Le dernier ouvrage de Jean-Luc Marion consacré à Descartes et intitulé Sur la pensée passive de Descartes1 prend le contrepied de l’essentiel des analyses antérieures que l’illustre historien du cartésianisme avait publiées. En effet, s’il s’était jadis agi d’étudier la nature de la philosophie cartésienne afin de déterminer ce qu’il en était de son ontologie, de sa théologie et de sa métaphysique, il est à présent question de s’intéresser davantage au texte lui-même pris pour lui-même, sans qu’il ne soit besoin de le référer à un cadre prédéfini dont on interrogerait l’appartenance du texte à ce dernier. A cet égard, il nous semble que Marion opère un renversement méthodologique radical grâce auquel il institue une lecture méticuleuse et scrupuleuse du texte afin de déterminer ce que Descartes veut dire, si bien qu’aux anciennes lectures se demandant ce que fait Descartes, Marion substitue une interrogation cherchant à désormais cerner ce que dit Descartes. Naturellement, l’auteur contesterait sans doute cette dichotomie que nous introduisons dans ses différentes études, mais il nous paraît pourtant évident que le sens même de la démarche philosophique ici entreprise ne saurait être identifié à celui des précédentes études, ce que nous nous efforcerons de démontrer tout au long de cette recension.
Toutefois, et cela constitue une nécessité, une telle approche ne saurait porter sur l’ensemble de la philosophie cartésienne ; c’est donc essentiellement à la question du corps et à celle de l’union que se consacre Marion, question à laquelle il apporte une réponse subtile et nuancée, d’inspiration phénoménologique en tant que la notion de chair sera omniprésente, sans que celle-ci ne sombre dans l’anachronisme visant à rendre compte des concepts fondamentaux d’un philosophe par des concepts inadaptés car empruntés à un logiciel ultérieur et externe à ceux que l’on prétend expliquer.
A : Légitimité de la question soulevée par l’auteur
D’une certaine manière, tout le livre de J.-L. Marion tourne autour de l’étrange remarque du 81ème paragraphe des Méditations métaphysiques où Descartes écrit ceci : « Praeterea etiam doceor a naturâ varia circa meum corpus alia corpora existere, ex quibus nonnulla mihi prosequenda sunt, alia fugienda. Et certe, ex eo quòd valde diversos sentiam colores, sonos, odores, sapores, calorem, duritiem, & similia, recte concludo, aliquas esse in corporibus, a quibus variae istae sensuum perceptiones adveniunt, varietates iis respondentes, etiamsi forte iis non similes ; atque ex eo quòd quaedam ex illis perceptionibus mihi gratae sint, aliae ingratae, plane certum est meum corpus, sive potius me totum, quatenus ex corpore & mente sum compositus, variis commodis & incommodis a circumjacentibus corporibus affici posse. »2 Ce que le duc de Luynes traduit en ces termes : « Outre cela, la nature m’enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien [meum corpus], entre lesquels je dois poursuivre les uns et fuir les autres. Et, certes, de ce que je sens différentes sortes de couleurs, d’odeurs, de saveurs, de sons, de chaleur, de dureté, etc., je conclus fort bien qu’il y a dans les corps, d’où procèdent toutes ces diverses perceptions de sens, quelques variétés qui leur répondent, quoique peut-être ces variétés ne leur soient point en effet semblables. Et aussi de ce qu’entre ces diverses perceptions des sens, les unes me sont agréables, et les autres désagréables, je puis tirer une conséquence tout à fait certaine, que mon corps – [meum corpus] (ou plutôt moi-même tout entier, en tant que je suis composé du corps et de l’âme) peut recevoir diverses commodités ou incommodités des autres corps qui l’environnent. »3
Resituons le contexte : Descartes s’intéresse aux enseignements de la nature qui, par principe, ne peuvent être intégralement trompeurs car par la nature, « considérée en général » [generaliter spectatam] Descartes n’entend rien d’autre que Dieu ; or, puisque Dieu n’est pas trompeur, il est impossible que la nature le soit systématiquement ce qui revient à dire que les erreurs que je ferai quant aux enseignements de la nature ne proviendront pas de cette dernière mais de mon jugement inconsidéré. Parmi ces enseignements de la nature, il en est deux qui mettent en jeu mon corps : le premier tient au fait que ce que je perçois des corps me semble non pas provenir d’eux mais me semble témoigner d’une variété présente en eux. En d’autres termes, si je perçois un corps rouge et un corps vert, cela ne signifie pas que ces corps soient rouges et verts mais bien plutôt que ma perception soit le témoin d’une différence de qualité au sein de ces corps. Deuxièmement, j’interagis avec les corps et ceux-ci peuvent être sources de plaisirs et de déplaisirs, interaction qui n’a de sens qu’à la condition que je possède un corps, le fameux meum corpus dont Marion va interroger le sens.
Que signifie donc ce meum corpus dont il convient tout de suite de préciser qu’il n’apparaît que dans le paragraphe 81 des Méditations, paragraphe qui doit donc être considéré, de ce point de vue, comme un pur hapax quant à son usage de cette expression ? Peu de temps auparavant, Descartes a montré que ma nature propre était « l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données. »4 Et Descartes d’ajouter : « Or il n’y a rien que cette nature m’enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que j’ai un corps [habeam corpus] (…). »5 A ce stade de la démonstration, il est donc certain, à tout le moins officiellement, que j’ai un corps, lequel m’aidera à prouver l’existence des corps matériels. Mais se soulèvent alors deux questions : mon corps est-il de même nature que les corps matériels que je prouve après l’existence de mon propre corps ? Posons la question avec Marion : « Le corps en question, ce corps si particulier qu’il s’agit en fait et en droit de rien de moins que de mon corps, appartient-il au domaine des « choses matérielles » comme un petit territoire dans une plus vaste province, ou constitue-t-il un domaine irréductiblement autre, obéissant à d’autres principes ? Bref, ce corps, mon corps fait-il nombre avec les « choses matérielles » ou non ? »6 Autrement demandé : l’existence des choses corporelles se démontre-t-elle d’après mon corps en rapport avec l’esprit ou ce rapport s’inscrit-il dans les choses corporelles existant sans lui ?
Mais cette première question en implique aussitôt une seconde sur laquelle elle se fonde compte-tenu de la signification d’une telle interrogation. Dois-je dire que j’ai un corps ou que je suis un corps, compte-tenu du fait que Descartes se reprend dans le § 81 en évoquant son corps pour aussitôt l’identifier à lui-même, comme si le corps était constitutif de l’ego ? Si la Seconde Méditation semblait faire du corps quelque chose d’extérieur à l’ego, il n’en va plus de même dans la VIème où l’union m’impose de me penser selon l’unité, donc selon la mens et selon le corps, ce sans quoi je serais mutilé. Disons-le donc franchement : les questions que pose Marion sont capitales, motivées au moins par un texte des Méditations et acquièrent de ce fait une totale légitimité au regard du texte même de Descartes qui est objectivement ambigu quant au statut du corps.
B : L’étrange démarche de la VIème Méditation ou la maîtrise cartésienne de l’échec
Pour qui souhaite lire les Méditations attentivement, il saute aux yeux que la VIème Méditation constitue une anormalité absolue. Alors que le projet affiché du texte consiste à démontrer l’existence de Dieu et l’immatérialité de l’âme, la VIème Méditation se propose de démontrer l’existence des corps matériels et la distinction réelle de l’âme et du corps. Pourquoi ce changement de cap ou, plus exactement, ce projet que rien ne préfigurait ?
De ce point de vue, nous ne pouvons que saluer le § 4 de l’ouvrage de Marion qui, très précisément, reprend tous les arguments logiques déjà perçus, entre autres, par Leibniz7, permettant de montrer que non seulement il n’était pas dans la logique des Méditations que de démontrer l’existence des corps matériels et que, de surcroît, cette tentative est un échec. En effet, pour qui lit attentivement le texte cartésien, il appert que de nombreuses – et visibles – erreurs émaillent le texte, de sorte que le monde matériel ne puisse recevoir de preuves satisfaisantes quant à son existence. Marion reprend ainsi les trois arguments classiques montrant l’échec de la démonstration et en tire le constat suivant : « Au motif de ces trois défaillances, nous pouvons donc conclure que la Meditatio VI ne démontre pas ce qu’elle prétend établir. Donc aussi que les Meditationes, dans leur ensemble, s’achèvent sans avoir rétabli l’existence du monde extérieur que la Meditatio I avait mis en doute. Ou du moins qu’elles ne rétablissent pas à la fin l’existence du même monde que celui mis e doute au départ du chemin méditatif. »8 De ce point de vue, la postérité adoptera une attitude très sceptique à l’encontre de cette démonstration et Regius, dès 1647, sera le premier à renoncer à l’argument cartésien (AT VIII-2, 344) Malebranche, en 1678, dans le VIè Eclaircissement récuse la preuve cartésienne de l’existence des choses matérielles au nom des principes cartésiens stricts.
On peut se demander pourquoi Marion, qui cherchait à cerner le sens du meum corpus s’intéresse d’abord à la démonstration de l’existence des corps matériels ; cela tient à la thèse globale de l’ouvrage qui permet d’effectuer un lien assez convaincant entre les deux problèmes et de montrer l’importance de l’union conditionnant au fond la réussite de la démonstration. La démonstration de l’existence des corps matériels et étendus, analyse Marion en conclusion de l’ouvrage, ne peut qu’échouer si elle ne repose pas sur la constatation de l’union de la mens avec son corps union qui, seule, peut asseoir la causalité efficiente des sensations extérieures sur l’épreuve de la passivité de la pensée. Ainsi l’échec de la démonstration prise pour elle-même révélerait-il en creux la nécessité de l’union par laquelle la cogitatio se reconnaît un mode passif structurel et tout aussi fondamental que son mode actif. En d’autres termes, le privilège du meum corpus comme n’étant pas ce que je possède mais bien plutôt ce que je suis au sens le plus fort du terme se révèle d’abord par l’étrange échec de la VIème Méditation qui prend le risque d’établir des arguments lacunaires afin de rendre éclatante la nécessité de la passivité de la cogitatio que Marion résume assez brillamment en ces termes : « Bref, il n’y a de corps matériels que parce que je suis une chair – et non l’inverse. »9
Il faut ici saluer le fait que Marion prenne vraiment le soin et le temps d’interroger le texte pour lui-même, et de se demander ce que vient faire cette méditation dont le sens paraît tout à fait intrigant. L’analyse de Marion a ceci d’intéressant qu’elle prend position en faveur d’une maîtrise par Descartes de l’échec de la démonstration, échec qui n’aurait de sens qu’au regard de la nécessité de comprendre l’importance de l’union et, partant, du meum corpus. C’est là où l’on peut exprimer un premier regret, qui pourrait s’adresser à la surprenante prudence de l’auteur : que signifie concrètement produire un texte dont l’échec explicite est d’ordre programmatique ? Pourquoi ne pas prendre le risque de proposer l’hypothèse d’un « art d’écrire » comme le fait par exemple Anne Staquet[cf. Anne Staquet, Descartes et le libertinage, Hermann, 2009 et notre recension à cette [adresse [/efn_note] par lequel ce qu’écrit Descartes ne devrait pas être ce qui doit en être compris ? Autant nous trouvons remarquable la manière dont Marion révèle les ambiguïtés de la VIème Méditation, autant nous pouvons déplorer le fait qu’il n’interroge pas ce que nous pourrions appeler la « volonté d’ambiguïté » de Descartes, comme si la simple idée qu’un auteur ait souhaité dissimuler certaines choses fût imprononçable.
C : Analyse d’un paragraphe décisif : le § 13
Mais on peut tout de suite opposer un argument à cette idée d’une équivocité des corps, argument qui n’est autre que celui de la Première Méditation où le corps propre – mon corps – se trouve révoqué en doute, d’abord par l’hypothèse du rêve, puis par celle du Malin Génie. A cela Marion répond que les arguments cartésiens réfutant l’existence du corps propre sont provisoires et non directement fondés en raison.
L’argumentation mérite qu’on s’y arrête car il est crucial de déterminer ce qu’il en est réellement de mon corps à l’issue de la Deuxième Méditation. Il est vrai que dans un premier temps mon corps propre résiste au premier motif du doute ; je ne puis douter de mon corps à moins d’être comme ces fameux insensés dont le doute n’est pas motivé par la raison. A cet égard, il est tout à fait exact de constater que les motifs du doute portés à l’encontre de mon corps diffèrent de ceux portés à l’encontre des autres corps : je ne puis douter de mon corps comme je doute des autres corps et il nous paraît légitime d’interroger le sens de cette divergence quant aux répercussions de la motivation du doute sur ses objets. Toutefois, le corps propre est précisément mis en doute, puisque l’hypothèse du rêve se trouve convoquée et, si nous sommes endormis, alors nous pouvons penser que, lorsque nous « ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables », ce se sont de « fausses illusions »10 En outre, dans la Seconde Méditation, alors que Descartes synthétise ses doutes, il précise bien ceci : « j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps ? Ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. »11
Dans ces deux textes, il est clair que, non seulement, Descartes fait du corps propre une « fausse illusion » comme les autres corps, et que s’il est, cela ne peut être sous forme corporelle, que s’il est, cela ne peut être que comme être pensant ; et même si le Malin Génie le trompe dans ses raisonnements, il le trompera précisément lui, en tant que pensée, et non en tant que corps. A première lecture, donc, il semble difficile de considérer que le corps propre n’est pas réellement révoqué en doute pour d’excellentes – rationnelles – raisons. Il faut comprendre que l’essentiel de la démonstration de Marion repose sur cette question : Descartes parvient-il à révoquer en doute mon corps propre ou cette révocation en doute ne constitue-t-elle qu’un faux semblant ? Avant même d’en examiner les réponses, signalons combien stimulante est cette réorientation du regard que propose l’auteur, et qui nous impose, au sens propre, de re-penser les textes cartésiens, ce que l’on est en droit d’attendre d’un grand commentaire.
Marion déploie, dans ce qui nous semble être le passage argumentatif le plus important de l’ouvrage, à savoir le § 13, une triple argumentation destinée à montrer que le corps propre n’est pas réellement révoqué en doute contrairement aux apparences.
1) Le premier argument nous semble très convaincant : lorsque Descartes convoque la folie, il est clair qu’il vise à établir la singularité du corps propre dont le doute, au seul motif qu’il serait sensible, nous conduirait à la démence. « Descartes ne pouvait et ne devait pas mettre directement en doute le corps mien, corpus meum, par la disqualification littérairement démente que l’argument de la folie semblait proposer. »12
2) Passons donc directement au deuxième argument : Marion considère que nos sensations, si elles peuvent ne renvoyer à rien de précis, sont toutefois certaines du point de vue de ce que nous ressentons. En d’autres termes, si je ne puis être sûr que ce que je ressens est bien le crâne de mon chat que je caresse, je suis néanmoins que j’éprouve une telle sensation. « Le sentir des choses rêvées ne se trouve donc pas disqualifié par l’inexistence des choses senties en rêve ; il se trouve au contraire confirmé dans sa certitude, pourvu qu’on la prenne comme telle, c’est-à-dire réduite (hoc est quod proprie quod) à la phénoménalité des phénomènes effectivement perçus, même s’ils ne sont pas réellement des choses mondaines (…). »13 L’argument est, cette fois, plus étonnant : d’abord il ne vaut que si l’on admet qu’il est légitime de comprendre un passage de la Première Méditation par la Seconde Méditation, et surtout le rapport avec le corps propre n’est pas évident : que signifie le fait que je sois certain d’éprouver telle sensation ? Absolument pas que j’ai un corps mais bien plutôt que mon esprit possède des représentations sensibles. Seule une pensée réaliste déduirait du fait que je suis sûr d’avoir des sensations à la nécessité de posséder un corps sentant : que je sente quelque chose avec certitude ne dit rien ni de la chose sentie ni du corps sentant mais dit tout de l’esprit qui se fait sentiens. C’est pourquoi nous ne sommes pas sûr d’être tout à fait convaincu par le deuxième argument.
3) Le troisième argument interroge le fait que, dans le rêve, les représentations sensibles soient in fine reconduites aux natures simples. Et Marion d’en déduire que les sensations reposent sur une « vérité minimale indubitable, celle des concepts qui les transcrivent et qui les codifient (ou plutôt les décodent). »14 Ce résultat vise à monter que ce qui est douteux reconduit à de l’indubitable bien que cet indubitable puisse être indirectement mis en doute au regard de la puissance infinie divine. A quoi parvient donc Marion avec ce troisième argument ? A ceci : « Ainsi le sensible se trouve-t-il enfin mis en doute : non certes directement, mais par la découverte de ses conditions transcendantales de possibilité – il ne reste certain que dans les limites de la rationalité créée de la mens finie, et devient problématique par rapport à l’infini (la toute-puissance) de Dieu. »15 Cet argument nous paraît, là encore, discutable. Il est certain que ce qui est vrai pour la rationalité finie ne l’est pas nécessairement au regard d’un Dieu à la puissance infinie ; mais l’argument est discutable parce qu’il repose précisément sur le précédent, à savoir sur l’idée selon laquelle le sensible ne serait pas douteux, dans un premier temps, quant à son sens mais uniquement quant à son objet. Et seule la puissance infinie divine permettrait d’aller jusqu’à douter de son sens. En somme, Marion propose l’enchaînement suivant : si je doute de mon corps propre, je suis fou (1). Mais il y a le sommeil ; oui mais dans le sommeil, le sens de mes sensations n’est pas douteux. (2) Il ne devient douteux qu’indirectement en comparaison de la puissance infinie divine (3). Mais en quoi (2) est-il ici pertinent ? L’argument ne vaut que s’il y a une pétition de principe, c’est-à-dire si l’on admet par principe que l’impossibilité d’éliminer la certitude de sentir dise quelque chose du corps ou, plus précisément encore, si l’on admet par principe que ce dont je suis sûr mobilise aussi et nécessairement mon corps, en tant que mon corps fait partie de moi. Si l’on n’admet pas cela, il n’y a aucune raison de considérer que le corps propre soit l’enjeu du fait que je sois certain de sentir sans que l’objet n’en soit assuré. Et donc si l’on n’admet pas (2), le troisième argument, sans être à proprement parler faux, perd son utilité puisque l’enchaînement est rompu.
Concluons donc sur ce passage capital : il nous semble que Marion voit quelque chose de capital en analysant de manière singulière la folie : il est vrai que si je ne puis révoquer en doute mon corps comme je révoque les autres, cela dit peut-être quelque chose de leur différence. Mais en même temps, nous ne sommes pas sûr d’être entièrement convaincu par l’ensemble des arguments déployés dans le § 13. « La chair du corpus meum, écrit Marion, ne se trouve ainsi mis [sic] en doute qu’à deux conditions. D’abord ce doute n’intervient que dans la courte section délimitée par les deux hypothèses, (…), celle qui clôt la Méditatio I (…) et celle qui conduit à mon existence dans la Meditatio II, section qui correspond au règne, d’ailleurs fort bref, du malin génie. Ensuite, ce doute contredit les seuls (trois) arguments avancés par la Meditatio I, dont aucun ne permettait de l’étendre à meum corpus. On ne s’étonnera donc pas que ce doute, encore une fois sans fondement en raison, laisse la chair du corpus meum intacte, place forte contournée mais non conquise, que la Meditatio VI pourra d’autant plus facilement réinvestir qu’elle n’avait jamais succombé. »16
Nous pensons au contraire que si Descartes indique subtilement, par la folie, la différence entre corps propre et corps matériels inanimés, il révoque en doute très clairement l’existence du corps propre, et là où nous proposerions une interprétation autre que celle de Marion, ce serait en disant qu’il le révoque en doute au même titre qu’il le fait pour la raison. En effet, lorsque dans la Seconde Méditation Descartes convoque à nouveau le Malin Génie pour mettre en doute l’énoncé selon lequel « j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose »17, il fait porter le doute jusque sur les opérations rationnelles les plus certaines. Ce que nous voulons donc dire, c’est qu’il n’est pas besoin de refuser l’idée que le corps propre soit révoqué en doute puisque la raison elle-même peut l’être, sans que cela ne porte à conséquences ; en d’autres termes, la thèse de Marion peut être parfaitement juste, même si le corps propre se trouve révoqué en doute.
D : L’équivocité du corps
Nous le redisons, la thèse générale de Marion nous semble juste, même si les voies qu’elle emprunte pour s’établir nous paraissent plus discutables. Quoi qu’il en soit, la conséquence des analyses de Marion consiste à introduire, pour parler comme les gnostiques, une région de dissemblance entre mon corps propre [meum corpus] associé à la chair, et les corps matériels : « le doute ne met en cause que les corps physiques du monde et jamais ma chair »18 Mais alors il faut se demander si la notion même du corps est susceptible de recevoir une définition univoque, si elle peut faire l’objet d’un sens unique. De toute évidence, si mon corps diffère des corps extérieurs, alors c’est l’équivocité même qui se trouve convoquée. Et c’est la conclusion fort logique qu’en tire Marion dans les §§ 14 et 15.
Cette thèse de l’équivocité du corps, nous la trouvons d’autant plus pertinente que nous l’avions abondamment défendue, à deux reprises, d’abord en 2010 dans un paragraphe intitulé explicitement « l’équivocité du corps » qui, à partir du § 30 des Passions de l’âme, nous avait amené – que le lecteur nous pardonne cette auto-citation – à écrire ceci : « Ce que nous invite à penser cet article, c’est ce que nous souhaitons appeler la dualité du corps humain ; en disant qu’il y a plus dans l’unité du corps que dans ses parties, Descartes impose à son lecteur de penser une équivocité du corps : il y a le corps matériel, composé de parties elles-mêmes matérielles, mais il y a aussi le corps comme unité, contenant déjà l’union avec l’âme (…). »19 Et nous ajoutions un peu plus loin : « le corps humain porte en lui l’union ; c’est même sa définition première ! C’est pourquoi rien ne serait plus faux de croire que l’âme immatérielle s’unit à un corps matériel, ce qui serait en toute rigueur impossible et absurde ; c’est au contraire le corps qui se définit par l’union avec l’âme, et c’est parce que le corps humain ne saurait se réduire au sens platement matériel des corps, c’est parce que le corps humain est déjà au-delà de la matière, voire dématérialisé, qu’il accueille l’âme. »20
A cet égard, notre réflexion sur ce qui fait d’un corps qu’il est humain et non un simple objet d’étude mécanique en vertu de son union avec l’âme, et que nous défendons toujours aujourd’hui, nous semble trouver un écho chez Marion lorsque celui-ci écrit que « le corps signifie le corpus humanum, qui sera nommé plus tard le corps d’un homme (indivisible en un sens) et qui prolonge le meum corpus distingué des alia corpora, simples choses matérielles. »21 Ou encore : « Le corps ne devient pas humain en vertu de la mesure de sa quantité, mais par suite de son union à la cogitatio, qui, elle, ne se mesure pas (quoiqu’elle seule mesure le reste) et maintient l’unité de ce qui, dans cette portion d’étendue correctement disposée, désormais mérite le titre de corps d’un homme et ne cessera pourtant pas de varier en quantité. »22 Il nous semble capital de toujours demander à Descartes ce qui fait d’un corps qu’il est un corps humain, et ce qui fait du corps non pas un objet extérieur à moi mais bien plutôt une composante essentielle de ce que je suis.
En outre, nous avions repris cette thèse deux ans plus tard dans un paragraphe d’un autre ouvrage, paragraphe intitulé « L’équivocité corporelle : le corps selon la distinction et selon l’union »23 De ce point de vue, la thèse d’une équivocité du corps que défend Marion associée à la détermination de ce qui fait qu’un corps est humain ne nous semble pas originale, puisque nous en avions nous-même défendu le terme et le sens il y a de cela plus de trois ans ; de surcroît, nous avions intitulé un de nos paragraphes « Faire du corps mon corps »24, paragraphe où nous cherchions à montrer que c’était « un fait que j’éprouve mon corps selon la mienneté et non comme un objet distinct étranger, et ce fait signale l’effectivité de l’union (…). »25 Autant de raisons qui nous font partager les analyses de Marion, à telle enseigne que nous ne saurions mieux dire que ce dernier lorsqu’il affirme qu’en s’unissant à l’âme, le meum corpus peut enfin se dire par soi. (cf. § 26)
E : La question de la substantialité de l’union
Le cinquième chapitre aborde une question tout aussi décisive à savoir celle de la nature de l’union et de son rapport à la substantialité. Marion attire l’attention sur un fait textuel tout à fait intéressant, à savoir que l’union est qualifiée par Descartes de « substantielle » sans que le terme de « substance » ne soit directement mobilisé. D’où l’hypothèse de Marion : l’union n’est pas comme telle une substance, parce que la notion même de meum corpus la disqualifierait. Une fois encore, sur le constat, nous nous permettons de renvoyer à nos propres écrits26 pour établir combien nous ratifions ce point de départ. Mieux encore, il nous semble légitime de considérer que « L’union met en crise le concept cartésien de substance en manifeste rétrospectivement l’inconsistance originelle. Ce n’est pas la substance qui fait défaut à l’union, mais l’union qui, en outrepassant sa prise, marque le défaut de la substance. »27
En revanche, nous ne sommes pas certain de partager le sens de ce « défaut » de la substance que révèlerait l’union. De quel défaut est-il ici clairement question ? Marion veut montrer que l’union n’a pas besoin d’une substance ou, plus exactement, que l’union ne constitue pas une troisième substance en plus des substances pensante et étendue. Et en même temps, l’union opère par soi et en soi. « D’où ce paradoxe qu’il n’est nul besoin d’une nouvelle substance pour que l’union s’avère substantielle ; voire qu’elle n’est pas une troisième substance précisément parce qu’elle s’avère substantielle. »28 Le raisonnement est clair : l’union n’a pas besoin d’être soutenue par une substance, elle ne réclame pas le soubassement d’une substance car elle est par elle-même déjà substantielle. C’est donc que l’âme et mon corps sont substantiellement unis sans que cette union ne nécessite un quelconque support autre que la seule union, ce qui revient à dire qu’il appartient à la res cogitans d’être unie au corps pour lui permettre de déployer tous ses modes. L’union n’ajoute pas de nouvelle substance ; « elle a pour fonction d’ajouter substantiellement à la res cogitans ce qui manquait à sa substance instable, son dernier mode, le plus instable, mais aussi absolument indispensable, autrement dit substantiel, pour faire de la mens celle d’un homme, le sensus, seul mode lui permettant de penser enfin passivement. »29
Le problème, selon nous, est que Marion demeure heideggérien et persiste donc à penser la substance comme le lieu où devrait se révéler le sens de l’être dans une métaphysique de la subjectivité ; fort significativement, à la fin du § 26, il tire de ses analyses un résultat fort attendu, à savoir que si l’union n’est pas une substance, c’est parce que je ne suis pas un objet ; ainsi, en n’étant pas une substance, j’échappe au régime de l’objectité par lequel Heidegger définir ce qui fait la métaphysique moderne. Il nous semble qu’il y a là une perspective tout à fait contestable car, ainsi que nous pensons l’avoir établi dans un précédent ouvrage, l’usage du terme de « substance » désigne d’abord un certain rapport de l’esprit à sa représentation : il se représente les choses sous la forme d’une substance, laquelle substance ne renvoie pas, dans un premier temps, à la ratio essendi mais bien plutôt à la ratio cognoscendi ; ainsi, nous pouvons comprendre que si Descartes fait un usage aussi parcimonieux du substantif de substance lorsqu’il est question de l’union, c’est sans doute pour souligner que l’union ne se réduit pas à la manière dont je puis me représenter ce que je suis – contrairement à la distinction qui, elle, procède de la représentation –, mais s’ouvre à la réalité même de ce que je suis, et c’est pour cela que l’union s’éprouve au quotidien, tandis que la distinction se cantonne à une opération de l’esprit.
Mieux encore : le « paradoxe » que prétend établir Marion en distinguant union substantielle et substance est en réalité artificiel. Car comment l’union pourrait-elle être elle-même une substance ? Il faudrait que ce que je suis unisse deux substances – pensante et étendue – qui ne relèvent pas du même ordre et qui ne peuvent à ce titre directement être unies ou qui ne peuvent être unies que pour un esprit dont la puissance serait supérieure à la mienne. De ce fait, il est logique que Descartes n’emploie pas le terme de substance pour qualifier l’union car cela n’aurait aucun sens représentable pour l’esprit – et donc contreviendrait à l’usage habituel du terme de substance. Et il y a plus : à chaque fois que Descartes mobilise la notion de l’union, il laisse de côté la notion de substance pensante et de substance étendue ; cela permet de comprendre que ce ne sont pas deux substances qui sont unies, et que nous ne situons pas dans le registre de la représentation mais que nous sommes tout au contraire dans le registre de l’effectivité par où je désigne ce que je suis réellement.
Toutefois, Descartes emploie l’adjectif de « substantiel » comme le relève à très juste titre Marion. Mais cet adjectif doit être pensé à partir de l’effectivité de l’union ; de même que Dieu, dont la réalité est démontrée, est substantiel en un sens qui excède la représentation, de même l’union, qui est effective, est substantielle en un sens qui excède, lui aussi, la représentation. Ce qui nous semble donc déboucher sur le paradoxe suivant : ce n’est que lorsque l’entité qualifiée de substantielle outrepasse la représentation et s’inscrit dans l’ordre même de la réalité qu’elle mérite, au sens plein, le terme de substantiel. Au sens propre, donc, seuls Dieu et l’union peuvent être dits, sans erreur, substantiels, tout le reste n’étant jamais substantiel que pour ma représentation30
F : La pensée passive
Pour conclure cette recension, nous aimerions enfin expliquer le sens du titre retenu par Marion. Il s’agit pour ce dernier de mettre au jour un mode de la cogitatio qui n’est autre que celui de la passivité. Et le programme est annoncé dès l’introduction : penser la cogitatio jusque dans sa passivité, et penser cette passivité comme un mode de pensée aussi essentiel que tout autre. L’étude des passions ne constitue que le moyen le plus évident d’une entreprise plus radicale et qui ne se limite ni à la morale, ni à la physiologie – établir, voire rétablir la passivité dans l’exercice de la pensée. »31 Plus encore, « la pensée passive permet de réunir la question de l’union (chair, meum corpus) et la recension des passions, et de prolonger celle-ci dans une doctrine des vertus. Ainsi s’accomplit le dernier mode de la res cogitans. »32
Mais pour ce faire, il fallait expliquer toute la démarche de la VIème Méditation qui posait une chair – le fameux meum corpus – qui sentait les corps extérieurs en les éprouvant comme usuels et en y éprouvant l’extériorité radicale dont l’expérience de la douleur fournit le paradigme le plus avancé. Eprouver une douleur, c’est éprouver sous forme consciente un certain rapport à l’affection passive de mon corps par un autre corps, de sorte que la douleur éprouvée soit si intime qu’elle me pousse à admettre l’existence des choses matérielles qui m’affectent en tant que chair. Mais il s’agit là bel et bien d’une affection, donc d’une passivité, que Marion restitue, nous semble-t-il avec raison. Et tout l’ouvrage vise à démontrer que la passivité du sentir est un mode de la mens qui n’a donc de sens qu’à la condition explicite d’une appartenance de mon corps à mon être : ce n’est que si mon corps me constitue – et n’est pas un objet que j’observe de l’extérieur – que cette passivité a un sens et peut être érigée au statut de mode de la mens.« Comment l’ego peut-il sentir, autrement dit penser passivement ? En se laissant instituer comme chair, sous le nom de meum corpus – non plus seulement comme ego pensant selon la spontanéité de l’aperception et des diverses activités de « l’âme toute pure » (…), mais comme ego pensant selon sa réceptivité envers tout ce qui lui devient présent, non point par la modélisation que les corps subissent, mais par l’aspect et l’effet qu’ils imposent à sa chair. »33
Une fois établie cette thèse, il ne reste plus à Marion qu’à l’appliquer aux passions de l’âme et particulièrement à la générosité dont l’étude constitue l’objet – rapidement traité – du Sixième Chapitre.
Conclusion
Ce livre constitue sans doute un tournant dans la manière dont Marion appréhende le texte cartésien ; il n’y cherche plus, quoi qu’en dise sa conclusion, à identifier la nature du discours cartésien, mais en sonde désormais les non-dits et les ambivalences. Plus proche de Descartes que dans ses précédents ouvrages, Marion nous offre une méditation de grande qualité sur le corps chez Descartes et sur ce mode passif que revêt la cogitatio au sein de la mens.
On peut s’étonner, en lisant l’ouvrage, de la présence d’affirmations tout à fait surprenantes, dont celle d’une référence anachronique à l’habeas corpus. Par deux fois, en effet, Marion convoque l’expression cartésienne de l’habeam corpus pour la mettre en parallèle avec le célèbre Bill de l’Habeas corpus. La première convocation réside dans la distinction entre les corps matériels et mon corps propre : « Une telle distinction des corps s’impose par l’évidence que « habeam corpus, quod mihi valde arcte cinjuctum est – j’ai un corps auquel je suis très étroitement conjoint » (…). Il s’agit d’une version non politique, mais d’autant plus principielle de l’habeas corpus. »34 Quel est le sens de la remarque sur le fait que le « habeam corpus » constitue ici une version « non politique » ? De quoi serait-il une version non-politique ? Sans doute Marion veut-il dire que le « habeam corpus » de Descartes constitue une version non politique du Bill de l’Habeas Corpus anglais. Mais quel est le sens de cette remarque dans la mesure où le Bill de l’Habeas Corpus date de 1679 ? A cet égard, on ne peut être qu’étonné devant le fait que Marion considère que l’on a une « non moins patente résonance politique dans la formule habeam corpus »35, alors même que Descartes écrit cela 39 ans avant l’existence de ce texte politique. A la rigueur, nous pourrions considérer que ce sont les rédacteurs du Bill de l’Habeas Corpus qui émettent un écho cartésien, mais l’inverse ne nous pourrait nullement sensé.
Nonobstant ces erreurs factuelles de détail, ce livre demeure un grand livre pour deux raisons : d’abord parce qu’il développe des thèses stimulantes qui imposent de repenser le sens des textes cartésiens ; ensuite parce qu’il est très argumenté. A chaque nouvelle thèse, Marion tente de la défendre par des arguments qui suscitent l’intérêt et l’envie de répondre. C’est donc un ouvrage passionnant – sans mauvais jeu de mots –, venant éclairer un certain nombre d’anomalies de la VIème Méditation et proposant des thèses que nous trouvons d’autant plus pertinentes que nous les avions nous-mêmes, pour partie, avancées il y a de cela plus de trois ans, après que Ricoeur les eut lui-même partiellement émises.
- Jean-Luc Marion, Sur la pensée passive de Descartes, PUF, coll. Epiméthée, 2013
- Descartes, Méditations métaphysiques, VI, AT VII, p. 81
- Descartes, Méditations métaphysiques, VI, AT IX, 64-65
- AT IX, 64
- Ibid.
- Marion, Sur la pensée passive…, op. cit., p. 29
- Nous renvoyons au texte de Leibniz pour la démonstration de l’échec ; cf. Animadversiones in partem generalem Principorium Cartesianorum
- Ibid., p. 44
- Ibid., p. 93
- AT IX, 15
- AT IX, 19
- Ibid., p. 106
- Ibid., p. 107
- Ibid., p. 109
- Ibid., p. 110
- Ibid., p. 115
- AT IX, 19
- Sur la pensée passive de Descartes, op. cit., p. 111
- Thibaut Gress, Apprendre à philosopher avec Descartes, Ellipses, 2010, p. 175
- Ibid., p. 179
- Sur la pensée passive de Descartes, op. cit., p. 189
- Sur la pensée passive de Descartes, op. cit.,, p. 148-149
- cf. Thibaut Gress, Descartes et la précarité du monde. Essai sur les ontologies cartésiennes, CNRS-éditions, 2012, p. 352
- Ibid, p. 345
- Ibid., p. 347
- cf. Descartes et la précarité du monde, pp. 348-351
- Ibid., p. 208
- Ibid., p. 210
- Ibid., p. 211
- pour une argumentation plus approfondie, cf. Thibaut Gress, Descartes et la précarité du monde, op. cit.,pp. 348-352
- Sur la pensée passive de Descartes, op. cit., p. 21
- Ibid., pp. 23-24
- Ibid, p. 127
- Ibid., p. 60
- Ibid, p. 116