À qui n’a jamais lu Gérard Lebrun, peut-on se contenter d’expliquer qu’il était un des plus grands historiens français de la philosophie ? On n’aurait certes pas tort. Et pourtant on risquerait de ne pas faire comprendre ce qu’il a fait et le plaisir qu’on peut encore en attendre. Car Lebrun se moque de la genèse des œuvres et fait peu de cas des doctrines. Il se méfie de ce que nos bons manuels appellent le « platonisme » ou le « kantisme », le « rationalisme » ou l’« empirisme ». Avec Gérard Lebrun, une pensée est vive lorsqu’on la pousse à ses limites, quand on en retrouve le cheminement singulier, quand on entend ses questions inouïes. Qu’on lise ! Qu’on lise et on verra que le Philosophe de la modernité, Kant, est toujours plus riche, passionnant, inventif, dépaysant, troublant, en somme plus « moderne », que ce que l’histoire de la philosophie en a retenu. Il est génial dans les recoins du système, là où se posent les problèmes, au moment précis où naissent les concepts, quand s’invente la solution, là où s’ouvrent d’autres abîmes, d’autres recommencements.
Le lecteur ne pourra manquer d’être saisi, ici, par l’extraordinaire richesse de l’information et par l’économie qui en est faite : pas d’esbroufe, pas de déballage, pas d’intimidation érudite. Lebrun procède par recoupements progressifs et par intensification. Il noue une trame conceptuelle à partir de « petits riens ». On est conduit, par des chemins souvent inattendus, à une visite nouvelle de l’édifice, ou plutôt, du chantier kantien.
Kant avec Lebrun et donc Kant sans kantisme ; Kant pour ceux qui aiment lire et philosopher au plus près de ce qu’ils lisent.