La pensée de Hobbes, perçue comme étant concentrée sur la question de l’État conçu comme corps, est-elle pour autant étrangère à la question de Dieu ? Telle est la question dont part Dominique Weber dans cette étude hobbesienne, montrant que, de même que Hobbes pense l’État à travers l’idée de corps, ainsi pense-t-il Dieu. Tout être étant, pour Hobbes, un corps, il doit en aller de même de l’être divin : considérée comme hérétique, cette position, perçue, à raison, comme une provocation, nourrit la réputation d’athée de Hobbes. Mais Hobbes était-il réellement athée ? Informée et complète, cette étude éclaire ces questions en explorant les sources de Hobbes, ses présupposés et ses non-dits.
Dans Hobbes et le corps de Dieu, vous posez la question de la pensée religieuse de Hobbes et soulignez la phrase par laquelle il affirme la corporéité divine. Ses contemporains et nombre de ses commentateurs ont vu cette phrase comme une provocation : quelle est votre propre lecture de cette phrase ?
Affirmer de Dieu qu’il est un corps, comme Hobbes n’hésite pas à le faire explicitement (notamment dans la version latine du Leviathan, en 1668), est assurément un geste hautement polémique, s’opposant frontalement aux principes les plus usuellement reçus de la foi chrétienne dans l’Europe du XVIIe siècle, et ce malgré la tradition d’un matérialisme chrétien, étudiée naguère de manière magistrale par Michel Spanneut. Pourquoi Hobbes prend-il ainsi le risque de s’exposer à de très vives critiques, aussi bien philosophiques que théologiques, si cette thèse de la corporéité de Dieu ne joue aucun rôle vraiment central dans son système de pensée ? Est-ce seulement une sorte de goût pour l’anticonformisme qui motive et anime ici la démarche hobbesienne ? Une telle lecture m’a semblé insuffisante et insatisfaisante ; surtout, elle m’a paru peu éclairante, car l’idée de corporéité divine ne peut être perçue comme une idée extravagante que si l’on ne perçoit pas sa fonction exacte à l’intérieur de l’architecture du système philosophique de Hobbes. Or, selon moi, sa fonction est très précise : elle est de permettre le déploiement sans faille d’une univocité complète de l’étant (ens), identifié sans reste par Hobbes au corps (corpus). Si tout ce qui est est un corps, ainsi que l’affirme en effet Hobbes, alors Dieu, s’il est, doit lui aussi être soumis au régime commun de l’étant et être un corps. Dieu relève de ce qui est, autant et comme les étants finis : c’est très exactement ce que dit, implique et assume la thèse de la corporéité de Dieu. Déterminé comme corpus, le Dieu hobbesien peut s’inscrire dans le régime uniforme et commun de l’ens, et c’est pour cette raison que Hobbes, poursuivant à sa manière un geste scotiste et suárézien, n’hésite pas à soutenir la thèse de la corporéité de Dieu, laquelle, dès lors, ne se situe pas à la périphérie ou à la marge de sa philosophie, mais bien plutôt, et bien plus fondamentalement, en son cœur. Je veux préciser que ma dette est ici grande à l’égard des travaux d’Olivier Boulnois, Jean-François Courtine et Jean-Luc Marion.
Hobbes est un penseur matérialiste : il conçoit Dieu sous le mode du corps et pense l’État sous ce même mode. Dès lors, est-ce à un « panthéisme » hobbesien que cette notion de Dieu s’articule ?
Rappelons tout d’abord que c’est John Toland qui semble être, en 1705, l’inventeur du mot anglais « pantheist » ; ce terme ne se rencontre en tous les cas dans aucun des textes de Hobbes (ni les textes anglais ni les textes latins). Le philosophe anglais aborde toutefois bien le problème de savoir si Dieu devrait être identifié soit à l’univers entier, soit à une partie de l’univers, mais c’est, au fond, pour ne pas trancher vraiment la difficulté. Est-ce là une position prudente et timide de repli ? Ou, pire encore, s’agit-il d’une sorte de lâche inconséquence, Hobbes se montrant incapable de tirer toutes les conclusions que semble pourtant imposer sa doctrine de la corporéité de Dieu ? Pour ma part, je ne crois à aucune de ces deux interprétations. En réalité, Hobbes n’a pas vraiment besoin de se prononcer sur la difficulté. Pourquoi ? Parce que son objectif n’est en aucun cas de spécifier la nature de Dieu, ni non plus la nature de la présence et de l’action de celui-ci dans le monde. Il s’agit en revanche d’assurer l’intégrité et l’intégralité de l’univocité de l’étant à partir du concept de corps. Hobbes affirme certes clairement le rapport d’équivocité entre Dieu et les étants finis ; mais il est nécessaire, malgré cette équivocité proclamée et en deçà d’elle, de qualifier d’étant, donc de corps, toute instance, Dieu compris, en sorte que l’équivocité est seconde et n’apparaît qu’après coup pour marquer le caractère incompréhensible du corps divin. Il est permis cependant d’ajouter ceci : que des penseurs se revendiquant du « panthéisme » aient pu trouver dans la philosophie hobbesienne – celle de Hobbes lui-même ou celle du « hobbisme » (ce ne sont pas toujours les mêmes) – des concepts, des thèmes ou des problématiques leur permettant d’élaborer leurs doctrines, nul ne cherchera à le nier. Seulement, il faut, en histoire de la philosophie, bien distinguer, mais aussi bien articuler, la logique des arguments et la logique de leur dynamisme. À cet égard, les enseignements de mon maître, Pierre-François Moreau, furent décisifs.
Quelle sorte de foi peut naître de la conception de Dieu que développe Hobbes ? Une telle foi relève-t-elle d’une religion naturelle indifférente à tout culte, ou peut-elle s’accorder avec les institutions religieuses en place dans l’Angleterre du XVIIe siècle ? En bref : quid de l’athéisme de Hobbes ?
Le Dieu corporel de Hobbes est sans conteste l’une des variantes de ce « dieu des philosophes et des savants » que Pascal fustige dans son Mémorial (Pensées, L 913). Et il n’est sans doute pas un dieu devant lequel on chercherait à danser ou à prier. Il est du reste fort probable que ce que Hobbes avance au sujet de Dieu n’a jamais conduit et ne conduira certainement jamais personne à une authentique et sincère conversion religieuse. L’expression « religion naturelle » est bien définie une fois, en 1658, dans le De Homine (XIV, 1) ; mais, dans le Leviathan, elle n’apparaît jamais dans le corps du texte, même là où elle pourrait être attendue, c’est-à-dire dans le chapitre XXXI consacré à « la royauté naturelle de Dieu » ; elle n’est mentionnée qu’une seule fois dans les marges du paragraphe 25 du chapitre XI. Au sens le plus courant de ce terme, Hobbes refuse d’ailleurs la religion naturelle, car on ne peut pas, par la seule raison, ni démontrer l’existence d’une cause première (mais seulement la supposer), ni l’existence d’un Dieu qui gouvernerait les hommes à travers les lois naturelles. En revanche, il est clair que la détermination corporelle de Dieu a des effets, même s’ils ne sont pas de l’ordre d’une déduction directe (en vertu de la différence entre la démarche philosophique et l’entreprise herméneutique), sur la façon dont Hobbes se croit autorisé à pouvoir lire l’histoire du salut religieux telle que cette histoire est consignée dans la Bible : parce qu’il sait que Dieu est un corps, le lecteur des Écritures saintes doit pouvoir comprendre que le Dieu biblique s’est manifesté dans l’histoire des hommes en opérant une répartition historique très stricte des époques du salut. Je me suis attaché à analyser dans deux autres livres – Hobbes et le désir des fous, Paris, PUPS, 2007 () et Hobbes et l’histoire du salut, Paris, PUPS, 2008 () – les conséquences « théio-pratiques » – pour reprendre à Rémi Brague l’une de ses formules marquantes – de cette caractérisation sur la structure de la pensée de Hobbes. Du point de vue de ses convictions personnelles, Hobbes a-t-il été un athée ? Personne, hormis Dieu, n’est en mesure de sonder les reins et les cœurs (Jr 11, 20 ou 17, 10, par ex.), et Hobbes lui-même fait sienne une séparation entre ce que l’on croit dans son for interne et ce qu’il est permis de dire et d’écrire dans le for externe (en fonction des décisions du pouvoir politique souverain). Est-ce d’ailleurs un point vraiment essentiel ? J’en doute un peu : l’essentiel est plutôt de lire et d’’interpréter ce que le philosophe a écrit. Maintenant, que la pensée de Hobbes soit « hétérodoxe », comment, et d’abord pourquoi, chercher à le masquer ? Et j’ajoute que ce que j’ai dit du « panthéisme » peut très certainement se dire aussi de l’« athéisme » : il est évident que les penseurs athées ont trouvé dans les écrits de Hobbes de quoi alimenter leurs théories. Une fois de plus, il convient de faire une distinction entre la logique des arguments et la logique de leur dynamisme historique.
Propos recueillis par Élodie Pinel