Depuis plusieurs semaines (et jusqu’au début du mois de janvier 2010) est programmée à l’affiche de la Comédie des Champs-Élysées une pièce de théâtre du jeune dramaturge Antoine Rault, consacrée à la troublante histoire d’amour antédiluvienne entre le philosophe Martin Heidegger et celle qui fut son élève, Hannah Arendt. Plus précisément cette pièce laborieuse, intitulée « Le démon d’Hannah », est centrée sur des retrouvailles romancées, au début des années 50, entre les deux penseurs… Arendt appelant son ancien amant à s’expliquer sur son engagement dans le système nazi, et également à se justifier sur l’amour qu’il a pu lui porter à elle, jeune-femme juive, dans ces conditions historiques regrettables. Évidemment – dans ce registre marécageux – on connaissait déjà la trilogie du farceur gaucho et surdoué Jean-Bernard Pouy « Spinoza encule Hegel »… mais on est pris au dépourvu par cette pièce de théâtre qui évoque – dans un ton allant de la gravité à la mièvrerie et du didactisme scolaire à la trivialité – l’une des histoires d’amour les plus singulières (nouant le destin de deux géants de la pensée mondiale), qui ne s’avère finalement aucunement plus originale que la première des relations « romantiques » venues entre un maître et son élève… Nous sommes pris au dépourvu, et intrigué par ce fantasme théâtral français pour un épisode annexe – et pour le moins trivial – de l’histoire de la philosophie allemande. Un fantasme qui met Martin Heidegger et Hannah Arendt, au mal-propre et au figuré, dans de bien beaux draps historiques… mais qui leur offre aussi une visibilité médiatique forte et insolite (auprès d’un très grand public, à travers des médias à forte audience), fut-ce sous les sunlights hideux d’un éclairage au néon d’hôtel terminus, et dans l’ambiance poisseuse de retrouvailles manquées.
Affiche de la pièce « Le démon d’Hannah ».
Le dossier de presse donne immédiatement le ton passionnel de l’œuvre : « Martin Heidegger est le plus grand philosophe allemand du XXème siècle. Hannah Arendt a 18 ans, elle est son élève et elle est juive. Ils vivent un amour fou. » Un auteur californien de sitcom ou brésilien de telenovelas n’aurait pas su faire plus suave. Transposons, pour voir : « Enrique Rodriguez est le plus grand propriétaire terrien au sud-est de Rio de Janeiro. Gisela Fernandez a 18 ans, elle est sa secrétaire, et vient du Pérou. Ils vivent un amour fou ». Tout de suite ça fait des images, ça plante un décor… Rault poursuit : « Mais il l’abandonne et devient national-socialiste à l’arrivée de Hitler au pouvoir. » Voyons ce que cela donne… « Mais il l’abandonne et devient marxiste à l’arrivée au pouvoir du président Lulla… » On connait la suite, enfin on peut l’imaginer… la petite Gisela s’exile en Californie et épouse un cardiologue d’origine japonaise, avant de sombrer d’ennui devant les programmes de télé-achat. Rault enchaîne : « Alors qu’elle a juré de ne jamais le revoir, 25 ans jour pour jour après leur première nuit d’amour, elle l’invite à la retrouver dans une petite chambre d’hôtel… » Tous les ingrédients d’une séquence des « Feux de l’amour » sont réunis : « Bridget a juré de ne plus revoir l’infâme Brandon, qui a vendu toutes ses actions de Jabot Cosmetics à la perfide Phyllis… mais 25 ans jour pour jour après leur première nuit d’amour furieusement érotique, elle l’invite à la retrouver dans la chambre sordide d’un Motel 6 (– lire Motel Six -) dans la banlieue de Seattle… »
L’auteur, qui nous avait déjà longuement assommés avec un portrait lourdeau et « peopolisant » d’Althusser, l’étrangleur de la rue d’Ulm, dans « Le Caïman » en 2005, tire de la relation entre Heidegger et Arendt une morale paresseuse qui plaira aux lectrices de Marie-Claire : « Je suis de plus en plus passionné par la façon dont l’histoire intime des êtres peut être déterminée par les circonstances, par le temps, par l’instant. ». Rault a peut-être une morale épaisse comme un sandwich de compagnie aérienne low-cost, mais au moins il a un look… Le Figaro dressait son portrait en ces termes, en avril 2009 : « Cheveux en bataille, sac à dos en bandoulière, barbe de trois jours, le pas alerte, Antoine Rault a l’allure d’un étudiant ». Modernitude : 226 points. Coolitude : 504 points. Jeunessitude : 338 points. Il ne manque plus qu’un Velib et un poncho éco-responsable acheté à un paysan « sans terre » du Chiappas. Le jeune-homme de 38 ans, diplômé de Science-Po a une jolie carrière de communicant : « De fait, pendant cinq ans, il fut le nègre de Jérôme Monod, l’ancien président de la Lyonnaise des eaux. Il passa cinq autres années à la Mairie de Paris pour les festivités de l’an 2000, œuvra quatre ans ensuite dans l’ombre de Christian Jacob, l’ancien ministre. » Car oui, aujourd’hui les auteurs de théâtre à succès sont des professionnels de la communication et de la publicité. D’ailleurs le Figaro ne s’y trompe pas et parle de sa prochaine « production » et non de sa prochaine « œuvre »… Par ailleurs, un communicant utilise évidemment des phrases chocs, des slogans, et installe une stratégie d’image… Évoquant sa nouvelle pièce « Le Démon d’Hannah », Rault rassure immédiatement son public… pas de panique, je vais faire un truc romantique, je vais broder, ne vous inquiétez surtout pas, je vais respecter le bon format : « Je ne cherche pas la vérité, je m’interroge sur ce qui a pu se passer entre eux lors de leurs retrouvailles, vingt-cinq ans après leur coup de foudre. » Comme si l’auteur de « Être et temps » était homme à avoir des coups de foudre… des coups de sang, à la rigueur. Avez-vous déjà tenté de séduire une femme dans un costume bavarois traditionnel ? Ce serait là confondre l’orage et la « Lichtung ».
Antoine Rault, dramaturge et poseur dans le vent.
Quant au metteur en scène du « Démon d’Hannah », M. Michel Fagadeau, « né à Bucarest » (la Roumanie : +600 points dans le monde du théâtre français), la simple lecture de cette déclaration d’intention tirée du dossier de presse suffira à se faire une idée du personnage engagé et conscient du monde dans lequel il déambule avec festivisme : « La soif de revanche du militarisme allemand, les nationalismes exacerbés, les progrès inouïs de la technique, le « national socialisme » (qui se voulait philosophiquement inspiré de Nietzsche (pauvre Nietzsche s’il avait su !…), la crainte du communisme, finirent par détruire toute illusion de renaissance d’une dignité humaine,
pour tomber dans le « Américain Way of life » (super technique coca cola, gins, production, achat, vente, télévision = Audimat). Nous voilà dans une civilisation « culturelle » régie (soumise) à l’AUDIMAT, face à un seul Dieu (Dieu est mort), l’argent. » Voilà un garçon qui met le paquet ! Et je jure que je n’ai absolument rien trafiqué dans cette citation. Rien. Elle est dans son jus, brute de décoffrage. Voilà la prose d’un homme qui a manifestement abusé d’une lecture intensive, et croisée, du Monde diplomatique et de l’Avant-Scène-Théâtre, le tout combiné à une consommation excessive de substances euphorisantes. Voilà la prose d’un habitué du théâtre subventionné, passé depuis le début des années 90 dans le « gros » théâtre commercial… celui qui sait parler à la ménagère se piquant de « romantisme cultivé », largement prescriptrice dans le domaine.
Évidemment, Eric Rault ne prétend pas faire un portrait fidèle de l’histoire d’amour entre Martin Heidegger et Hannah Arendt ; il utilise ces deux grandes figures intellectuelles pour dérouler sa narration moraliste de « moderne ». Au fond, l’auteur ne se pèle pas le jonc : il combine mollement une figure classique du théâtre mondial (celle de l’amour impossible, complexe ou « contrarié »), et des platitudes issues du ronron médiatique et de la bien pensance universelle, voulant notamment que les salauds soient du côté du masculin. Rien n’est oublié dans cette aventure binaire : le méchant est un homme, un « nazi », un séducteur; tandis que l’héroïne centrale – Hannah – est une « victime » universelle… juive durant la Seconde guerre mondiale, jeune amoureuse flouée, farouche opposante à la tyrannie. Et l’amour est, sans surprise, une affaire complexe, et pour tout dire un combat. Les protagonistes sont dans un constant rapport de force et leur amour est un pugilat avec le passé. Sauf que l’on ne se jette pas des assiettes à la figure, mais des concepts. Avec en toile de fond, cette interrogation trop facile sur le rapport des penseurs à l’action, à l’histoire et à l’engagement.
Marie-Claire dit à ses gentilles lectrices ce qu’il convient d’applaudir.
Il était prévisible que les médias accrochent sur cette histoire. Car tous les ingrédients sont présents pour organiser une promo efficace. Le propos général est facile à résumer. Les personnages sont connus de la plupart du public « cultivé ». Il y a matière à évoquer la « grande » Histoire à travers la « petite ». Enfin, il est naturellement possible (et même largement conseillé par la gendarmerie des cervelets) d’en tirer une morale tout terrain, sur laquelle on pourra se reposer en cas de coup dur… une morale qui s’évertue à diaboliser le « grand mâle réac », et porte au pinacle le féminin. Et cette féminité, fondamentalement victime (Qui c’est qui meurt en couche ? Qui c’est qui est battue à mort par les hommes ? Etc, etc.), n’est pourtant pas faiblesse dans cette morale en contreplaqué. La dialectique habituelle opère : la force et la domination absolue vient de la victime, ou de celle qui est désignée comme telle.
C’est la ravissante comédienne Elsa Zylberstein qui a été envoyée au charbon pour vanter les mérites de cette « production » dans les médias. On l’a vue abondamment dans les plateaux de télévision, et notamment dans le journal de TF1 (le 13 octobre 2009). Dont l’audience, est-il nécessaire de le rappeler, dépasse souvent 7 millions de téléspectateurs.
http://videos.tf1.fr/jt-20h/le-nouveau-visage-d-elsa-zylberstein-4847317.html
Le sujet de Sylviane Mondet est centré sur Elsa Zylberstein, qui fait donc sa rentrée au théâtre avec cette pièce de Rault. Le reportage ne nous épargne pas quelques répliques-slogans. Hannah tançant son nazi d’amant : « Tu dis que tu t’es intéressée à moi en tant qu’intellectuelle, mais c’est faux… pour toi je n’étais qu’une enfant ». Et ce salaud de Heidegger reprochant à son amie d’être une midinette… Elsa Zylberstein, la quarantaine, incarne parfaitement la Hannah Arendt, de la « production » de M. Rault, qui vit son passage à la maturité. Après un plan enivrant sur les jambes d’Elsa (Dieu qu’elle est belle !), et sur ses yeux, le reportage se finit sur les quelques cruelles banalités habituelles que l’on fait dire aux actrices dans les médias. Les rôles sont là pour révéler leur « part de secret ». Mais passons plutôt au bulletin météo d’Evelyne Delhiat et aux « Experts à Miami »…
http://www.wat.tv/video/elsa-zylberstein-joue-demon-1ttsi_1ezx5_.html
LCI, la chaîne d’information continue du groupe TFI, en remettait une couche peu après. La belle Elsa (elle est magnifique…) revenait avec regard de braise, son sourire de concours, et son poil brillant sur un plateau de télévision pour vanter les platitudes écrites par Rault. Cette longue séquence ne nous en apprend pas vraiment davantage, si ce n’est que de longs extraits de la « production » sont diffusés. On s’amusera d’ailleurs des mimiques adorables d’Elsa, se bouchant les oreilles en écoutant des extraits de la pièce… « Le théâtre filmé ça ne passe jamais »… elle n’a pas tort… mais surtout le Rault filmé… Elsa résume une autre dimension de la pièce… du côté du bien il y a ceux, tels que Hannah Arendt, ne dissocient pas la pensée de la « vie avec les autres êtres »… du côté du mal il y a cet enculé de Heidegger, qui n’est même pas beau et prend des poses inquiétantes de « dictateur » à la Chaplin. Ce salaud – ce « philosophe qui pense » – qui s’est bêtement « emballé pour le troisième Reich ». C’est horrible les emballements de ce genre. « Ce qui est beau dans la pièce ce sont deux philosophes qui s’affrontent… » dit Elsa, avant d’ajouter « Cela parle du mystère de l’amour ». Miaou…
Un papier de Caroline Andrieu, dans Aujourd’hui en France (édition nationale du Parisien), fait l’éloge de cette « production » : «Elle plonge dans l’histoire, la grande, celle des temps les plus confus, quand la nature sombre des hommes éclatait au grand jour. Elle en ressort légère, lumineuse, nourrie. Elsa Zylberstein joue actuellement dans « le Démon de Hannah » à la Comédie des Champs-Elysées, et elle n’aurait laissé passer l’occasion pour rien au monde. » … Elsa nous assène : « Arendt et Heidegger sont un peu comme Camille Claudel et Rodin. Ce sont deux philosophes qui s’affrontent, mais aussi un homme et une femme. »… Et la journaliste du groupe Amaury de conclure : « la comédienne – fait de H. A – une femme explosive, entière, joyeuse même. » D’un côté l’astre de jour, et de l’autre l’astre de nuit…
Article apologétique d’Aujourd’hui en France sur le « Démon d’Hannah »
Dans ce concert naïf et assourdissant de louanges, une voix dissonante s’est fait entendre… celle de l’insupportable Aude Lancelin, qui est aussi jolie qu’assommante de rappels à l’ordre esthétiques et moraux. Aude1, qui sait mieux que tout le monde ce qu’est le bien, et comment il convient de le propager lourdement a vu juste… dans un papier du Nouvel Observateur du 15 octobre elle a rendu compte avec honnêteté de la « production » de M. Rault… « Avec le Démon de Hannah (Comédie des Champs- Elysées), on reste pourtant très en deçà de l’enjeu. Le propos, banal, se borne le plus souvent à un rappel lourdement didactique des compromissions du philosophe, tandis qu’Elsa Zylberstein en «penseuse» peine à dépasser le registre de la midinette en pétard » On imagine évidemment qu’Aude est globalement très jalouse de la prestance, du charisme et de la beauté fatale d’Elsa… bien supérieure à la sienne… cependant elle n’a pas tort la Lancelin… la « midinette en pétard » est vraiment ce qui pourrit au quotidien la vie privée de l’homme du monde cultivé. Aude poursuit : « Le tout évoque un vaudeville où, au lieu de briser la vaisselle, les vieux amants s’enverraient à la face les millions de morts de la Shoah. » Tiens… Aude Lancelin est parfois drôle… Intéressant. Le Nouvel Observateur classe donc – en définitive – la « production » de M. Rault dans la catégorie « En baisse ».
Aude Lancelin, dans le Nouvel Observateur, taille un costard en règle à cette « production » en lâchant le mot « midinette » à propos d’Hannah Arendt.
Comme un curieux hasard un ouvrage consacré aux relations privées entre Hannah Arendt et Martin Heidegger est récemment paru dans la langue de Molière. Antonia Grunenberg a publié « Hannah Arendt et Martin Heidegger » (traduit de l’allemand par Cédric Cohen-Skalli) chez Payot. Début novembre le mensuel LIRE indiquait à propos de cet ouvrage : « Depuis toujours, la brève passion entre Hannah Arendt et Martin Heidegger passa pour une transgression insensée. Elle avait dix-huit ans, il en avait le double. Il était le maître, elle était son élève et, surtout dans cette sombre Allemagne, elle était juive et il était catholique. Elle devint sioniste, il devint nazi. En 1950, ils se revoient » Une introduction hautement romantique, avant de poursuivre : « Arendt assistait aux cours de Heidegger sur Le Sophiste et le Philèbe de Platon. C’était une très belle femme qui devait attirer le regard des hommes, jeunes et moins jeunes. Hans-Georg Gadamer l’appelle dans un texte autobiographique « la jeune fille toujours en robe verte qu’on ne pouvait pas manquer de remarquer ». Une femme charmante aux yeux noirs, au visage ovale bien dessiné, au large front et aux yeux étincelants… » Le mensuel en remettait une couche : « Il y avait en elle un mélange rare de beauté, d’intelligence, d’étrangeté, de timidité et de confiance en soi. »
Il est amusant de constater cette fascination ambiante pour la dimension intime et privée de la vie de nos héros de l’histoire de la philosophie. Cette engouement incluant le récent livre de Lancelin sus-mentionné sur l’amour. Plusieurs questions se posent : ces types d’historiettes romancées et vulgarisatrices permettent-elles vraiment d’amener le public vers les textes des auteurs concernés ? Ces informations biographiques nous permettent-elles de mieux comprendre les textes en question ? Rien n’est moins certain. Le risque de distorsion du propos philosophique des auteurs est même évident. Si ces questions se posaient déjà pour les travaux biographiques de qualité (entendons « publiés »), elles se posent de façon encore plus aiguë pour ce type de « productions » grand public et ultra-romancées… Qui peuvent être divertissantes, le cas échéant. Mais il ne faudrait pas oublier ce mot de Malraux, à qui un journaliste demandait des renseignements sur sa vie intime : « Mais ma vie privée n’est qu’un misérable petit tas de secrets sans intérêt »
Quoi qu’il en soit le théâtre de Rault, par la tiédeur de son propos et le formatage de son contour, peine évidemment à approcher – simplement approcher – des personnages aussi complexes, profonds et ambigus que Heidegger ou Arendt. On lui conseille, la prochaine fois, de nous narrer plutôt les épisodes édifiants de la relation amoureuse et médiatique qui boutonne BHL à sa blonde égérie… à moins (et c’est à craindre) qu’il ne s’attaque plutôt à Sartre et son Castor de compagnie !