Philosophie pour adolescents
Michel Puech a lancé il y a dix ans une collection de livres appelée Goûters-philo, dont chaque tome aborde un couple de notions comme le bien et le mal, le courage et la peur, l’être et l’apparence (vingt-cinq titres ont paru). Ces livres s’adressent aux enfants, « qui passent par un « âge philosophique » où ils ont du mal à trouver des réponses à leurs questions, et qui] pourraient s’approprier ces livres conçus comme des boîtes à idées, c’est-à-dire des boîtes à outils » 1
Avec la fin de l’enfance et de ses questions spontanées, arrive l’adolescence, âge du doute : « Philosopher ? » Tel est le titre de cette nouvelle collection lancée par Michel Puech, qui semble demander à la fois : « pourquoi philosopher ? », « pourquoi ne pas philosopher ? » et « qu’est-ce que philosopher ? »
Chaque volume a pour titre un verbe. Les trois premiers viennent de paraître : Aimer, Expliquer, Jeter 2. En ouvrant ces livres, nous étions curieux de savoir s’ils ne seraient que des préambules à des lectures plus « sérieuses », ou s’ils seraient en eux-mêmes des livres de philosophie.
L’amour ne préoccupe pas que les adultes, mais bien en tout premier lieu les adolescents. C’est un sujet délicat, mais qu’on ne peut raisonnablement pas laisser de côté. Mais où parle-t-on d’amour à l’école ? Il y aura bien quelques cours d’éducation sexuelle, on donnera quelques consignes de santé publique. Mais parlera-t-on bien d’amour ? On parlera bien du « respect » en cours d’éducation civique, et ceux qui ont une instruction religieuse entendront bien parler de l’amour divin. Mais où auront-ils la possibilité d’avoir un éclairage sur une expérience que certains vivent très tôt, l’expérience profonde de l’amour pour une autre personne, qui peut tout emporter ?
C’est je crois, le sens de ce petit livre : permettre à des « jeunes qui ne sont plus des enfants » de pouvoir mieux penser ce qu’ils vivent. En bon philosophe, Michel Puech ne prodigue pas de conseils tout faits, ne donne pas la solution miracle pour connaître, vivre le grand amour, et y survivre… Mais en sage averti du monde contemporain, l’auteur veille à montrer la beauté, la profondeur, ainsi que la complexité du sentiment amoureux.
Le parcours de ce premier livre suit une certaine logique, agréablement dissimulée derrière la forme artistique de l’ouvrage. Il s’agit de suivre plus ou moins les étapes du sentiment amoureux, tout en s’arrêtant sur le sens de chacune. A quoi se reconnaît l’amour naissant ? N’est-ce qu’un coup de foudre involontaire ? Puech montre ici qu’on ne tombe amoureux que dans la mesure où on le recherche, plus ou moins consciemment. Il s’interroge alors sur le sens de cette recherche, que peut cacher la demande d’amour ? Il faut ainsi bien distinguer entre la volonté de séduire, pour se rassurer, et l’amour véritable qui suppose quelque chose de désintéressé, qui n’est pas sans suggérer une certaine expérience esthétique.
Tout en rappelant que les qualités d’une personne font partie de l’amour, il s’agit aussi de voir que l’acte d’aimer suppose plus : à savoir donner une valeur absolue à la personne. Mais n’est-ce pas aussi l’idéaliser ? Quand est-ce que l’idéalisation ne sert plus, mais au contraire dessert le sentiment amoureux ? Une idéalisation positive est ainsi à distinguer de la mythification, qui masque le réel. Puech aborde également avec simplicité la question de la sexualité, rappelant qu’elle est la plus aboutie lorsque précède en elle le sentiment amoureux. L’amour nous met aussi face à un mystère, on est comme transporté par quelque chose qui nous dépasse. Cette force est véritablement créatrice, multipliant nos propres forces et aiguisant notre sensibilité.
Parler d’amour, c’est aussi parler de la souffrance qu’il peut engendrer… Cette souffrance à laquelle peut conduire l’amour n’est pas envisagée ici de manière pessimiste, Puech souligne combien la vie serait en quelque sorte sans saveur si l’amour ne présentait pas des risques, s’il n’était que l’assurance perpétuelle du bonheur. La preuve étant que les histoires d’amour impossible sont souvent les plus intéressantes…
Enfin, il s’agit de montrer que chaque histoire a sa vie propre, son inventivité propre, et qu’elle est pour chacun une manière d’apprendre à être soi, avec l’autre.
Un livre facile à lire, tout en étant suffisamment profond pour qu’on puisse régulièrement y revenir, et y puiser non des solutions, mais une sagesse de ce que l’on vit, voilà quelque chose à recommander sans modération à la jeunesse. (T.C.)
Ce deuxième volume fonctionne sur le mode de la mise en abyme. En effet, il s’agit d’ « expliquer » ce qu’expliquer veut dire. Partant de l’étymologie latine et du verbe explicare (déplier), M. Puech file la métaphore du pli de manière pédagogique et parle ainsi à l’imagination de son jeune lecteur :
«Expliquer, c’est déplier. Ce qu’on ne comprend pas, il faut se l’imaginer comme tout replié, froissé, en boule : impossible de voir ce qu’il y a dedans. L’explication va déplier, ouvrir, chaque pli, lisser là où c’est froissé, et si l’explication se passe bien, on verra clairement de quoi il s’agit 3. » Mais alors pourquoi y a-t-il des cas où l’explication ne marche pas ? Le problème vient soit du côté de celui qui explique et qui ne se met pas au niveau de son interlocuteur ou ne s’adapte pas à lui, soit de celui à qui l’on explique et qui n’est pas dans les conditions adéquates pour recevoir ladite explication, le contexte scolaire, dans lequel le lecteur collégien peut se reconnaître facilement, étant, dans cette perspective, riche d’enseignement (si j’ose dire…) :
« La même explication sur le barycentre peut très bien marcher auprès de certains élèves à certains moments, et pas dans d’autres circonstances : par exemple si l’élève dort à moitié parce qu’on l’a obligé à se lever trop tôt, s’il vient d’être insulté et malmené dans la cour, s’il pense à sa famille dans laquelle tout va de plus en plus mal 4. »
On comprend ainsi que pour être assimilée, une explication dépend de conditions extrinsèques? d’ordre physiologique ou psycho-affectif, et pas seulement de sa clarté intrinsèque ou du talent pédagogique de celui qui l’énonce. Cette question nous en mène à une autre qui est la question de l’éducation : expliquer, c’est, en effet donner à quelqu’un les moyens intellectuels d’avoir une meilleure compréhension du monde, donc une meilleure prise sur le monde. L’explication est donc, à ce titre, un acte politique qui participe de la démocratie dans laquelle les citoyens seraient capables de décider car on leur a expliqué un certain nombre de choses nécessaires aux décisions qu’ils doivent prendre.
Enfin, M. Puech recentre la question de l’explication dans une perspective plus existentielle : est-il nécessaire de tout expliquer ? Vit-on mieux pour cela ? Si dans une optique politique, le citoyen est en droit d’attendre des explications consistantes dans un certain nombre de domaines pour prendre des décisions éclairées, du point de vue de la construction de soi et du sens de l’existence, il est très bien que tout ne puisse pas s’expliquer. M. Puech retrouve ainsi la ligne directrice de sa pensée, à savoir qu’un certain nombre de problèmes ne se résolvent pas par l’explication mais par l’action :
« Il faut donc aussi savoir se passer d’explications, être capable dans certaines circonstances, choisies avec soin, d’accepter et d’assumer la vie. En avançant dans la vie, on apprend à répéter ces circonstances où on a envie d’avancer sans explications, sans demander d’explications et sans donner d’explications. Ce sont des moments où on se sent exister plus fort 5. »
L’ouvrage est simple, clair et instructif. Il peut donner à penser même aux adultes et ouvre un nombre conséquent de perspectives sur ce qu’expliquer veut dire. On appréciera l’ancrage dans le concret, le quotidien et la mise en valeur d’enjeux pratiques, notamment politiques et existentiels. Sur le plan de la présentation, le texte imprimé est alterné avec du texte « manuscrit » allant parfois jusqu’au calligramme, ce qui donne un certain rythme à la lecture et évite la monotonie de la succession de pages imprimées identiques : une manière de soutenir l’attention de l’apprenti philosophe collégien. Les dessins de Quentin Duckit jouent le même rôle : à la fois illustrer et rythmer la lecture.
Je ferais néanmoins un petit reproche qui peut sans doute s’appliquer aux autres ouvrages de cette collection dont le format et le cahier des charges éditorial est identique: ne pas avoir intégré dans le texte des mots un peu complexes et recherchés pour élargir le vocabulaire des jeunes adolescents, quitte, bien sûr, à les définir et à les rassembler dans un petit glossaire à la fin. De même pour des noms propres : aucun n’est cité. Il s’agit sans doute d’un choix de l’auteur mais je dois dire que, dans une perspective pédagogique, je ne le comprends pas. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de parler de la distinction entre expliquer et comprendre chez Dilthey ou ce genre de choses mais de proposer aux jeunes lecteurs de cette collection des repères pour élargir leur vocabulaire et leur culture et accompagner ainsi leur réflexion. (H. de M.)
Rien n’est moins important à nos yeux que le papier gras que nous venons de jeter à la poubelle, ou par terre.
Nous ne voulons plus voir les ordures une fois celle-ci parties à la poubelle, pas plus que les camions qui emmènent les poubelles, ni les décharges où ces camions vont les déverser. Les éboueurs, les balayeurs, les femmes de ménage sont eux-mêmes des travailleurs invisibles : « on dirait que le fait de ne pas se faire remarquer fait partie de leur travail » 6 Le monde des ordures est en fait la face cachée de notre société.
On ne peut pas se débarrasser si facilement des déchets, mais on ne peut vivre sans en produire tous les jours. Faut-il améliorer nos technologies de stockage et de recyclage, pour pouvoir continuer à jeter sans souci ?
Et s’il fallait plutôt arrêter de jeter sans faire attention ? C’est la thèse de ce troisième livre, qui montre que, par nos négligences, nous exerçons une violence contre notre environnement et contre nous-mêmes : « c’est la violence invisible qui s’insinue partout, dans nos relations avec les objets comme avec les personnes » 7. Combien de fois par jour traitons-nous les gens comme des objets, et les objets comme des choses jetables ? Quand quelqu’un se débarrasse de moi violemment, comme le rappelle l’auteur, je dis bien que je me suis fait « jeter ». Il est vrai qu’entre humains, il est parfois bon de « casser » une relation. Comment jeter peut-il être autre chose qu’une façon de se débarrasser des choses, ou des gens, de façon irresponsable ? Questions qui concernent directement les enfants et adolescents, que l’on incite, de plus en plus jeunes, à consommer beaucoup (un portable dès l’entrée en CP ?) et donc à jeter beaucoup.
Nous avons besoin d’apprendre à « recycler », certes, mais surtout à poser des limites à nos désirs, à ne plus être avides et insatiables. Ce n’est donc pas le tout d’avoir les moyens techniques de réutiliser les déchets, il faut apprendre à prendre soin des choses, comme nous prenons soin de nos proches, de nos relations. Michel Puech cherche à désenchanter nos pratiques : jeter un objet n’est pas le faire disparaître par magie. C’est au contraire un acte qui engage à chaque fois notre responsabilité, donc notre capacité à décider et à assumer nos actes. Rompre avec quelqu’un ne le fait pas disparaître : la violence commise et subie demeure. Nous sommes donc directement responsables, avant même de jeter, et parfois encore après. [Michel Puech a développé ces questions plus longuement, dans deux livres portant sur les valeurs et les problèmes du monde contemporain : [Homo sapiens technologicus et Développement durable : un avenir à faire soi-même, éditions du Pommier, 2008 et 2010. Cliquer sur les titres pour lire les deux entretiens que Michel Puech nous a accordés.[/efn_note].
Michel Puech fait preuve dans ce volume de son grand talent de pédagogue : il part d’exemples concrets, met le doigt sur des travers graves, révélateurs de notre irresponsabilité au quotidien, et parvient à des questions éthiques simples et essentielles : comment ne pas transformer la planète en poubelle, et ne pas se comporter comme des « ordures » ? Comment vivre sans faire en permanence violence aux choses et à nos proches : tel est bien le fond du problème.
Les dessins de Pascal Lemaître proposent des variations autour de peaux de bananes qui ne veulent pas disparaître. Comme dans les autres volumes, les illustrations ne répètent pas le texte, mais l’accompagnent. Elles s’entrelacent avec le texte et soutiennent les idées, leur donnent vie, ce qui est une façon efficace de nous mettre sous le nez ce monde des déchets que nous refusons de voir. En espérant ainsi que les adolescents ne deviennent pas demain des gaspilleurs encore plus irresponsables que leurs parents. (N.R.)
Des livres d’éveil philosophique
Ces trois petits livres ne s’épuisent pas à la première lecture. Ils intéresseront tout lecteur, spécialiste ou non de philosophie : si le ton convient mieux à des adolescents, le fond du propos est universel. Michel Puech a choisi de ne pas citer d’auteur et de n’employer aucun vocabulaire particulièrement technique. A première vue, le propos pourrait donc paraître superficiel (où est donc la référence à l’amour dans le Banquet de Platon et à l’étant sous-la-main chez Heidegger ?) En réalité, l’importance des problèmes n’est jamais sacrifiée à la simplicité apparente du propos. Derrière une forme attrayante (illustrations, ton familier) se cachent des réflexions profondes, ce qui montre que tout, dans la composition de ces livres, est très réfléchi.
Michel Puech a le talent pour aller à l’essentiel. Il sait en dire plus en peu de pages que bien des auteurs dans d’épais volumes. Il sait aborder les questions pénibles, celles que nous ne voulons pas, ne pouvons pas, n’osons pas ordinairement aborder. Il nous met face à nos comportements inconsistants, inacceptables, sans pour autant faire la morale. Derrière la variété des thèmes traités, on retrouve la même insistance sur une nécessaire prise de conscience de nos actes et de nos relations aux choses proches -personnes ou objets. Cet effort de conscience est en soi une expérience d’éveil, de sagesse. Parce qu’ils nous mettent sur la voie de cette sagesse, ces livres s’adressent bien à l’adulte en nous.
Marcher. Vouloir.
Ont paru en mars 2011 deux nouveaux volumes :
Marcher. Pourquoi marcher ? Et pourquoi se poser la question ?… L’homme aime marcher, c’est un exercice sain, une bonne façon de dépenser son énergie et d’être en contact au quotidien avec une forme de simplicité. Chi va piano va sano.
Vouloir aborde tous les thèmes de la motivation, la décision, la domination d’autrui, l’irrésolution etc. Comment faire pour ne pas ressembler à la célèbre Acrasia ou à son frère Procrastinator ?
Vivre. La honte !
Deux nouveaux volumes en octobre 2011 :
Vivre : Le livre part d’une présentation du vivant, à partir de la théorie de l’évolution : la vie est naturelle, matérielle. La vie est conscience, émotion, présence à soi et au monde. Vivre, ce n’est pas seulement satisfaire ses besoins biologiques, c’est décider de ce qu’on veut faire et de ce qu’on veut être ; c’est choisir sa vie.
Sur un sujet si riche qu’il en est effrayant, une synthèse excellente, qui insiste sur l’importance des relations que nous nouons et dont notre vie est faite.
La honte ! : Tout le monde a ressenti la honte un jour. Les groupes d’enfants et d’adolescents sont particulièrement doués pour l’infliger à un camarade. La honte est souffrance, humiliation. Elle me rabaisse à mes yeux et aux yeux des autres : il est honteux d’afficher sa honte. Elle est aussi un signal d’alerte : si j’ai honte, c’est que j’ai fait quelque chose qui ne correspond pas à ce que je veux être. Elle a donc un envers constructif.