’« universalité », on est passé sans crier gare d’une ligne argumentative à une autre. Plus encore, ce rôle propédeutique du cinéma est d’emblée minoré par l’analogie entre ce fonctionnement qui lui donne une portée positive et le fonctionnement de la propagande : « la limite inscrite au cœur du cinéma tient […] à son caractère purement automatique ». Mais l’argument aussi bien que ses limites, qui prétendent contribuer à exposer les ressorts du processus cinématographique, présupposent dès le départ une certaine définition du cinéma : le cinéma relève de la démonstration, d’une pensée identique à la pensée démonstrative et qui ne donne pas à penser, ce qui entre en contradiction avec le second argument selon lequel le cinéma s’inscrit dans un procès gnoséologique précisément parce qu’il donne à penser et qu’il favorise la pensée et qu’il n’est justement pas de la pensée pré-découpée.

En s’appuyant sur le concept spinoziste d’« imitation des sentiments » [10], et plus généralement sur la théorie des passions, celle de Descartes aussi bien que celle de Spinoza[11], O. Pourriol montre que le cinéma donne à penser, plus et au-delà de soi. Il n’en demeure pas moins, dans la perspective que défend l’auteur, que le cinéma n’est pourtant encore une fois qu’une propédeutique à la philosophie. Si le cinéma exemplifie la thèse spinoziste de l’« imitation des sentiments », si visionner un film revient à se rendre disponible pour un tel procès, O. Pourriol explique en effet que « le film reste cependant une incitation négative : il expose les conséquences néfastes de la jalousie [par exemple], sans nous donner de remède autre que la crainte »[12]. Si « la théorie du film n’est pas complètement fausse », il est cependant indispensable que Spinoza, ou du moins le lecteur spinoziste visionnant le film « la complète pour qu’elle devienne vraie »[13]. Mais cela revient à appliquer au cinéma un fonctionnement proprement spinoziste du vrai, autrement dit à faire fonds sur une pétition de principe. Le processus caractéristique du cinéma et qui fonde son analogie avec la philosophie, dont les pensée cartésiennes et spinozistes devraient rendre compte, présuppose une perspective de lecture cartésienne et spinoziste. Le rapport propédeutique de la philosophie au cinéma se fonde sur une lecture spinoziste ou cartésienne de l’objet filmique comme œuvre de fiction qui produit « des choses semblables à nous » et conduit au phénomène d’imitation des sentiments, ce qui entre encore une fois en contradiction avec un autre des arguments de l’auteur qui concède que le cinéma peut donner à éprouver des affects nouveaux au lieu d’affects connus[14] et par conséquent jouer un rôle autre que répulsif ou négatif.

Les références à la pensée classique permettaient de dégager les caractéristiques du cinéma – méthode et universalité – et les théories spinoziste et cartésienne des passions, et plus largement encore le thème de l’imagination permettent de penser qu’un rapport existe entre cinéma et philosophie, un rapport qui est d’ordre propédeutique puisque le cinéma forge des chimères qui permettent de penser, puisque le cinéma permet d’éprouver certains affects qui influencent notre esprit. Mais dans un cas – le cinéma réalise l’universalité abstraite de la philosophie parce qu’il est une démonstration qui fonctionne toute seule – comme dans l’autre – le cinéma nous donne à penser – l’argumentation de l’auteur, qui se sert de ces éléments pour étayer l’idée d’un cinéma propédeutique à la pensée, se fonde sur des bases contestables. Premièrement, le cinéma ne produit pas de pensée au-delà, en dehors de la philosophie et la philosophie apparaît comme la vérité du cinéma qui doit pourtant la précéder pour y introduire mais qui n’apparaît que pour des nécessités pédagogiques. Ensuite, les références à la philosophie restent problématiques dans la mesure où des théories différentes des passions et de l’imagination rendent compte du spectaculaire. Nous avons alors affaire à un syncrétisme qui n’apporte guère à la compréhension du cinéma et des films. Les références à la philosophie ne dépassent en rien la banalité des opinions sur le cinéma précisément à cause de ce syncrétisme. Les théories cartésiennes et spinozistes sont bien exposées, et de manière fine, y compris dans ce qui les distingue, mais les juxtaposer s’avère contre-productif, de même que le rapprochement avec Aristote. En effet, ces rapprochements se font dans le sens de la vulgarisation – les questions d’imagination et de purification traitées de façon non techniques pour pouvoir être rapprochées. Mais le propos y perd sa pertinence et la philosophie n’est qu’un détour par l’érudition pour retrouver des lieux communs : identification au héros, rôle de l’imagination dans la pensée, purification par le spectaculaire. Sans doute aurait-il été plus judicieux de choisir en effet la pensée classique ou la pensée antique, par exemple, ou bien de penser le fondement à partir duquel les pensées cartésienne et spinoziste divergent effectivement. Sans doute aurait-il été possible de défendre une position forte de ce rapport entre le cinéma et la pensée de Descartes et de Spinoza, pour peu qu’on se soit interrogé sur les conditions qui rendent possibles un tel rapprochement, en produisant en outre une véritable distinction par rapport à la théorie aristotélicienne par exemple. On pourrait dire que le cinéma n’entre pas en contradiction avec la pensée classique, avec une épistème de la représentation, alors que ce lien si évident est rompu au XVIIIème, ce que souligne l’auteur lui-même en note[15]. Le cinéma, les rapports entre cinéma et philosophie – compatibles ou incompatibles – dessinent bien une fracture dans l’ordre des systèmes de savoirs[16] que le syncrétisme des références empêche de prendre en compte. Pour Cinéphilo en revanche, le cinéma exemplifie simplement le fonctionnement de l’imagination et, d’autre part, c’est toujours la philosophie qui apparaît comme la « vérité » du cinéma. Non seulement visionner des films n’est que le moment négatif de la philosophie, mais c’est la philosophie qui enseigne ce qui est à voir dans tel film. Le cinéma se voit résorbé et intégré dans une théorie de l’imagination, celle-ci s’inscrivant dans une certaine économie des facultés où la représentation est le principe de l’espace d’intelligibilité. On croyait avoir affaire au dehors de la philosophie, mais c’est en réalité la projection hors de soi d’une théorie philosophique qui empêche de faire l’expérience d’une véritable altérité. O. Pourriol visionne le cinéma à travers une perspective cartésienne et spinoziste pour retrouver ensuite, dans les films, le fonctionnement de la pensée – classique. CQFD nous dit-il[17]. Certes, mais à quel prix !

En revanche, il semble possible de prendre les choses à rebours si l’on veut sauver le projet de l’auteur : la pensée « de masse » introduit bel et bien à la doctrine de tel auteur dans un contexte pédagogique, guidé par celui qui connaît les concepts et les problématiques de telle pensée et les rend accessibles à travers des exemples.

III) Matrix, ou l’adaptation des Méditations au cinéma[18] (sic). Vertus illustratives du cinéma.

Si le cinéma apparaît comme une propédeutique à la philosophie, ce n’est pas seulement parce qu’il donne à penser, en illustrant effectivement une théorie classique de l’imagination, c’est également parce qu’il rend sensibles certaines idées et certains concepts. Les films eux-mêmes, l’action et les caractères des personnages, viennent illustrer les concepts majeurs de chacun des deux philosophes, citations de Descartes[19] et de Spinoza[20] à l’appui redoublées par l’explication. C’est un lien tout à fait extérieur, de ressemblance entre l’histoire qui se joue dans le film, voire quelques techniques cinématographiques, et le développement d’un thème ou d’un concept, le fonctionnement d’un jeu de concepts caractéristiques de la pensée cartésienne ou spinoziste. L’extériorité du lien est pleinement assumée et se manifeste dans une rhétorique à la fois très scolaire – « ainsi », « pour illustrer… » – et proprement démagogique, plus encore que pédagogique[21] dans la mesure où elle se redouble assez souvent d’un méta-langage faussement débonnaire[22].

C’est pourtant en cela, paradoxalement, que réside la pertinence de l’ouvrage. Il ne s’agit pas d’un livre de philosophie mais d’un livre « sur » la pensée d’un auteur ; il ne s’agit pas de produire une réflexion ou de comprendre comment il est possible de penser avec l’auteur mais bien d’expliciter le fonctionnement interne de la pensée cartésienne et de la pensée spinoziste à partir de leurs concepts majeurs, à la faveur de textes choisis, explicités et illustrés. On se demandera néanmoins ce que le film apporte de plus que n’importe quelle expérience de pensée – qui est souvent convoquée en plus de l’illustration cinématographique[23] – ou que telle œuvre littéraire. Il rend visible, il est plus populaire ? Certes, c’est donc une différence de degré mais non de nature. Notons également qu’un élément s’interpose encore, entre les textes de Descartes et de Spinoza et le procès d’actualisation illustrative de l’auteur : le commentaire qu’Alain[24] propose de ces deux auteurs dans ses Idées ou dans Spinoza. On aurait donc affaire à l’illustration d’un cours d’Alain sur Descartes et Spinoza. A cet égard, l’explicitation et l’illustration qui sont produites n’appellent guère de critiques. Les principaux concepts sont évoqués, bien illustrés, assez bien orchestrés l’un par rapport à l’autre. On a même souvent des moments assez brillants dans l’analyse, notamment à propos du phénomène de jalousie illustré par l’Enfer de C. Chabrol[25]. S’il s’agit d’un cours sur les doctrines de Descartes ou de Spinoza, c’est vraiment très bien fait, attrayant, clair et pertinent. Et l’ouvrage pourrait faire des émules.

Pourtant, cela repose sur une certaine conception de l’enseignement de la philosophie qui privilégie la doctrine et l’explicitation de l’architecture conceptuelle au détriment de la recherche du problème spécifique auquel répond l’auteur et à partir duquel l’architecture trouve son fondement, autrement dit un choix qui assure le primat de l’histoire des idées sur l’histoire de la pensée. Les films rendent vivants les concepts dans la stricte mesure où ils rendent cette pensée moins austère, plus proche[26]. Mais les problèmes que posent les films – si du moins telle est leur fonction – ne sont pas les mêmes que ceux des auteurs convoqués. Cela revient à traiter les deux éléments au même niveau, à poser une équivalence entre eux comme s’ils posaient les mêmes problèmes, ce qui revient à méconnaître d’un côté ou de l’autre la spécificité de l’objet en question.

Ensuite, O. Pourriol n’illustre pas des problèmes mais des doctrines et l’illustration qu’il en propose loin d’inquiéter, rassure puisqu’elle se donne toujours comme réponse, qui plus est relativement moralisante. Alors qu’il rend vivid la doctrine, c’est un peu du no life [27]que nous propose l’auteur : la théorie du philosophe est explicitée mais en vase clos, à partir de films, qui plus est des films de sciences fiction, et non à partir de problèmes contemporains réels que l’auteur pourrait nous aider sinon à résoudre, du moins à formuler pour les résoudre. La question du changement par exemple est illustrée de façon absolument convenue et non problématique à partir de Fight Club. Le changement est pourtant un problème éminemment contemporain, que l’on pense à la délicate question de la propriété du corps et des modifications corporelles, ou encore à la difficulté de changer de paradigme de référence pour « penser autrement ».

Enfin – et c’est le point le plus gênant me semble-t-il – nous sommes rassurés en refermant le livre : on croit avoir compris Descartes et Spinoza et résolu les problèmes les plus importants. D’autres formes d’explicitation, de transmissions sont pourtant possibles, existent. On aura plaisir à relire les cours de Deleuze sur Spinoza où l’étudiant aussi bien que le spécialiste de Spinoza trouve quelque chose à penser. Actualiser la pensée d’un auteur, cela revient-il simplement à rendre clair son propos ou bien cela n’est-il qu’une étape préliminaire avant d’apprendre à « user » de l’histoire de la philosophie ? Mieux c’est sur la clarté que la réflexion achoppe, ce qui fait en outre signe vers la notion de compréhension : comprendre et faire comprendre est-il seulement intellectuel ? S’en tenir à l’illustration, rend sensible en effet, mais pour les yeux de l’esprit ; elle ne rend pas la pensée disponible dans la mesure où elle n’apprend pas à en user. Réciproquement, on citera les réflexions sur Matrix dans Matrix, machine philosophique et plus encore le regard critique d’A. Rabouin qui montre que le film pose des problèmes très subtils, dans la mesure notamment où l’on a affaire à plusieurs « messages » qui entrent en concurrence l’un avec l’autre et où l’on ne peut s’en tenir au discours de Morpheus. Ou plutôt, faire de Morphéus le porte-parole du réalisateur est une décision, un choix de lecture, mais il n’est pas le seul[28].

Avec Cinéphilo, nous avons affaire à un double mouvement qui prétend faire coup double et valoriser réciproquement cinéma populaire et philosophie classique : réduire le caractère austère de la philosophie en l’illustrant par des films de robots – on a échappé à Gladiator… – et d’autre part labelliser des films jugés « grand public ». Mais il n’est pas interdit de prendre plaisir à penser, quand bien même cela s’avère difficile ; il n’est pas non plus proscrit de regarder un film aussi rasoir soit-il et d’y prendre plaisir. Où est le problème ? C’est bien là…le problème.

Pourtant, il faudrait rendre justice à l’auteur qui souligne lui-même que le film ne saurait se réduire à une telle utilisation illustrative, mais permet au spectateur de faire l’expérience d’une idée[29], ce qui revient à dire, que « le cinéma ne fait pas qu’arpenter les affects attachés traditionnellement au corps humain, il permet d’en explorer de nouveaux et d’en inventer autant qu’on voudra »[30]. Le film ne serait plus alors une propédeutique à la philosophie qui serait première mais l’une et l’autre de ces activités contribueraient à produire de la pensée. Il n’en demeure pas moins qu’en situant cette réflexion dans le cadre de films de sciences fiction – ici X-men – l’auteur affaiblit la portée de son propos. N’est-ce pas au sein même de ce corps que l’on peut démultiplier nos affects ? Mais en quoi le cinéma est-il différent d’un autre type de production fictionnel, Proust inventant par exemple un nouveau concept de jalousie où la jalousie ne l’est pas parce qu’il aime mais qu’il aime pour être jaloux[31] ?


[1] Cinephilo, (CP pour la suite), p. 184.

[2] CP, p. 56 et pp. 56-58 pour le rapprochement entre les préceptes et le cinéma.

[3] CP, pp. 36-55.

[4] CP, p. 58.

[5] L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique est cité p. 270.

[6] CP, p. 269. Voir également p. 270 : « C’est à la fois unique et pour tout le monde, c’est universel » ; p. 274 : « le cinéma repose sur cette idée de partage qui ne prive personne. Le film a pour ambition de se donner à tous ».

[7] CP, p. 274 : « Si la philosophie apparaît plus légitime dans cette prétention [à l’universalité], elle se donne d’une manière moins accessible que le cinéma. […] Le cinéma inversement apparaît plus apte à rendre cette prétention réelle, à transformer l’universalité abstraire en universalité concrète, et à toucher le plus grand nombre ».

[8] CP, p. 276.

[9] CP, p. 276.

[10] CP, pp. 241-249.

[11] CP, p. 249 : « Le cinéma dans son ensemble relève au moins à la fois du Traité des passions de Descartes et des parties de l’Ethique de Spinoza consacrées aux passions ». « Le cinéma s’inscrit dans le projet cartésien à double titre. D’abord dans la mesure où l’imagination doit venir à l’aide de l’entendement chaque fois que c’est possible. Ensuite, parce qu’il nous permet de sentir et d’expérimenter rien moins que notre liberté », p. 58.

[12] CP, p. 268.

[13] CP, p. 290. Le film en question est Cet obscur objet du désir de L. Bunuel.

[14] CP, p. 248.

[15] Voir notamment la référence à Rousseau, p. 246, note.

[16] Pour cette question, et la notion d’« épistème » citée plus haut, je me réfère à M. Foucault, Les Mots et les choses et L’Archéologie du savoir.

[17] CP, p. 249.

[18] CP, pp. 59-60 : « Nous aurions besoin à présent d’un film qui soit l’équivalent des Méditations métaphysiques. Cela existe-t-il ? […] Ce film existe. Il existe même plutôt trois fois qu’une, sous la forme d’une trilogie, […] il s’agit de Matrix ».

[19] Le Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques, le Traité des passions .

[20] L’Ethique, le Traité de la réforme de l’Entendement.

[21] CP, p. 237 : « en voici la preuve par les films, mesdames et messieurs… »

[22] « croyez-le ou pas, nous avons avancé » (p. 59) ; « ça va, vous accrochez » (p. 287) ; « point final, jeu, set et match » (p. 295).

[23] Les question de jalousie, de choix

[24] Entre autres, pp. 10, 18, 19, 20, 37, 38, 39, 40, 71, 163, 273.

[25] CP, pp. 184-200.

[26] « vivant » se rapprochant alors du sens du terme anglais vivid.

[27] J’emprunte le terme à l’auteur lui-même, CP, p. 13.

[28] Matrix, machine philosophique, sous la direction de A. Badiou, E. Duhring, A. Rabouin, Paris, Ellipses Marketing, 2003. Les entretiens de Raphaël Enthoven sur France culture ont été consacrés à la question des rapports entre cinéma et philosophie et ont précisément abordé ce point, A. Rabouin se distinguant plus ou moins explicitement de la position assumée par O. Pourriol

[29] CP, p. 307 : « Je ne dis pas quel le cinéma se réduit à incarner des idées, ce serait une approche bien pauvre et réductrice. Mais le cinéma, par sa nature, a la puissance de géométriser. […] Je veux dire que le cinéma permet non pas d’incarner simplement une idée, de manière illustrative, mais, et c’est bien plus troublant et plus profond, de faire l’expérience d’une idée ».

[30] CP, p. 248.

[31] Pour l’analyse de ce point, on se reportera à G. Deleuze, Proust et les signes.

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