Maître Eckhart n’est resté connu d’un grand nombre de lecteurs qu’à travers ses Sermons allemands. Aujourd’hui, Jean Devriendt, théologien, latiniste et philosophe nous montre que l’apport de L’Œuvre latine est considérable à la compréhension de sa pensée1. Car si l’on en reste aux pièces allemandes, on risque de « verser dans le contresens ou la caricature ». (p. 17). On comprend alors toute l’importance du travail de Jean Devriendt : sa traduction représente un apport considérable pour la recherche.
Ainsi, Jean Devriendt déjoue les caricatures et les contresens sur Maître Eckhart en nous offrant ici une très belle traduction de l’œuvre des Sermons de Maître Eckhart. En outre, le chercheur, membre de l’ERMR, nous propose un riche appareil de notes, des commentaires développés et novateurs sur des questions aussi importantes que l’image et le fond de l’âme chez Maître Eckhart mais aussi sur le thème, non moins central de la « déité » qui a fait couler beaucoup d’encre… Jean Devriendt nous en donne alors un nouvel aperçu. Sa rigueur scientifique, tant dans la traduction que dans les commentaires, ouvre ainsi les études eckhartiennes sur des apports essentiels ; ces derniers offriront aux lecteurs, aux amateurs et aux spécialistes du Thuringien, un livre majeur, indispensable à toute bibliothèque eckhartienne digne de ce nom.
Saluons donc la précision et la patience du travail de Jean Devriendt, mais aussi la pertinence de son audace : il a osé se confronter à la traduction de sermons, « longtemps restés dans l’ombre » dit Marie-Anne Vannier. « C’était d’autant plus difficile, ajoute-t-elle, que ces textes sont ardus et parfois aporétiques. » (p. 8). L’Œuvre des Sermons s’intègre dans L’Œuvre tripartite et constitue un complément essentiel à la connaissance de la pensée d’Eckhart. Y sont abordés des thèmes centraux comme la question de la divinité, la conformation de l’âme à Dieu, l’engendrement du Verbe en Dieu et en l’âme, la filiation adoptive. Cette traduction offre une aide essentielle à tout lecteur désireux d’approfondir sa compréhension de la pensée d’Eckhart.
Dans son introduction, Jean Devriendt a soin d’analyser quel est cet ouvrage. Il précise que « nous sommes en face de ce que nous possédons de l’Œuvre, inachevée, des Sermons, constituée dans la seconde partie de l’existence d’Eckhart. » (p. 19). Il illustre son propos au moyen d’un schéma en couleurs. Dans un second temps, il aborde les grandes notions exposées dans L’Œuvre des Sermons, mettant en lumière l’héritage du maître rhénan (Augustin, Albert, Thomas, Dietrich de Freiberg, mais aussi Avicenne et Maïmonide). Enfin, il insiste sur l’importance théologique de la traduction dans la pensée eckhartienne. « Ce serait, dit-il, une très grande erreur que de traduire à la légère ces textes sans en conserver les impératifs : la hiérarchie interne des œuvres, des termes et des concepts porteurs de la pensée d’Eckhart, l’alternance de précision dans les paragraphes détaillés et d’ellipse renvoyant à un implicite, et enfin le maintien des apparentes contradictions de cette œuvre, qui annoncent la coïncidence des opposés de Nicolas de Cues… » (p. 66).
Selon Jean Devriendt, il est assez rare de trouver des études systématiques de l’œuvre latine de Maître Eckhart. Cependant, quantitativement cette œuvre négligée n’est pas négligeable. Le saut qualitatif s’impose-t-il ? L’examen de la terminologie latine permet de distinguer des parallèles entre les deux corpus. Le vocabulaire de l’image par exemple, ou celui du détachement s’inscrivent dans une architecture dogmatique qui est donnée dans l’œuvre latine, et que l’œuvre allemande applique à des questions homilétiques particulières. Un double mouvement se dessine entre les deux corpus, l’un nourrissant l’autre. Il confère une unité à l’ensemble de l’œuvre de celui que Jean Trithème désignera en latin « Eckardus natione Teutonicus ». Aujourd’hui, Jean Devriendt nous montre donc qu’il importe de retrouver cette unité perdue, en cherchant une orientation des travaux de Maître Eckhart autre que celle fondée sur les langues utilisées et qui donne à l’ensemble des écrits eckhartiens le maximum d’intelligibilité.
Avec beaucoup de finesse Jean Devriendt nous montre que la presque totalité des neuf emplois de Deitas se trouve dans des contextes augustiniens ou tout simplement dans des citations d’Augustin, en particulier du Père comme « source de toute la déité », et dans l’examen du principe engendrant parmi les Personnes divines. Dans les lignes suivant les citations, Eckhart évite le terme deitas, le remplaçant selon le cas par Deus, divinitas ou la dénomination d’une des Personnes divines, ce qui offre la capacité d’une réflexion plurielle sur le Dieu unique et simple. Deitas est donc un terme évité par Eckhart, sauf lorsqu’une rare nécessité venue de la théologie trinitaire l’impose. Un emploi explicite et volontaire de Deitas existe cependant. Il se trouve dans le IVe Sermon latin (OS IV, 2a, 9), précisément consacré à la Trinité : « Entre toutes les fêtes solennelles, celle-ci apparaît la plus élevée, soit parce qu’il s’agit de la Trinité et de la déité… ». Le mot « déité » n’apparaît que dans la première ligne du sermon, en captatio. La suite du sermon s’en privera. Deitas n’est employée que de façon faible, pour ne pas risquer de se placer en porte à faux entre la substance divine et les relations des Personnes de la Trinité. Le fait d’avoir traduit Gottheit par déité, en français, est donc un choix plus que discutable, puisque, à la différence de ce que véhicule aujourd’hui le terme « déité », il ne se justifie que dans la distinction entre la relation trinitaire et les Personnes divines, thème qui est des plus discrets dans l’œuvre allemande. Cette traduction par « déité », lorsqu’elle est systématique, devient donc pour Jean Devriendt un véritable contre-sens qui évacue l’augustinisme et la théologie trinitaire au profit d’un terme consensuel certes, facilitant un lien entre Eckhart et des penseurs orientaux mais qui demeure faux, car il évoque, dans le sens actuel et courant du mot « déité », une vision théiste ou déiste, et non trinitaire et augustinienne. Cette traduction de Gottheit par déité, l’œuvre latine traduite par Jean Devriendt en montre les limites, et l’embarras des commentateurs à distinguer entre divinité et déité montre bien qu’un problème existe en allemand qui n’existe pas en latin. Ainsi, Gottheit doit le plus souvent être traduit par « divinité ». Mais selon Jean Devriendt on pourrait objecter à cette enquête que les plus réputés des commentateurs ont finement écrit sur la déité chez Maître Eckhart. Ainsi Pierre Gire, fin connaisseur de l’œuvre latine, se rattache à d’autres études venues avant lui, telles que, par exemple, « Métaphysique du Verbe et théologie négative », d’Émilie Zum Brunn et Alain de Libera qui n’argumentent, sur ce terme de deitas, que de l’œuvre allemande d’Eckhart, sans donner une seule citation de l’œuvre latine, traduisant ainsi de façon arbitraire Gottheit par déité. Reprenant les Sprüche édités par Pfeiffer, les deux auteurs tentent de mieux comprendre ce qu’est cette Gottheit devenue déité, et la définissent comme : « … le Fond ou la Déité qui est au-dessus de toute dualité, celle qui distingue la créature de son principe, l’action de la passion, la connaissance de son objet. C’est à ce fond non duel que la naissance permet de faire retour » (p. 63). Or ce « fond », ce « Grund », qui revient dans toutes les présentations de la deitas, et que les auteurs par ailleurs relient à l’étincelle de l’âme, est nommé dans l’œuvre latine. Ce n’est pas la deitas, mais l’abditus mentis augustinien qu’Eckhart présente dans le Commentaire de la Sagesse, en lien avec la théologie de l’image, comme le lieu où l’homme est capable de Dieu, où l’âme est immortelle, et où brille sans cesse une lumière divine. Même le lien avec ce qui est véhiculé par l’étincelle de l’âme est donc présent au-delà de l’expression elle-même. Mais dans sa traduction annotée des Sermons latins Jean Devriendt rappelle avec beaucoup de pertinence et de rigueur scientifique que la déité n’est pas, l’abditus mentis : ce sont deux concepts différents confondus dans un seul terme allemand (Gottheit), mais distingués l’un de l’autre par le contexte littéraire, ou par la langue latine.
Jean Devriendt nous fait donc comprendre un point essentiel : l’œuvre latine, en distinguant divinité et déité, en préférant divinité à déité s’inscrit dans une tradition théologique clairement identifiable, dont les tenants sont très différents de ce qui a été dit en ne considérant que l’œuvre allemande. Il existe ainsi, dans les examens et traductions actuels de la pensée eckhartienne, un véritable imbroglio parce que Gottheit qui selon le contexte signifie divinité ou déité, a été réduit sans raison donner à « déité ». Sur un point aussi capital, les notions venues de la tradition théologique latine reprise par Maître Eckhart ont été mises de côté, par une lecture unilatérale de son œuvre. En conséquence, cette lecture a généré dans la conception du détachement eckhartien une autre série de concepts, tout aussi ignorants de leur ancrage théologique. Ainsi, seule une étude de la terminologie latine d’Eckhart peut valider, clarifier, ou préciser les termes qu’Eckhart détourne ou invente dans un allemand qui, à peine né, manque de locutions pour restituer les subtilités des dogmes les plus complexes, mais sans lesquels le détachement, comme la théosis (« divinisation » ou deificatio) sont privés de leur fondement théologique précis. On mesure ainsi tout l’apport d’une telle traduction et des commentaires que l’auteur nous propose.