Stanley Cavell : Le cinéma nous rend-il meilleurs ?

Le cinéma peut-il nous enseigner quelque chose ?

L’apport de Cavell dans le dialogue entre philosophie et cinéma

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Dès l’apparition du septième art, la réflexion philosophique a pris au sérieux la révolution que celui-ci pouvait offrir au point de vue philosophique, et non seulement technique ou artistique, mais aussi, dans le changement de notre manière même de penser. En effet, depuis la condamnation bergsonienne qui accuse le cinéma d’être un simple « mécanisme cinématographique de la pensée »[i], un débat s’est ouvert dans le but de comprendre la nouveauté et spécificité de ce phénomène. Or, les paroles de Bergson ont donné l’essor à une discussion qui s’est poursuivie tout au long du Vingtième siècle, signe de l’important changement que le cinéma apporte à l’expérience esthétique elle-même. Les différentes réponses à Bergson soulignent également la nécessité de limiter la sévérité du jugement de L’Évolution créatrice afin de comprendre, à partir de cette première conception, la nouvelle expérience esthétique inaugurée par le mouvement des images.

Dans les écrits de jeunesse de Jean-Paul Sartre, dans la pensée de Maurice Merleau-Ponty ainsi que dans les célèbres œuvres sur le cinéma de Gilles Deleuze (L’image-mouvement en 1983 et L’image-temps en 1985)[ii], les philosophes interrogent le cinéma toujours à partir de trois points de vue : l’espace, le temps et le mouvement que sa naissance inaugure. Dans ce panorama, Stanley Cavell – philosophe américain décédé en 2018 – plutôt qu’analyser la spécificité des instruments et des images cinématographiques, se concentre sur les histoires, les objets et les contenus que le septième art nous présente. Autrement dit, tandis que les personnages qui animent la vie parisienne – philosophes, mais aussi artistes et cinéastes – examinent les changements spatio-temporels dessinés par l’évènement filmique, Cavell, dans ses ouvrages consacrés à l’analyse du septième art, dirige son attention surtout ver son pouvoir éthique et ses histoires. Pour reprendre le titre de cet écrit, la question qui caractérise l’ensemble de son travail c’est de se demander si le cinéma détient cette possibilité de « nous rendre meilleurs », s’il peut nous apporter du « bonheur », s’il peut nous enseigner quelque chose sur notre vie et notre manière de nous rapporter aux autres et aux situations du monde.

Par conséquent, tandis que les philosophes français se sont principalement concentrés sur les techniques et l’expérience cinématographique, Cavell s’attarde plutôt sur les dialogues, les personnages, l’intrigue des films. Dans ce cadre, c’est la « relation particulière […] et les nouveaux originaux qui sont maintenant présents pour nous » (p. 45) qui intéresse Cavell dans ses sept essais sur le cinéma, publiés entre 1983 et 2005, mais aussi en d’autres, notamment dans La projection du monde (1971)[iii] et À la recherche du bonheur – Hollywood et la comédie du remariage (1984)[iv]. Ce que le cinéma nous montre, ses objets, véhiculent ainsi une force qui bouleverse les spectateurs, qui leur offre de la matière à réflexion. Grâce au pouvoir de la photogénie des images et à leur insertion dans un précis récit, le cinéma nous propose une compréhension différente des choses qui varie en fonction du flux des images. À ce propos, Cavell renvoie à la distinction entre deux moments du film La ruée vers l’or (1925) de Charlie Chaplin : « le dîner de Thanksgiving où une godasse rôtie et la danse onirique des petits pains sur les fourchettes » (p. 48). Dans le premier cas « on traite une chaussure comme de la nourriture », « dans l’autre de la nourriture comme une chaussure » (p. 48). La compréhension des « choses », des situations change en fonction des perspectives, des points de vue, des significations véhiculées par les films. Dans le flux mouvant des images, le cinéma montre aux spectateurs des choses chargées de désirs humains, de émotions et de transformations qui peuvent « projeter tout un monde contraire au monde que nous partageons jusqu’à présent avec autrui » (p. 54). Les contenus et les enseignements issus de ces situations mises en scène par le spécifique médium cinématographique définissent ainsi la puissance propre du cinéma, et ce que nous, en tant que spectateurs, pouvons en tirer et apprendre.

Dans cette perspective, cet art devient une forme de vie, qui touche et qui affecte notre existence en nous offrant des objets, des « faits » qui ouvrent une nouvelle relation entre l’homme et le monde. Le réalisme cinématographique ne se réduit plus à celui proposé par André Bazin dans son chef d’œuvre Qu’est-ce que le cinéma ? (1958-1962)[v], où le critique cinématographique souligne la capacité de l’image cinématographique de révéler la singularité des choses et de rendre les objets libres et éternels. Cependant, Cavell reconnaît l’importance du pouvoir photographique-réaliste des images cinématographiques et des choses à l’écran, mais son regard n’est pas tourné vers les objets en tant que tels, mais vers le monde et ses habitants. En définitive, la question fondamentale pour Cavell est : « Comment le cinéma peut-il contribuer à l’éducation et à l’intelligence d’une culture, ou disons à la compréhension qu’une culture a d’elle-même ? » (p. 10). Les voix, les personnages, les histoires qui constituent les films incarnent une projection réfléchie du monde et de ses enjeux sociaux et politiques, notamment en relation, dans la réflexion de Cavell, avec la démocratie et la culture américaine. En effet, la production cinématographique centrale dans l’œuvre de Cavell est la comédie hollywoodienne à partir du milieu des années 1930 jusqu’au début des années 1950, celle que l’auteur appellera « la comédie de remariage ».  Les exemples évoqués par Cavell incluent, en premier lieu, New York-Miami (Frank Capra, 1934), Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937), L’impossible M. Bébé (Howard Haks, 1928), La dame du vendredi (Howard Hawks, 1940), Indiscrétions (George Cukor, 1940), Un cœur pris au piège (Preston Sturges, 1941) et Madame porte culotte (George Cukor, 1949). Dans tous ces films Cavell identifie un genre qui n’avait jamais été pleinement pris en considération dans l’analyse philosophique du cinéma, ni dans l’histoire du cinéma elle-même. À ce propos, il souligne : « [t]out l’intérêt du titre de « remariage » est qu’il signale le regroupement d’une série de comédies qui ont de nombreuses différences avec la comédie classique » (p. 26). En effet, il s’agit ici d’une comédie où le récit commence ou culmine par un divorce souhaité par un couple, même si son but est toujours celui de « remettre ensemble cet homme et cette femme, ensemble à nouveau » (p. 26). Il ne s’agit plus du triomphe classique de l’amour ou d’un hypothétique amour courtois, mais, à travers ces situations bizarres, ce type de films remet en question l’institution même du mariage, ses dynamiques et ses rapports, qui ne résident plus dans un idéal préétabli, mais plutôt dans une disponibilité à la répétition, c’est-à-dire au remariage. Dans ce lieu les relations entre homme et femme, entre parents et enfants, interrogent des concepts tels quels l’identité, l’égalité, la limite, la transgression, l’éducation. Ces comédies reconsidèrent la validité du « Oui » prononcé devant l’aimé, en soulignant l’inscription de la vie conjugale, dans le domaine privé et public à la fois. La menace du divorce, de la séparation du partenaire, transforme ainsi l’institution maritale et sa validité, en présentant l’union du couple avec scepticisme et avec une attitude tragique. Mais pourquoi Cavell était-il si fasciné par ces intrigues dans l’expérience particulière du cinéma ? Une première réponse réside dans le fait que ces comédies interrogent directement les spectateurs qui peuvent se reconnaître dans les personnages et dans la réalité présentée à l’écran. Le film, indissociable de la spécificité de son propre médium, détient donc une valeur éthique et pédagogique : il nous révèle quelque chose de nous-mêmes, de notre vie quotidienne, de nos problèmes. « Ce que montrent les comédies du remariage, c’est que, dans le monde tel qu’il est, il y a une iniquité, ou une asymétrie, dans cette recherche, parce que les femmes demandent une éducation pour assumer leur égalité, et cette éducation doit être assurée avec l’aide des hommes » (p. 30). Cavell retrouve dans ces comédies une « profondeur intellectuelle », un « pouvoir esthétique » et une « vision morale » (p. 61-62), présents également en d’autres films hollywoodiens, comme les « mélodrames de la femme inconnue »[vi]. Ces mélodrames reflètent des raisonnements moraux, la quête du bien, la volonté de changement, la poursuite des aspirations individuelles, qui peuvent changer tout à coup en fonction des évènements de la vie, des transformations du monde et du moi. Comme l’enseigne Cavell :

Les couples des comédies du remariage […] arrivent à un point où ils doivent réaffirmer leurs mariages en les ramenant intacts à la participation au monde ordinaire, et attester leur foi ou leur perception qu’ils consentent à leur société comme un endroit où il est possible de poursuivre une vie morale faite de souci mutuel, et mériter des preuves de bonheur capables d’encourager d’autres à mener plus loin leur vie (p. 81).

 

Le bonheur devient donc essentiel à la participation au monde démocratique, et ces comédies hollywoodiennes, ainsi que la réflexion de Cavell, s’inscrivent pleinement dans cette problématique. « Pour moi, je l’ai dit, cela signifie que leur but est ce que j’appelle la légitimation du mariage, mettre en évidence qu’on peut toujours y trouver le bonheur, que c’est là ou nulle part ailleurs, et que l’Amérique est un lieu, sans doute fictionnel, où l’on peut trouver ce bonheur » (p. 106). Dans ces comédies nous retrouvons « la réalisation d’une nouvelle innocence et l’affirmation ou la réaffirmation, d’une identité » (p. 106). À travers l’aventure et les vicissitudes présentées par le film, nous nous y retrouvons, nous nous engageons dans ce chemin à la recherche du bonheur.

Cela dit, il faut ajouter que Cavell accorde une place centrale à l’œuvre de Alfred Hitchcock, en particulier à Nord par Nord-Ouest (La Mort aux trousses, 1959), auquel il consacre un essai dans Le cinéma nous rend-il meilleurs ?. En effet, les aventures de Cary Grant et d’Eva Marie Saint mettent à l’épreuve leur condition conjugale et leur liaison. Le thème de la séduction, les rapports entre les sexes et les stéréotypes transforment le célèbre suspense d’Hitchcock en un suspense sentimental aux yeux de Cavell. La différence réside dans le fait que, dans la comédie du remariage, il y a « une création d’une femme nouvelle », qui « prend forme de quelque chose comme la mort et la résurrection de la femme » et qui « va de pair avec une caméra qui insiste sur la réalité de la chaire et de l’actrice » (p. 108). Chez Hitchcock, en revanche, c’est une catastrophe qui a pour protagoniste l’homme, sa chute et sa renaissance. « De cette manière, Hitchcock explore la difficulté sur laquelle les comédies du remariage produisent le moins de certitude, à savoir ce qui dans l’homme le rend propre à l’éduquer et par là délivrer la femme, autrement dit à être choisi par la femme pour faire son éducation et réaliser ainsi leur bonheur tous deux » (p. 109). Cavell, encore une fois, voit dans le cinéma un art nécessaire pour nous faire comprendre quelque chose de notre vie, un outil précieux pour nous insérer dans l’espace social et démocratique. En interrogeant les fondements de notre vie sociale et en offrant une perspective nouvelle sur des situations ordinaires, le genre décrit par Cavell s’élève à un niveau sérieux qui nous aide à comprendre les gestes et la condition humaine.

Pour conclure, au lieu de se concentrer sur la nouveauté du cinéma en tant que phénomène esthétique, lié donc à notre perception du temps, de l’espace et du mouvement, Cavell met en lumière la validité de notre expérience quotidienne et de nos rapports entre êtres humains. Le cinéma n’est donc pas une mise en parenthèse de notre vie, mais plutôt une réhabilitation de celle-ci, même dans ses aspects que, normalement, nous considérons comme banals. Plutôt que de se focaliser sur les moyens du cinéma lui-même, Cavell utilise ses histoires et ses personnages comme point de départ de sa réflexion et comme possibilité de souligner leur impact sur notre vie. Les remarques que nous pouvons faire à l’auteur est d’abord de se demander s’il ne risque pas d’assujettir le cinéma à la lumière des concepts de la philosophie et de sa conception sur la société démocratique et, deuxièmement, s’il a véritablement réussi à mettre en évidence la spécificité de l’image en mouvement, comme Deleuze a tenté de le faire. Cavell adopte sans doute une approche avec des buts et un cadre précis – l’espace démocratique des États-Unis – et sa recherche ne semble pas orientée, par exemple, vers la révélation du mouvement produit par le montage, mais il la dirige plutôt vers les histoires et les relations entre les êtres humains. Cavell nous propose donc un parcours qui nous invite à repenser notre relation avec le cinéma, en particulier avec les comédies d’Hollywood souvent dévalorisées, et à reconsidérer le rôle du cinéma dans la société démocratique, plutôt que de se focaliser uniquement sur le pouvoir spécifique de l’image. Pour résumer, Cavell dans les sept articles de Le cinéma nous rend-il meilleurs ? nous propose un parcours inédit, qui nous aide à repenser des aspects du cinéma et à repenser un genre, la comédie du remariage, souvent sous-estimé et relégué au simple divertissement. À travers son analyse des comédies hollywoodiennes, Cavell met ainsi en valeur les aspects qui influencent notre existence en tant que participants à une société et à ses institutions, reconfigurant ainsi le rôle du septième art, qui manifeste des éléments qui vont au-delà de la facticité de notre vie elle-même de la manifestation, que l’écran parvient ainsi à nous montrer.

 

***

[i] Cfr. Henri Bergson, L’évolution créatrice (1907), Paris, Puf, 1941, chap. IV, p. 272-369.

[ii] Cfr. Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 ; Cinéma 2 : L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.

[iii] Stanley Cavell, The Wold viewed: reflection on the ontology of film, trad. fr. par C. Fournier, éd. scientifique H. Clémot, Paris, Vrin, 2019.

[iv] Stanley Cavell, Pursuits of Happiness – The Hollywood Comedy of Remarriage, trad. fr. par C. Fournier et S. Laugier, pref. par S. Laugier, Paris, Vrin, 2017.

[v] André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1958-1962.

[vi] Cfr. Lettre d’une inconnue, Max Ophüls, 1948 ; Hantise, George Cukor, 1944 ; Une femme cherche son destin, Irving Rapper, 1942 ; Stella Dallas, King Vidor, 1937.

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